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LETTRE II.

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J’aurais dû ne jamais connaître cette lettre que tu m’as fait parvenir; mais tu n’as pu en j uger ainsi, à cause de plusieurs choses que te laissait ignorer notre séparation. Encore incertaine de ma tranquillité, j’adoptais une manière d’être qui pût influer sur l’imagination même, et m’offrir un but nouveau. Pour me forcer à rentrer dans la paix, je m’accoutumais au silence des champs, qui ne la procure pas toujours, mais qui en fait mieux sentir la nécessité.

C’est apparemment parce que la lettre de Jules était dans la tienne, que je l’ai lue sans songer à l’avenir. Il ne m’était pas venu dans l’esprit qu’un jour il se servirait de cette voie. A la vérité il ne lui en restait aucune autre; et d’ailleurs la nature d’un lien formellement autorisé dans des temps heureux, lui a fait espérer de ta part quelque indulgence au milieu de nos afflictions.

Je conçois que tu n’aies pas été plus sévère. Il m’aurait crue instruite de toutes ses peines; et, tandis que je me serais flattée de l’oublier, il aurait compté parmi ses espérances le projet de notre réunion.

Ce papier si frêle qui a traversé les déserts et l’Océan, ces lignes que, l’espoir dictait, et qui décèlent tant d’alarmes, ce gage d’anciens souvenirs, est-ce là simplement une lettre d’un homme à une femme, et Jules n’est-il pas l’ami qu’on m’avait destiné? Mais, Clémence, il se trouve que j’avais renoncé à lui. Je croyais lui être inutile, je me suis promis de n’aimer jamais. Si j’avais su ce que j’apprends, peut-être n’aurais-je pas adopté cette résolution; mais elle est devenue mon asile, et le jour de la délibération est passé. Bien qu’il n’ait été question que de moi-même lorsque je prononçai le mot solennel, je l’ai cru irrévocable: je n’ai pas pensé que mes motifs fussent au nombre de ceux qu’un incident doit changer, et qu’on se rappelle ou qu’on méconnaît selon les circonstances.

Dans l’isolement où me laissait la mort de mon père, je me persuadai du moins que je resterais inaccessible à tous les sentimens inconsidérés qui s’introduisent dans des cœurs moins malheureux. Les maux irréparables doivent donner quelque raison, me disais-je, et si nos jours sont affligés, il ne faut pas pour cela les rendre stériles. Des études sérieuses et l’élévation de l’ame peuvent être un refuge. Les chagrins auront quelques suites salutaires, si nous savons chercher ces dédommagemens.

Ainsi éloignée du monde, et comprenant à peine qu’on puisse y être ramené par le goût des plaisirs, je me félicite de n avoir plus de vives espérances. Ce serait trop de misère d’éprouver à la fois, et du découragement, et le regret des illusions. Beaucoup d’hommes occupés seulement de vivre en hommes, je veux dire de penser ou d’agir convenablement, ont cru cette manière de remplir les heures aussi permise que la remuante oisiveté d’une partie des gens qui sont en place. Délivré du double joug des passions et de l’habitude, on ne s’attache qu’à la vérité impérissable. Sans pouvoir visible, les disciples des sages n’ont fait directement que peu de bien; cependant leurs leçons ou leur exemple ont resserré les bornes du crime et de l’erreur. Pourquoi cette sorte d’indépendance serait-elle refusée à toutes les femmes?

Mais moi, compterai-je sur la durée d’un espoir qui même aujourd’hui me captive faiblement? Verrai-je le fruit de quelques années fortes et silencieuses? Nous croyons que notre courage va surmonter les obstacles ; mais souvent c’est le sort qui nous permet ou qui nous interdit ces efforts mêmes. Parce qu’un billet venant d’un autre hémisphère a passé de main en main jusque dans ces vallées, ma vie entière serait-elle asservie?

Je te prie de m’envoyer Antoine: mon père se reposait de tout sur sa fidélité.

Isabelle

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