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ОглавлениеEthan passa à côté d’elle en courant, comme s’il était pressé de quitter le cabinet. «Eh, Loreley!»
Occupée à feuilleter un fascicule, elle s’arrêta et le regarda par-dessus ses lunettes à la monture bleue. Il portait un trench sombre sur le bras et son incontournable chapeau à la main, signe qu’il se rendait au tribunal ou chez un client.
«Le patron te demande dans son bureau, lui dit-il d’un air compatissant.
–Il y a des problèmes en vue?
–Je ne sais pas très bien moi-même, mais il avait un sourire bizarre quand il m’a demandé de t’envoyer chez lui…
–Rien de bon pour moi alors; combien tu paries?
–Je ne joue que quand je suis sûr de gagner. Je dois filer maintenant. Bonne chance.» Sur ces mots, il lui fit un clin d’œil et quitta la pièce.
Loreley soupira. Kilmer allait lui tomber dessus sous peu, pensa-t-elle en se dirigeant vers le bureau à côté du sien.
Lorsqu’elle entra, elle le vit assis derrière son bureau, vêtu d’un costume gris foncé. Il lui fit un demi-sourire qui ressemblait plus à un rictus et lui tendit un dossier qu’elle prit sans quitter son visage des yeux.
Elle fut prise de rage en lisant les quelques notes imprimées sur les feuilles, mais elle poursuivit en essayant de rester impassible. Elle avait déjà entendu les nouvelles sur le meurtre qui avait eu lieu la veille, près de la résidence de ses parents, et elle avait été surprise et dégoûtée par sa brutalité. Elle connaissait la famille de la victime de vue, un couple d’entrepreneurs pensionnés qui n’avaient qu’une seule fille, et la seule idée de devoir défendre celui qui la leur avait arrachée suffisait à lui retourner l'estomac.
Le patron la fixait d’un air sévère, presque de défi.
«Pourquoi je dois m’en occuper moi?
–Ethan suit une autre affaire et Patrick est malade. En plus, le type qui nous a contactés pour nous confier cette mission te veut toi; ça se voit qu’il préfère les femmes. Il se laissa aller à un léger rire, mais redevint immédiatement sérieux. Je suis désolé…»
Mais non tu n’es pas désolé!
Kilmer s’appuya contre le haut dossier de son fauteuil de cuir noir, qui grinça sous son poids.
«Si tu as besoin d’aide, n’hésite pas à venir vers moi» poursuivit-il d’un ton affable, qui sonna directement faux à ses oreilles.
Il pouvait oublier! pensa Loreley. Elle referma le dossier et le tint bien serré dans ses mains.
«Passe me voir si tu finis avant la fermeture du cabinet, qu’on puisse en discuter.»
Mais pourquoi pas? Compte là-dessus! Elle ferait en sorte de différer, se dit-elle en acquiesçant.
«Dépêche-toi, ton nouveau client t'attend.»
Avec le même sourire forcé que celui qu’il lui avait réservé lorsqu’elle était entrée, Loreley quitta la pièce, les épaules droites et la démarche sûre, comme pour se maîtriser; mais elle avait une folle envie de botter son gros cul.
***
Défendre ce qu’elle considérait comme indéfendable n’avait jamais fait partie de ses plans, et n’était pas non plus un moyen de faire carrière. Par conséquent, l’affaire qui lui avait été confiée était tout bonnement indigeste. Elle aurait voulu refuser, mais elle avait déjà perdu des points en s’abstenant d’assister Leen Soraya Desmond et elle ne pouvait pas se dérober une fois encore. Kilmer serait en rage et sauterait sur le premier prétexte pour la virer du cabinet. Elle avait toujours ressenti chez lui une certaine intolérance à son égard, mais elle s’était exacerbée ces derniers temps.
Le patron exigeait d’elle un travail toujours plus important, plus que ce qu’il demandait à Ethan, et elle suspectait que c'était dû au fait qu’elle était une privilégiée de naissance, une fille qui n’avait rien dû faire d’autre que demander pour obtenir. Lui au contraire avait sué sang et eau pendant trente ans pour atteindre une certaine position et se doter d’un modeste compte en banque.
Et c’est ainsi que la veille, elle s’était vue contrainte d’accepter cette affaire ingrate, qui l’avait tenue éveillée jusque tard dans la nuit.
Quelle faille allait-elle pouvoir invoquer pour éviter à son client de finir ses jours en prison? Un homme de trente-et-un ans qui avait battu sa compagne à mort avant de la laisser agoniser sur le sol de la maison, pour s’en aller comme si de rien n’était. Combien de cas similaires devrait-elle encore voir dans les salles des tribunaux? Ce n’était pas à elle de juger, mais comment préparer une bonne défense, basée sur une confiance réciproque avec son client, si elle-même ne ressentait aucune empathie pour cet individu, aucune espèce de sympathie?
Elle se demandait parfois si elle n’avait pas commis une erreur en choisissant une carrière dans le droit pénal. Elle n’était peut-être pas faite pour cela, elle aurait dû s’occuper de droit civil; ou elle traversait juste une période de doute, de conflit avec son travail. Qui sait…
Elle se rendait compte cependant que, pour devenir une bonne avocate, elle devrait s’endurcir.
Dans la salle des interrogatoires, son client avait déclaré qu’il n’avait donné que quelques gifles à la jeune femme et qu’il ne l’avait pas tuée. Il l’avait vue se toucher les joues, en larmes, avant de sortir. Elle était en vie et en colère.
Un meurtrier qui se proclamait innocent n’était pas une nouveauté.
Le serveur posa le café qu’elle avait commandé sur la table, reportant l'attention de Loreley au point où elle était restée: l'article sur le crime était imprimé sur la page du journal. Les noms de l’accusé et de l’avocat de la défense étaient également mentionnés: le sien.
Quel sentiment pervers poussait un homme à massacrer la femme qu’il disait aimer à force de coups? Ou à prétendre la tenir liée à lui à tout prix, alors qu’elle veut juste être libre?
Elle avait entendu tellement d’histoires similaires à celle-ci, et d’autres étaient certainement encore passées sous silence, parce que les victimes subissaient souvent sans réagir: le plus généralement par peur mais dans certains cas, en raison d’une inclinaison à la soumission. Lui revint à l'esprit une amie de l'époque universitaire, qui n’avait eu la vie sauve que parce qu’elle avait dénoncé son compagnon à temps. Elle s’était ensuite adressée à un psychologue pour sortir de sa dépendance.
Jusqu’à quand une victime peut-elle être considérée comme une victime seulement et non comme une complice, étant donné qu’elle accepte la violence en silence? Par chance, les choses évoluaient, mais pas assez rapidement. Pas encore.
D’un geste frustré, elle tourna quelques pages et s’arrêta sur un entrefilet montrant la photo d’un type grand et brun qui sortait du théâtre aux côtés d’une belle femme aux cheveux roux.
Ses mains tremblèrent. Encore lui!
Depuis que cet homme avait failli mourir des mains de son ex-épouse, sa notoriété avait fait un bond en avant, le faisant connaître aussi de ceux qui ne l’avaient jamais vu.
Elle ne lut pas le bref article; elle referma le journal et le jeta sur la chaise vide à côté d’elle. Au diable!
Loreley ressentit un besoin pressant d’évacuer la tension et la seule chose qui arrivait à la distraire du travail était le patinage sur glace. Oui, bien sûr, pourquoi pas? Elle n’y était pas encore allée ce mois-ci.
Elle finit de boire son café, paya et appela un taxi pour courir à la maison et prendre le nécessaire. Elle demanda au taxi de l'attendre en bas et, en moins d’une heure, elle était au Chelsea Piers, sur l’Hudson River Park.
C’était à cet endroit qu’elle avait mis des patins pour la première fois. Elle se souvenait bien de ce jour-là parce qu’elle avait eu un avant-goût de ce que signifiaient chuter et devoir se relever malgré la peur.
Elle était immédiatement tombée amoureuse de ce sport et était devenue une excellente patineuse. Elle avait même gagné quelques concours locaux mais l’université l’avait obligée à espacer les entraînements et, suite à l’accident, elle avait dû en finir avec l'esprit de compétition. Recommencer à patiner n’avait pas été facile, parce que la peur de tomber durement à nouveau la bloquait et il avait fallu des mois avant qu’elle arrive à retourner sur la glace.
Mais elle avait gagné cette bataille.
Après avoir enfilé une combinaison ajustée, en tissu noir élastique et hydrofuge, Loreley commença à entrelacer et fixer les lacets de ses bottines autour des attaches. Elle n’avait pas encore terminé cette ennuyeuse mais nécessaire opération quand son téléphone professionnel sonna.
L’envie de ne pas répondre était telle que, avant de le sortir de son sac à dos, elle demeura plusieurs secondes à écouter la «Danse du sabreʺ de Khatchatourian. Elle aurait dû laisser sonner jusqu’à ce qu’il s’arrête mais la nouvelle affaire exigeait qu’elle soit joignable toute la journée.
Elle regarda l’écran: c’était un numéro inconnu.
«Salut, Loreley. Je te dérange? Tu travailles?
–Non, non… Elle tenta de comprendre à qui appartenait cette voix masculine: elle ne voulait pas risquer de passer pour une imbécile, mais elle n’arrivait à la relier à aucune de ses connaissances.
–Si tu as une petite heure de libre, je souhaiterais te parler. Ce n’était pas possible la dernière fois qu’on s’est vus.
–Je suis vraiment occupée et… Elle s’arrêta. Sonny?
Elle prononça ce nom en expirant tout l’air resté dans ses poumons.
–Excuse-moi, j’ai tenu pour acquis que tu m’avais reconnu.
–On ne s’est jamais parlés au téléphone, ta voix semble un peu différente.
Il y eut un bref silence embarrassé, puis il reprit:
–J'ai peut-être fait une erreur en t’appelant.
–Non! Mais tu m’as prise au dépourvu. Je suis à la patinoire à Chelsea Piers. Elle ne lui avait jamais donné son numéro. Non, mais il l’avait appelée sur le professionnel, que l’on pouvait trouver sur internet.
–Tu es avec quelqu’un?
–Non, seule, lui répondit-elle en s’en repentant immédiatement. Si elle voulait éviter cet homme, elle aurait dû lui dire tout autre chose.
–Je peux te rejoindre alors, si ça te va. Je ne suis pas très loin de Chelsea: je pourrais être là en vingt minutes.
Loreley fit une courte pause de réflexion. Ce serait arrivé tôt ou tard: mieux valait se débarrasser de ce poids au plus vite et en finir avec cette nuit, et elle pourrait reprendre sa vie de toujours.
–Tu devras louer des patins, parce que j'entre sur la piste.
S’il ne savait pas patiner, le voir souffrir un peu l’amuserait.
–J'avais déjà compris. J’arrive tout de suite.»
Les cheveux noués en une queue de cheval et la protection de plastique sur les lames, Loreley sortit du vestiaire et se dirigea vers la piste.
Elle sourit, satisfaite de voir qu’elle venait d’être polie, mais elle espérait qu’il y aurait moins de monde, moins d’enfants surtout, pour susciter son inquiétude. C’était justement pour éviter d’en heurter un qu’elle était tombée. Le trauma crânien et la blessure aux vertèbres cervicales consécutifs avaient diminué son sens de l’orientation et bien qu’elle fut guérie depuis longtemps, ses douleurs à la nuque se faisaient encore sentir.
Elle enleva les protège-lames et glissa légèrement sur le manteau immaculé durant quelques minutes, se laissant entraîner par la musique. Le froid qu’elle sentait sous ses pieds remontait et enveloppait son corps, mais c’était une étreinte agréable pour elle, parfois électrisante et parfois rafraîchissante.
Elle effectua quelques exercices d’échauffement et s’amusa avec des pas croisés et des figures simples. Ce ne fut que lorsqu’elle se sentit plus en confiance qu’elle s’essaya à quelques sauts: du saut droit à des piqués comme le flip et le lutz, jusqu’à tenter un double axel qu’elle ne réussit que de manière incertaine et renonça à retenter. Elle termina par quelques pirouettes debout et assises de difficulté moyenne. Elle n’alla pas plus loin pour ne pas risquer de se blesser.
Les notes de la musique se firent suaves, lentes, comme pour la cajoler. Elle prit son élan, plia le buste en avant, tendit une jambe en arrière, jusqu’à lever le pied un peu plus haut que la tête, écarta les bras à hauteur des épaules, faisant la figure de l'ange. Elle leva le visage et laissa son corps glisser le long de la piste, à la fois ferme et délicat.
L’air frais lui frôla la peau du visage, soulevant sa longue queue blonde. Elle ferma les paupières et ressentit une spirale d’émotions qui semblaient la diriger vers le vide, vers une paix infinie.
Elle prit soudain conscience des gens autour d’elle, qu’elle aurait pu heurter et ouvrit grand les yeux. Elle sentit une main effleurer la sienne, encore tendue pour fouetter l’air alentour. Elle se tourna, se redressa et posa le pied encore levé au sol.
«Oh… tu es arrivé!
–Je ne voulais pas t’interrompre, lui dit Sonny apparu à côté d’elle comme par magie. Il portait un lourd manteau, une écharpe et un chapeau de laine, et patinait en tentant de conserver la même vitesse qu’elle.
Loreley ralentit.
–Ne t’excuse pas. C’est moi qui ne devrais pas faire certaines choses sur une piste avec autant de gens. Elle allait en général patiner à des horaires auxquels elle savait qu’il y aurait peu de patineurs, mais cet après-midi-là, elle n’avait pas réussi à respecter cette précaution logique.
Un jeune garçon fila à toute vitesse à côté d’elle, presque à la toucher, et elle pivota vers Sonny qui lui posa une main sur l’épaule comme pour la protéger.
–Ne nous arrêtons pas ici ou ils vont nous renverser, lui dit-il en regardant autour de lui.
–Je préfèrerais qu’on ne s’arrête pas du tout…» En prononçant ces mots, Loreley accéléra jusqu’à laisser l'homme derrière elle et se porta vers le côté opposé de la patinoire, où les grandes baies vitrées offraient une belle vue rapprochée sur l'Hudson River et la jetée où se trouvait le centre sportif.
Sonny la regarda effectuer un slalom pour dépasser les patineurs qu’elle croisait sur son parcours. Il aurait très bien pu la rejoindre en quelques secondes mais préféra ne pas la suivre. Il était évident qu’elle cherchait à retarder le moment où ils devraient mettre les choses au clair entre eux, et il ne voulait pas lui mettre trop de pression.
Que dirait-il à Loreley? Qu’il était désolé d’avoir couché avec elle? Il n’y croyait pas lui-même. Bien qu’il ne se souvienne pas exactement de ce qu’il s’était passé, il savait qu’il ne s’abandonnerait jamais autant à ses bas instincts que cette nuit-là; peut-être parce qu’il n’était pas sobre, mais cela n’avait que peu d’importance. Ce qui le tracassait bien davantage était tout autre.
Parmi toutes les femmes présentes à la cérémonie, il avait fallu qu’il couche avec la sœur de Hans!
Il avait bu, mais pas au point de ne pas comprendre qui était la femme qu’il entraînait dans sa chambre. Pourquoi justement elle dans ce cas? Si Hans l’apprenait, il ne croirait pas à une coïncidence: non, il l’accuserait de l’avoir fait exprès.
Il haussa les épaules. On s’en fout!
Loreley était adulte. Elle était consentante, ivre mais consentante et participante aussi. Personne ne pourrait le condamner et il faisait fausse route en se créant des problèmes, d’autant plus qu’elle avait quitté la chambre d’hôtel en douce sans même attendre son réveil, sans lui dire un mot.
Il avait eu du mal à reconstituer l’évènement ce matin-là; il avait d’abord éprouvé du soulagement que la jeune femme se soit volatilisée, évitant ainsi de devoir donner et recevoir des explications, mais il s’était ensuite dit qu’il resterait toujours quelque chose en suspens, jusqu’à ce qu’ils discutent.
Il s’appuya au bord de la piste et attendit qu’elle s’approche pour dégainer un beau sourire.
«Tu patines depuis combien d’années? lui demanda-t-il.
–J'ai commencé le patinage artistique à cinq ans, mais j’ai abandonné durant ma première année à l’université. Je viens ici de temps en temps pour me changer les idées et bouger un peu. Ce n’est pas bon pour la santé de rester assis des heures dans un bureau ou un tribunal. Et puis, j’aime trop patiner. Et toi?
–Je jouais au hockey quand j'étais à peine plus qu’un petit garçon. Mais ça fait longtemps que j’ai arrêté pour me consacrer à la musique.
–On ne le croirait pas à te voir.
–Je pense que c’est comme le vélo: tu recommences après des années et on dirait que tu es monté dessus quelques jours avant. Ce serait mieux qu’on aille parler ailleurs maintenant: on peut prendre un verre ici, au bar.»