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LETTRE VII.

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Je ne me promettais plus de te voir cette année; mais puisque tu songes encore à venir me surprendre, hâte-toi de tromper ma vigilance. Quelque agréablesque soient les derniers beaux jours, il faut penser à la neige dont nous menacent ces nuages uniformes qui voilent assez légèrement le ciel le plus doux. Les saisons diverses n’ont tous leurs avantages que pour des esprits assez prévoyans, et dans une demeure fixe; si nous vivions ensemble, nous connaîtrions cet art très-simple en un sens et néanmoins très-rare.

Sous d’autres rapports, il ne manque rien à mon pavillon modeste, et dans plusieurs maisons opulentes je resterais privée de certaines choses que je réunis ici à peu de frais. J’y suis même trop commodément. Ce genre de recherche a ses inconvéniens: je ne saurais me trouver aussi bien ailleurs. Tu ajouteras avec raison que je m’expose à dépendre de mes habitudes; mais enfin, de tous les besoins, celui qu’on doit le moins craindre de se donner, c’est le besoin d’être chez soi. Est-il quelqu’un qui sache ne pas se préparer des peines? On aurait moins recours, je l’avoue, à la patience qui les supporte, si on avait eu la sagesse qui les prévient; mais comment prévenir toujours ce qui est seulement possible?

C’est dans des occasions essentielles que je n’ai pas conservé de prudence, et j’en suis punie. Peut-être avons-nous tous une force morale suffisante : les unsl’emploient hardiment et avec fruit, les autres mal à propos ou vainement. Celui qui sait vaincre se repose ensuite; mais si on na pas abattu son ennemi dès la première rencontre, il faudra sans cesse lui résister avec peu d’espoir de le repousser jamais.

Même jour.

Je n’ai pu me dispenser d’aller, avec le fermier et sa famille, à la fête de Seyssod. Au reste les fêtes de village ne ressemblent pas ici à celles des environs de Lyon, ou même de Vienne. C’est tout-à-fait la campagne, et c’est quelque chose de plus qu’une campagne ordinaire: les montagnards étaient aussi nombreux à Seyssod que les gens de la vallée.

On a conduit au Pert de Venos (B) ceux d’entre nous qui ne t’avaient pas encore vu. Tandis que les doyens du pays se félicitaient d’avoir à montrer une merveille peu célèbre à la vérité, mais enclavée dans leur territoire, j’ai été jusqu’à la source du ruisseau, comme nous avions fait Jules et moi, il y a long-temps, en courant au loin dans la liberté que nous laissait notre âge.

Le lendemain de ce moment de familiarité, il m’écrivit pour la première fois. L’âge raisonnable nous aurait fait oublier ensuite nos liens un peu romanesques; mais le projet de mon père changea en une perspective réelle les illusions produites dabord parla lecture du séjour de Leguat dans l’ile Rodrigue. Un charme puissant nous ramène sur la trace des anciennes émotions, et aussitôt qu’on se rapproche de la paix, sous quelques rapports, on retrouve ces sentimens rendus plus chers par le trouble même qui les avait interrompus. Comme s’ils étaient la cause ordinaire d’un bonheur qui pourtant ne se renouvellera pas, nous aimons à les confondre avec la vie même: il faudrait donner à sa pensée une direction inconnue pour la détourner de ces premiers désirs, et si on parvenait à en détacher son cœur, on perdrait jnsqu’à l’espérance.

En parcourant ces lieux que tu aimais aussi, j’en retrouve les beautés, mais non pas le prestige; il nous abandonne quand nous avons été frappés trop vivement par l’infortune. Je resterai malheureuse. Ce que j’éprouve n’est pas un pressentiment, ce serait plutôt une sorte de prévision. Je ne reçois pas de ces avertissemens subits qui éveillent notre attention; mais je vois d’avance, dans mon incertitude même, je connais en quelque sorte les peines qui me sont réservées. Que je les prévisse comme possibles, rien ne serait plus simple dans ma situation; mais j’en suis instruite, ce me semble, dune manière beaucoup plus positive. Tu vas traiter de chimérique cette science occulte, cette vue de l’avenir: quand j’aurai péri, tu seras détrompée. Au reste je sens que je vais trop loin, et c’est bien mon intention de conserver du moins des doutes; cependant je n’oserais nier, dans de certaines occurrences, la prévision humaine. Je désirerais que des observateurs incapables de tout charlatanisme s’occupassent des découvertes qu’on pourrait faire en ce genre. L’antiquité presque entière a cru voir des hommes inspirés, et l’événement paraît avoir justifié, chez divers peuples, un grand nombre de prédictions. Retranchons de ces listes de prodiges ce qu’il convient d’attribuer à la crédulité, ainsi qu’à la fourberie: peut-être restera-t-il de quoi étonner. Pourquoi ne supposerais-je pas dans l’activité de notre ame des heures d’une énergie plus libre, d’une sorte d’intuition assez puissante pour nous soustraire à l’habitude de la vie ténébreuse? Si les phénomènes du monde ne sont que des développemens d’une loi fixe, il n’est pas impossible de les connaître d’avance, et la lumière réelle, qui en général restera inaccessible; sera quelquefois entrevue dans l’éloignement.

Isabelle

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