Читать книгу Les Néo-Ruraux Tome 2: Le Fromager - Wolfgang Bendick - Страница 12
MARCHÉ
ОглавлениеLe printemps est là. Pour le premier mai un marché au ‘muguet’ est prévu à Castillon. Doris finit l’étable, je pars pour trouver une place.
Dans la rue principale où le marché a lieu, c’est chaotique. Des camionnettes sont garées en plein milieu de la rue parce que les commerçants montent leurs stands. D’autres véhicules veulent passer. Il me semble que je suis un des derniers. Je trouve un trou d’à peine 2 mètres, où je dépose juste mes affaires pour garer la voiture quelque part. Puis je commence à monter mon stand. « Qu’est-ce que tu vends ? », veulent savoir les voisins les plus proches. D’une certaine manière, je ressens qu’ils sont méfiants, jaloux de tout nouveau concurrent. Je réponds : « Du fromage et du miel ! » « C’est parfait ! Je vends du pain, je m’appelle René ! » L’autre voisin vend des légumes, alors ils n’ont rien contre moi.
En passant, j’ai déjà aperçu quelles autres marchandises sont étalées. En fait, il y a plein de nourritures différentes, et il y a plusieurs stands de fromages. Au début du marché se sont installés les quincailliers ainsi qu’à l’autre bout de la place, au-dessus de l’école, où sont attachés des animaux. Et pour le reste, des stands colorés de marchands de vêtements, entre autres avec des saris et d’autres vêtements indiens. Nos amis Emil et Rosa ont également trouvé un petit endroit où ils proposent des produits portugais bon marché, des chaussures faites avec des semelles en pneus de voiture, des sacs en cuir, et des restes du stock venant de leur ancienne boutique à Lindau. Je leur dis bonjour en passant.
Puis je commence à ériger le stand. J’ai trouvé deux tréteaux en bois pliables comme base, puis j’ai mis des planches de 2 mètres de la cave, dessus une nappe cirée sur laquelle sont posés les fromages, la moitié recouverte d’un torchon à carreaux. En tout cas ça a l’air rustique ! A côté, je pose les pots de miel sans les empiler parce que la route est inclinée, et j’ai peur qu’ils ne tombent. J’ai remarqué un autre apiculteur qui a empilé ses pots en pyramides. Il a bien calé son stand. C’est un peu osé, mais je dois admettre que ça attire le regard des clients ! Mais si quelqu’un le heurte… Un peu derrière nos pots de miel, je pose le petit panneau en bois avec notre adresse. La balance à côté. Derrière celle-ci, je pose la caisse. J’ai pris l’habitude de ne pas la fermer à clé sur le stand, car ainsi, si quelqu’un la saisit pour la prendre, elle s’ouvre, faisant tomber l’argent. Derrière la pile de fromages, il y a une planche de cuisine et un long couteau pour couper le fromage et une pile de papier parchemin pour l’emballer. J’ai un parasol rond que je pose un peu sur le côté pour empêcher le soleil de chauffer le fromage. A celui-ci j’accroche un cadre avec une douzaine de photos de notre ferme. Ce sont elles qui attirent le plus l’attention des passants et même des commerçants.
Je coupe un fromage en deux et le pose de façon à ce que les passants puissent bien voir comment est l’intérieur. Je coupe une tranche épaisse de l’autre moitié, la débite en bandes que je pose sur une feuille de papier. Avec ça, je vais chez les voisins et je leur offre une petite collation. Ça détend en quelque sorte l’atmosphère qui était un peu tendue, on parle, on me propose des fruits ou une dégustation de leurs produits. En tout cas, c’est encore bien calme, il n’y a pas beaucoup de clients devant les stands qui se suivent très serrés d’un bout à l’autre de la rue. Mais c’est comme ça sur tous les marchés. Les commerçants arrivent bien trop tôt, certains dorment même la nuit dans leur camionnette pour avoir les meilleures places ou attraper les premiers clients…
Quelqu’un d’un stand de vin débouche une bouteille, d’autres coupent un pain ou une saucisse, et avec mon fromage, cela fait un petit déjeuner joyeux. En même temps, j’essaye de voir les prix du fromage et du miel, mais je n’ai pas trouvé beaucoup d’informations. Tout le monde semble attendre que l’autre fixe d’abord son prix afin de pouvoir s’aligner. J’ai un peu le trac, car des marchés, je n’en ai quasiment jamais fait jusqu’à présent, plutôt du porte à porte, où, au plus tard à la deuxième tournée, on connaît l’acheteur.
Lentement, je reviens vers mon stand par l’autre côté de la rue. J’observe le comportement des marchands. L’un d’eux se mouche avec les doigts dans le caniveau et puis s’essuie la main sur son pantalon. S’il vendait des plantes vertes, ça leur ferait de l’engrais. Un autre se touche les couilles pour la troisième fois ou se cure le nez avec son pouce. D’autres fument une cigarette. C’est bizarre ce qu’on fait quand on n’a pas de clients devant son stand ! Je décide de rester vigilant pour ne pas devenir pareil, car cela peut avoir pour effet que le client passe son chemin ! Même si quelqu’un est assis derrière son stand ou discute avec d’autres, certains clients ne semblent pas vouloir déranger et continuent. Le pire c’est quand certains commerçants passent la matinée au bistro et que leur stand reste inoccupé. Mais leurs clients connaissent généralement leur bar habituel, ou s’y trouvent déjà…
Notre petit stand
J’examine également de plus près les différents systèmes des stands. Il y a les plus simples, disons sans système, quelques caisses ou cageots vides avec des planches sur lesquelles les jardiniers proposent leurs marchandises, jusqu’à la remorque que l’on n’a qu’à ouvrir, et où tout est déjà en place. Un vendeur de vêtements s’est servi d’une sorte de base en tubes carrés en harmonica sur laquelle il a déroulé un treillis en lattes. La plupart d’entre eux utilisent des tréteaux de découpe de papier peint avec des panneaux de contreplaqué dessus. Le plus important, c’est que ça rentre dans le véhicule. Les stands qui sont fermés avec une bâche à l’avant me semblent les plus beaux, parfois avec une image ou une inscription dessus, qui masque ainsi les caisses placées derrière. C’est ce qui me donne de nouvelles idées pour améliorer et surtout pour embellir notre propre étal, parce que les beaux stands, tout comme les plus laids, sautent immédiatement à l’œil !
J’ai apporté un fauteuil de camping où je me mets à l’aise en attendant la suite. Et le premier qui arrive est le placier, le garde champêtre, comme il se présente. Il veut savoir si je suis inscrit au marché. Bien sûr que non. Comment aurais-je pu le savoir ? Et comme je l’apprends des autres commerçants, eux aussi sont venus comme ça, partout il est affiché qu’aujourd’hui c’est le grand marché ! Quand il me dit que dans ce cas, je dois remballer mon stand, je monte un peu le ton. Tout de suite les voisins viennent à mon secours en lui expliquant que sur un marché chacun a le droit de s’installer ! Intimidé, il me demande la longueur de mon stand et me fait payer 20 Francs. Puis il part encaisser les autres. « Tu n’es pas d’ici ? », me demande l’un des commerçants. « Si ! », et je pointe du doigt mon panneau en bois ‘Aurein’ ! « L’escroc ! Il le sait bien que ceux du canton ne payent pas pour leur stand, et il te fait payer quand même ! »
Petit à petit la rue commence à s’animer. Quelques passants s’approchent, c’est un jour férié, et les Français aiment acheter du muguet le jour du premier mai. Le gamin de l’épicerie en profite et vend des bouquets de muguet dans une caisse accrochée devant son ventre. C’est lui qui doit faire le plus d’affaires aujourd’hui parce qu’il disparaît souvent pour refaire son stock. D’où viennent ses fleurs ? De Chine ou du Maroc ?
Les gens passent. D’abord ils regardent tout ce qu’il y a, comparent peut-être les prix que tous les commerçants ont affichés maintenant. Peut-être qu’ils montent à la place derrière l’école avec leurs enfants, pour caresser les moutons. Je m’assieds de nouveau. Sûrement que les gens achèteront quelque chose avant de rentrer chez eux. Des amis s’arrêtent, goûtent du fromage, on discute. D’autres nous rejoignent, on discute, on re-goûte. « Prépare-moi un morceau comme ça, je viendrai le chercher à midi », me dit quelqu’un, en traçant un trait sur la croute du fromage entamé. « Donne-moi environ 500 grammes tout de suite, au moins je n’oublierai pas ! », me dit un autre. « C’est drôle ! », je me dis, « Si quelqu’un est devant le stand, d’autres viennent aussi. Personnellement, je préfèrerais aller ailleurs pour ne pas avoir à attendre… » Mais il semble qu’ils ont tous beaucoup de temps aujourd’hui. Du temps pour papoter, pour une clope ou un verre ou deux au bistro…
Ceux qui me connaissent s’arrêtent presque tous, même s’ils n’achètent rien. D’autres me regardent de loin et demandent ensuite qui je suis à quelqu’un qui quitte mon stand. « L’Allemand d’Aurein ! Tu le connais pas ? » Mais avec le temps, ils me connaissent tous ! Et ainsi mon stand devient un lieu de rencontre pour les paysans et les néo-ruraux. Parfois, quelqu’un me passe un joint et je tire une taffe discrètement. « Qu’importe ! », je me dis, « De toute façon ils pensent qu’on fume du shit toute la journée ». Mais aujourd’hui, je ne fume pas. C’est pour ainsi dire la répétition générale. Si elle se déroule bien, tout ira bien à l’avenir !
Mais aujourd’hui, ça se passe déjà bien ! Vers 11h, les gens sont comme atteints par la fièvre de l’achat. Des grappes se forment devant les stands, le désespoir des marchands a disparu, les nez ne sont plus nettoyés, les morpions sont laissés tranquilles. Heureusement, Doris est venue avec les enfants qui courent vers les animaux avec leur petite sœur. L’un d’entre nous coupe, fait goûter, l’autre emballe, pèse, encaisse et discute avec les clients, car leur curiosité est réveillée, surtout une fois qu’ils ont goûté un morceau. Les gens nous posent toutes sortes de questions et nous les invitons à venir visiter la ferme. Heureusement, peu de gens viennent réellement nous voir.
Quelqu’un du comité d’organisation nous demande un morceau de fromage pour la tombola de 13h. Nous lui donnons aussi un pot de miel. Entre-temps quelqu’un a mis de la musique qui hurle dans les haut-parleurs suspendus dans la rue. Cela rend la communication presque impossible, il faut crier ou communiquer avec des signes. Mais d’une certaine façon, ça crée une ambiance de foire qui me prend aussi, après un deuxième verre de vin offert par un voisin bien intentionné. Le soleil brille, les quelques voitures dans la rue sont piégées dans la foule, les enfants traînent leurs parents vers le stand de fromage parce que la dégustation leur a bien plu. Et à un moment donné, l’étal est vide, il ne reste que quelques pots de miel. Nous sortons les billets de la caisse, les bourrons dans nos poches, cachons la caisse sous le stand, puis flânons le long des autres stands jusqu’à la place du marché, où il y a un apéritif gratuit, puis la distribution des prix. Le Crédit Agricole, la banque des paysans, a donné des bidons d’huile deux temps aux agriculteurs qui ont les plus beaux troupeaux, Crama, l’assurance agricole, distribue des coupes pour les plus beaux animaux, puis vient le tirage de la tombola. Le premier prix est un jambon donné par l’un des bouchers locaux, le second prix est notre demi-fromage avec le pot de miel, offert par le ‘Pourtérès d’Aurein’. Ceux qui nous ont reconnus nous saluent en levant leur verre. Et d’une façon ou d’une autre, nous tous réunis ici sur la place, nous nous sentons soudainement comme une grande famille.
À partir de là, je vais régulièrement sur le marché. Au début, je m’installe près de la pharmacie, il y a aussi une boucherie et un restaurant avec bistro, très fréquentés, surtout le soir. Mais ça sent tellement le pipi que je préfère me mettre à l’autre bout du marché. Le marché a lieu chaque troisième mardi du mois et 14 jours après. Il s’agit là d’une réglementation qui remonte à une époque ancienne et qui est compliquée à modifier en raison du registre national des marchés, dit-on. Il arrive qu’il n’y ait personne et que même les clients réguliers ne sachent pas vraiment si c’est un jour de marché ou non. L’été, les mardis où il n’y a pas de marché à Castillon, il y en a un à Sentein, un village au bout de la vallée du Biros. Là aussi, les habitants s’habituent vite à notre présence. Les jours de pluie, il arrive que nous soyons les seuls vendeurs, ce que les habitants récompensent en achetant nos produits. L’épicerie de Sentein aussi nous prend du fromage.
Ici aussi, la rue principale sert de point de vente, tout comme une place adjacente. La plupart du temps, ce sont les mêmes vendeurs qui se réunissent sur ces petits marchés, on casse la croûte ensemble, on échange des marchandises entre nous. Si quelqu’un est en retard, il peut être sûr que les autres lui garderont sa place. Des canaux d’irrigation coulent le long de la rue et se dispersent ensuite dans les prairies ou les jardins. Ça me rappelle un peu l’Afghanistan et même les allées de peuplier. De même la nappe bleuâtre des fumées des feux de bois qui couvre la vallée le matin ou l’odeur des moutons ou du shit, quand les nouveaux habitants descendent faire le marché. Des acacias taillés donnent un peu d’ombre et permettent d’accrocher des photographies. En plus du tableau avec les photos du fromage, nous en avons bientôt un autre avec des photos du miel. Entre-temps, j’ai découpé une plaque de contreplaqué marin comme table que je dois transporter sur le toit de la 4 L. D’un copain qui est marchand de bonbons, j’acquiers un parasol presque neuf avec un large pied. En plus, j’ai toujours un bidon d’eau sur le stand, avec un robinet pour laver le couteau ou les mains de temps en temps.
Comme nous connaissons pas mal de monde ici à cause de la transhumance des brebis, on se salue comme d’habitude, en se serrant la main. Il n’y a que nous, les néos, qui faisons une accolade. Comme je ne peux pas me laver les mains après chaque poignée de main, je prends l’habitude de couper le fromage et de prendre l’argent avec la main droite, mais c’est seulement avec la main gauche que je prends le papier d’emballage et le fromage, ainsi je suis sûr de ne pas transmettre de bactéries. Ceci est peu perceptible pour la personne en face, sauf s’il est musulman. Mais ceux-ci ne mangent pas de fromage de toute façon. D’un doigt, je bascule légèrement le bout de fromage découpé vers le côté pour pouvoir saisir la partie inférieure avec le pouce. C’est comme ça que je touche uniquement la croûte, pas la surface de coupe. Certains vendeurs de fromage (ou de viande) voulant paraître très hygiéniques portent des gants en latex. Puis ils touchent le fromage sur les surfaces de coupe pour l’emballer, encaissent l’argent et rendent la monnaie avec leurs gants. Et au client suivant…
Juste derrière notre stand habite la vieille boulangère de Sentein, une grande femme qui, malgré ses 80 ans, fait encore du vélo. Elle est une des premières à venir au stand. Elle achète un petit morceau de fromage, car elle vit seule. Elle me raconte qu’elle est apparentée au dernier fermier du ‘Pourtérès’, dont la petite-fille vit sa retraite à Girons. Celle-ci vient la voir plusieurs fois par an. Elle va lui parler de moi, elle sera sans doute ravie que la ferme des grands-parents soit de nouveau vivante !