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LETTRE VI.

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Si tu veux absolument savoir ma pensée à l’égard du colonel Libz...., je répéterai surtout ce que j’en disais à une autre époque. Cependant je ne voudrais pas t ’éloigner de cette alliance; je sens que le mariage convient généralement aux femmes. Je pourrai suivre d’autres idées dans ce qui me concerne, mais ces motifs me sont particuliers. Les tiens, au contraire, doivent balancer ce que j’alléguerais contre des caractères presque aussi inquiétans à tout prendre, que séduisans sous plusieurs rapports.

Un esprit toujours actif, une conversation variée, une physionomie originale distinguent réellement M. Libz.... On peut aussi trouver ses manières quelquefois aimables; cependant elles me paraissent tenir moins du ton brusque et simple de la vie militaire, que d’une sorte de rudesse native que n’auront pu dissiper des années de service en France. Au reste ce n’est pas à toi qu’il faudrait rappeler qu’en se mariant une femme prudente s’arrête assez peu aux avantages extérieurs, et que pour cette redoutable union ce sont les qualités morales que nous devons considérer avant tout. Qu’un homme qui reste le maître, ou qui au besoin rappelle ses droits. se laisse séduire, et que, pour posséder un joli visage, il épouse un caractère inconnu, cette folie sans doute lui coûtera des regrets assez longs; mais rarement elle le détruira. La même erreur pourrait affliger toute la vie d’une femme. S’il est à désirer que rien ne l’éloigne de son mari, et n’affaiblisse en elle une partie des affections conjugales, ce qui importe essentiellement c’est que celui à qui elle donne sur elle de l’autorité, rende (A) légère cette chaîne indissoluble. Celui avec qui il faudra désirer de vivre et de mourir doit se plaire dans sa famille, et s’y montrer occupé du bonheur mutuel, non par un enjouement agréable le premier jour, mais par une conduite toujours respectable au dehors, juste et paisible au dedans.

L’étourderie, l’impertinence, l’incapacité même devinrent souvent des titres auprès de certaines femmes; mais ceux qui s’occupaient de leur plaire étaient les hommes les moins dangereux pour toute jeune personne disposée à n’aimer qu’après avoir estimé. Tu as plus de réflexions à faire à l’égard du colonel: on rencontre dans ses discours des traces d une raison supérieure, et on pourra trouver de l’héroïsme dans sa conduite. Cependant je ne vois pas en cela une forme constante qu’il ait adoptée par be-besoin ou par réflexion; mais comme c’est une des manières d’être qu’on peut prendre, il l’essaie volontiers, et comme elle produit de l’effet, il la choisit souvent. C’est l’homme dont il faut partager la destinée si on préfère le bruit au repos, et le mouvement à la satisfaction.

Je ne serais pas surprise de le voir, dans un caprice jaloux, frapper de son épée, avec précaution, un ami ou lui-mème selon le caractère présumé des témoins, et en observant qu’une ame commune prendrait justement le parti opposé. Quelquefois il paraîtra douter de lui-même, il recevra humblement un conseil qu’on lui donnera malgré soi; mais en sortant, s’il rencontre un tiers, il lui dira: Je quitte M; je l’aidais dans ses perplexités, mes avis sont à ses yeux des traits de lumière.

Ce n’est pas que je lui reproche de la fausseté. A l’exception du mépris qu’il a conçu pour l’espèce humaine, d’après les observations de mœurs qu’il a faites en traversant, au galop de son joli cheval, un assez grand nombre de villes, à cela près, ses affections se succèdent rapidement: si on pouvait dire qu’il eût un caractère, ce serait celui qui consisterait à en revêtir plusieurs selon les velléités de l’imagination.

Et n’espérons pas que cet ingénieux délire se calme bientôt. Nous savons, par exemple, que la cupidité de l’avare doit toujours s’accroître, parce que l’avare, au lieu d’être dominé par un seul goût, subit un joug indirect, et veut ce qui sera propre à satisfaire également toutes ses fantaisies. Ainsi M. Libz.... affectant de réunir en lui les divers sentimens et les diverses opinions, se montrera, dans quelque endroit qu’il vive, l’homme de tous les pays, et à tout âge l’homme de tous les âges. Quelque femme qu’il prenne, il aura successivementpour elle les procédés qui pourraient convenir à l’égard de plusieurs femmes dont les mérites seraient très-différens. Il affirmera que la sienne est éminemment vertueuse; mais les doutes surviendront, et même en se reprochant une indigne défiance, quelquefois il s’exprimera comme on le fait avec des gens dont les faiblesses nous déshonorent. Je sais que les excusesou même les sermens d un cœur pénétré ne seront pas plus rares qu’avant le mariage. La naïveté de ses emportemens, ainsi que la raison même qu’il mêlera dans tous ses discours, rendront ses écarts moins odieux qu’importuns; mais je doute que la patience dont tu te piques quelquefois, et ta bonne humeur, qu’on croirait inépuisable, se soutiennent durant des jours si agités.

Isabelle

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