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LETTRE IV.

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Je suis contente de la nièce de Cottins; je continue à lui donner quelques instructions, et je veux surtout la rendre plus capable d’en recevoir. Le mariage que sa famille désirait devient incertain; mais puisque Pauline a commencé à perdre les habitudes des campagnards, il faut lui ouvrir une autre carrière, tout en lui prétentions modérées. Elle est bonne et– laissant des goûts simples, ainsi que des intelligente; pourquoi ne ferais-je pas un jour à son égard tout ce que demande sa nouvelle situation?

Il faut l’avouer, cette lettre d’Amérique a été reçue avec quelque plaisir. Mais aujourd’hui, ensongeant aux circonstances qui devaient l’empêcher de me parvenir ici, je la considérerais volontiers comme un don fatal. Par un mouvement tout-à-fait involontaire, il m’est arrivé de la relire en y cherchant de funestes indices qui devaient m’avoir échappé jusqu’alors. Sans doute je me dis que cette lettre ne changera point ma manière de vivre, mais je ne me le persuade pas: je retombe dans l’incertitude, et j’ignore si je n’entreprends pas ce qui me conviendra le moins. Je n’obtiendrai désormais ni la satisfaction que procure un bon emploi des heures, ni cette paix triste, et pourtant désirable, qu’on pourrait se promettre en consentant à ses peines, et en s’abandonnant à la fortune sans former aucun dessein.

Presque incapable d’un travail plus sérieux, j’ai ordinairement recours à la peinture; c’est un bonheur pour moi de trouver une occupation qui n’exige pas une tête plus sage. Lorsque je ne sors pas, je m’y livre avec une sorte d’opiniâtreté. Je fais aussi beaucoup d’études, ou plutôt je parais en faire tous les jours. Il n’est aucun bois dans lequel je ne m’enfonce, ayant sous le bras un portefeuille d’artiste. Cette précaution suffit pour que, dans ces lieux écartés, je me permette d’errer seule, à travers la campagne, c’est-à-dire derrière les rochers, le long des ruisseaux, dans les vallons incultes.

C’est ici, tu dois t’en souvenir, la dernière métairie qu’on aperçoive en allant aux montagnes. Bien que les formes du sol aient déjà quelque chose d’assez âpre, et que les eaux coulent en torrens, il suffirait de franchir celui que nous appelons la rivière, pour entrer dans une plaine fertile: c’est une position qui me plaît beaucoup. Si des vents impétueux et des orages subits rappellent ici la température des hautes vallées, la neige, plus abondante qu’à Grenoble, n’y reste pas plus long-temps: lorsque le soleil parait deux jours de suite, on se croirait sur les rives du Rhône. Le raisin mûrit avec peine, à cause de la fraîcheur des nuits, cependant on n’a pas craint de laisser des lauriers en plein air jusqu’à la fin de décembre.

Cette solitude serait heureuse; mais l’ame une fois émue n’aura point de repos qui ne soit mêlé d’amertume. Sans doute tu n’as pas oublié notre fontaine entourée de jasmins, à la manière de la Provence. L’onde était paisible, mais des travaux imprudens l’ont troublée. Il s’y est formé une vase que soulèvera le moindre frémissement: la clarté même, la pureté du ciel, n’embelliraient pas une eau qui na plus de limpidité.

Je voudrais changer ce qui fait mon partage. Ne pourrai-je prendre dans ce bel univers une plus noble attitude? Seuvent mes souvenirs me poursuivent: je me retrouve au jour du malheur. Le vaisseau, ainsi que la fumée de la poudre, m’apparaissent tout à coup. Deux ombres s’élèvent; l’une est frappée, l’autre s’éloigne, et je m’enfonce dans les bois afin d’éviter la lumière des beaux jours.

Quand un ciel nébuleux obscurcit les vallons et jusqu’à l’ombrage des noirs sapins, je respire librement; mais se présente-t-il une idée qui ne se rattache pas à mes regrets, elle me paraît frivole. Cependant de quoi me plaindrais-je? Je ne souffre pas. Si la joie m’est interdite, ne saurais-je me conformer à mon sort ainsi que tant d’êtres animés dont la terre est couverte? Je ne me sens d’aptitude pour rien, et je ne jouis de rien, mais je ne vois pas que je doive me trouver malheureuse. Suis-je expatriée? Suis-je prisonnière dans un climat rigoureux? Nous demandons trop; nous manquons de raison, nous voulons du bonheur. Que de gens on rencontrerait qui ne se sentent chargés d’aucun reproche, qui ont conservé de la santé, qui pourraient sans trop de présomption entreprendre des choses louables, et à qui ces biens ne suffisent pas pour le contentement d’une seule de leurs journées.

Je n’ai pas choisi une retraite assez reculée. En est-il une trop profonde quand nul n’a besoin de nous! Que fais-je si près des lieux où ne vivent plus ceux à qui mes années devaient appartenir? Ces jours derniers, j’ai vu d’antiques cellules pratiquées en partie dans les roches, derrière des bois épais. J’ai dessiné ces ruines, c’est une des esquisses que je t’enverrai.

Peut-être cette demeure fut-elle heureuse. Quelques amis assez tôt détrompés, et ne cherchant autre chose que de ne plus changer d’espérances, auront sans doute résolu d’y oublier les villes où nous multiplions des amusemens qui au lieu de nous réjouir en paix, au lieu de nous fortifier, nous égarent et nous vieillissent. Un homme isolé ne trouverait pas autant de bonheur dans des lieux semblables; cependant il y prendrait des habitudes salutaires, et, de degrés en degrés, lès bienfaisans travaux du corps apaiseraient son génie. Mais outre que celte manière d’être, cet isolement conviendrait mal au sexe qui, dit-on, ne doit rien hasarder, l’entière indépendance exigerait une santé ferme et des bras infatigables: pour vivre satisfait quoique retiré, il faut animer de ses mouvemens vigoureux cet univers qui sans cesse accomplira les siens dans une sorte d’immobilité froide et silencieuse.

J’avoue que la solitude, je ne dis pas telle que je viens de la supposer, mais telle qu’elle est pour moi, ne me semble pas très-propre à ôter aux sentimens que l’on redoute leur force ou leur amertume. Au contraire, les embarras de la société, ces soins fastidieux, et que d’abord nous trouvons insupportables dans les peines, les diminueraient bientot: l’attention distraite malgré nous, mais continuellement, nous ferait partager enfin la mobilité de ce qui nous environnerait. Si on veut se soustraire au joug de quelque affection naturellement durable, peut-être faut-il éviter la retraite. Au milieu des relations communes, la plupart des hommes oublieront ce qui les touchait le plus; ils seront jetés dans des voies où les besoins de l’amene paraissent qu’un objet secondaire, et cette constante diversion influera bientôt sur des penchans désormais inutiles.

Devrais-je donc chercher à tout prix un tel refuge? Mais qu’est-ce que la vie d’un mortel? Que je souffre plusou moins, que même je croie employer le temps ou que je le perde tout-à-fait, ce ne sera pas une différence réelle dans le cours du monde. Je ne sais d’ailleurs si j’aurais assez de force pour renoncer à ce qui m’afflige, et pour jouir enfin de cette jeune existence qu’une ame libre trouverait si précieuse.

Non, je ne quitterai pas ces lieux presque déserts. Et pourtant, Clémence, nous ne saurions ramener une seule heure semblable aux heures rapidement écoulées où nous parcourions ces deux vallons que j’aperçois de mes fenêtres. Je vais souvent jusqu’au sentier où mon père me parla de Jules, et autorisa, dans une perspective plus heureuse, cet attachement qui m’accablera parce que tout est devenu pénible. Tu n’as pas oublié de tels momens, toi que Jules avait intéressée, mais qui renonças généreusement à lui, et qui sus me forcer à y condescendre, en alléguant les vues de mon père, toi dont rien n’a pu altérer l’amitié. Un jour, au bord de la Démaise, auprès du pavillon que j’occupe aujourd’hui, tu élevas la voix, et tune pus te faire entendre à la distance de quatre pas, à cause de l’impétuosité de l’eau, et du choc perpétuel des cailloux qu’elle entraîne. Comment des circonstances si ordinaires ont-elles fait sur moi une impression ineffaçable? Pour me les rappeler fortement lorsque je m’éveille, il suffit du bruit de la Démaise; je crois entendre s’y mêler le nom d’Isabelle prononcé d’une manière que personne n’imitera. Je ne saurais te dire à quel point ce torrent m’attache à ma demeure, et combien toute cette campagne me paraîtrait changée s’il tarissait subitement.

Isabelle

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