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LETTRE PREMIÈRE.

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Me voilà loin de toi; je l’ai voulu. Seule, isolée, je suis privée des habitudes les plus douces, et je n’ai pas obtenu cette résignation à laquelle devraient conduire des maux que le temps n’adoucira pas.

Nous nous écrirons souvent; ce sera mon premier plaisir, le seul peut-être, et c’est d’avance ma consolation. Je me figure que de cette manière l’éloignement, au lieu de nuire à notre union, la rendra plus certaine en quelque sorte, et plus intime.

Il me restera quelques ressources bornées, mais assez grandes pour mes besoins. L’indépendance que ce faible revenu peut procurer me paraît un avantage inestimable. La solitude, et surtout une solitude de notre choix, est un soulagement dans nos regrets; on dirait même que, malgré l’absence, elle nous rapproche de ceux que nous aimons, en nous éloignant d’une société qui cherche toujours des distractions parce que rien ne l’attache. Si je ne sais plus ce qui me satisferait entièrement, je songerai du moins à éviter ce qui ne saurait me convenir; je regarderai cette circonspection, ce soin de ma sûreté, comme un hommage à la mémoire d’un père dont la tendresse occasiona ce projet fatal embrassé avec tant de constance, ce voyage peu conforme du reste à ses penchans.

Lorsqu’il s’embarqua, je fus saisie d’un effroi invincible. Depuis plusieurs semaines divers bâtimens avaient mis à la voile, aucun d’eux n’avait été rencontré par l’ennemi. Quand celui dont mes yeux ne se détachaient pas fut attaqué, presque au sortir du port, je n’en fus point surprise; je voyais s’expliquer les craintes extraordinaires que j’avais éprouvées. On m’apprit ensuite que la première bordée avait renversé mon père, qui avait voulu rèster sur le pont avec son jeune ami. Je le savais, répondis-je seulement. Je n’aurais pu dire autre chose; sans doute j’avais ignoré sous quelle forme le malheur allait se présenter, mais j’en avais senti les approches. On devrait s’attacher aux pas de ceux qu’on aime, et les suivre en quelque lieu que ce fût, puisqu’il est si difficile de vivre sans eux.

Même jour.

Je ne pense pas que l’intimité même soit toujours altérée par une sorte de déférence. Lentière égalité est bonne sans doute, mais elle ne semble pas indispensable. La plupart d’entre nous, à leur entrée dans le monde, voient s’ouvrir pour eux des carrières diverses. Si chacun suit la sienne, l’opposition des intérêts se fera sentir dans cette indépendance, et l’amitié s ’affaiblira; si, au contraire, je donne à l’un des deux amis quelque supériorité, il entraînera l’autre, et ils seront d’accord. Le premier ne sera pas seul dans ses entreprises; lorsqu’il éprouvera des peines, il aura un consolateur. Celui-ci, plus heureux peut-être et plus libre, n’aura d’autre office que de préparer, ou de multiplier pour la satisfaction mutuelle les douceurs de la vie domestique. Un semblable contraste, au milieu même d’une intimité sans bornes, est précisément ce qui rend séduisante l’idée du mariage, quand on en juge, comme tu le fais quelquefois, par ce qui devrait toujours être. Associée à l’homme, mais lui laissant l’autorité dans les circonstances où on ne peut la partager, la femme conserve en effet le meilleur lot de la vie conjugale. La tête plus tranquille et le cœur plus animé, elle se soustrait aux sollicitudes qu’un fort caractère ne redoute pas toujours, mais que la vanité seule peut envier; son heureuse destination est d’embellir ce qui déjà paraissait aimable, ou de dissiper tout ce qui serait pénible.

Pour moi, je ne dois rien espérer, si ce n est de me soutenir contre le sort, ou du moins de ne rien faire qui le justifie quand il m’accablera. Si tu étais aussi libre que j ai le malheur de l’être, je te dirais: Unissons-nous; je n’ai plus de destinée, je suivrai la tienne. Mais qu’y a-t-il qui ne me soit interdit? J’ai délibéré par devoir en quelque sorte, et non pas avec confiance. J’attends peu de chose des sages résolutions que pourtant je cherche à prendre. Le terme où il faut que j’arrive est peut-être reculé, Je l’ignore; seulement je doute qu’il soit heureux. Mes craintes peuvent paraître chimériques; mais, ce qu’il serait ridicule d’affirmer, je ne puis m’empêcher de le sentir.

Je n’avais d’ailleurs d’autre parti à suivre que celui qui m’éloigne de toi: le séjour de la ville ne me convient plus. Quelques heures passées dans la maison paternelle viennent de me prouver qu’il me serait impossible d’y vivre désormais. Ne sachant où rester seule, j’entrai dans le jardin; mais les lis dont mon père avait toujours pris soin lui-même fleurissaient comme dans ces étés que je ne verrai plus, et les iris de la première butte de gazon me semblaient placés sur un tombeau.

Je t’assure que je suis bien ici. Ma nièce, disait madame de F....., aimera mes fermiers, ce sont d’honnêtes gens. Je les aime en effet, et je trouve même l’éloge un peu restreint; ces conditions obscures ont leurs vertus, et quelquefois leur esprit. Cottins est un excellent homme, dont on a toujours remarqué la bonne conduite. Sa femme, non moins estimable, me parle souvent et de ma mère, que je perdis étant si jeune, et de sa propre fille, qui fut ma nourrice, mais qui bientôt mourut en couches. Je me félicite d’avoir préféré la ferme au château; je suis à plus dune lieue de madame de F, mais enfin je demeure également chez elle. J’ai rendu très-commode mon logement modeste. Je me nourris à ma manière je ne vois pas un importun, et les jours ont pour moi leur durée naturelle. On retrouve dans ces habitations éparses des émotions plus simples, ou des indices dune loi plus heureuse. C’est un charme dont il faudra jouir; c’est l’absence des folles misères et le tranquille oubli du monde.

Le site n’est pas riant, mais j’en aime la beauté un peu sauvage. On m’a cédé une portion de jardin, où je verse deux ou trois fois par semaine cent arrosoirs: c’est malheureusement tout ce que je sais y faire. J’ai mes livres et mes pinceaux. Une jeune parente de la bonne mère Cottins vient souvent passer quelques heures auprès de moi; je l’accoutume au travail d’aiguille parce qu’on doit la marier à la ville. Elle n’a pas encore treize ans, et elle semble regretter de ne pas rester villageoise; mais je n’ose applaudir à ce bon sens, de peur de faire remettre en question ce mariage qu’on trouve avantageux, et qu’on veut réaliser dès que l’âge de Pauline le permettra.

Tu t’habitueras à la longueur de mes lettres. Écrivons toutes deux à notre manière; c’est entre nous la vraie convenance.

Aujourd’hui même il y a un an que l’on a reçu les dernières nouvelles de Jules. Clémence, voici vingt-deux mois écoulés depuis que nous avons perdu, moi mon père, et lui sa liberté.

Isabelle

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