Читать книгу Les Néo-Ruraux Tome 2: Le Fromager - Wolfgang Bendick - Страница 9
BREBIS ET PORCS
ОглавлениеSi l’on ne peut pas produire l’électricité nous-mêmes, on veut au moins produire de l’eau chaude ! J’avais déjà étudié différents types de chauffe-eau solaires, mais ils sont très chers et nécessitent un double circuit avec une pompe pour ne pas casser au premier gel. Un tuyau en plastique noir, le même qui nous sert d’adduction d’eau, me donne une idée ! Il m’en reste 60 mètres qui traînent dans un coin. Je veux l’enrouler en une spirale pour pouvoir chauffer une grande quantité d’eau sur une petite surface et la stocker en même temps. Après plusieurs tentatives, je trouve la solution. Avec des liteaux en 6 x 4, je construis une grille carrée en bois avec des côtés d’environ 1,5 mètre que j’encadre avec quatre planches. Mais pour continuer il faut être deux, car le tuyau doit être complètement déroulé si l’on veut le mettre en spirale dans le cadre, parce que chaque boucle posée fait une sorte de vrille dans le reste du tuyau. L’autre personne doit tourner lentement le bout tuyau dans le bon sens, afin qu’il reste droit. En outre, il doit faire chaud afin que le tuyau soit souple, et il faut avoir plusieurs petites lattes avec un clou planté préalablement à portée de main pour fixer provisoirement les tours finis afin qu’ils ne puissent pas se disloquer !
En commençant par l’extérieur, je roule le tuyau lentement vers le centre, en cercles adjacents. Une fois que le tuyau est posé, il faut le bloquer définitivement avec de longues lattes sur le cadre afin qu’il ne puisse plus bouger. Il faut planter les clous entre les boucles, pas à travers le tuyau ! Ensuite, on peut couvrir la face avant avec une bâche transparente et l’arrière avec une noire. Mais l’ensemble peut aussi bien rester ouvert, ce qui rend le système un peu moins efficace. Ensuite, il faut relever le cadre et le fixer sur des supports afin qu’il reste légèrement incliné ou le placer contre le mur de la maison orienté vers le soleil. Si l’on utilise des manchons en plastique, il peut supporter le gel, mais il faudra plus de temps avant qu’il soit de nouveau opérationnel. Le plus simple, c’est de mettre une vieille couette par-dessus le soir ! Vers midi, quand il faut laver les ustensiles, nous avons donc suffisamment d’eau chaude, au moins quand le soleil n’est pas en grève. Ensuite nous installons une douche dans la cour, et aussi la machine à laver, mais on la fait marcher seulement vers le soir. Plus tard, j’accroche un cadre octogonal de trois mètres de diamètre sur la pente du toit de la grange, avec environ 200 mètres de tuyau dedans, qui fournit l’eau chaude à toute la maison.
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Pour se débarrasser du lactosérum, rien n’est plus efficace que les porcs ! Ils transforment le lactosérum en composants biodégradables tels que les excréments et l’urine et, surtout, en viande. Il nous faut une porcherie ! Mais où ? Il y a une ruine derrière notre maison. Mais comment y amener le lactosérum, surtout en hiver ? Il y a deux ans, sur le côté droit de la maison, nous avons construit un hangar en bois. Celui-ci est assez bas par endroits, puisque le sol n’est pas encore complètement décaissé. Dans un coin se trouve l’énorme souche d’un arbre, abattu il y a plus de 40 ans. Et cet arbre a dû être un vétéran à l’époque, vu sa taille. Je me rends compte que ce côté de la maison est en ruine depuis plus de 100 ans, et a sans doute aussi servi comme carrière pour une autre construction.
La porcherie
Nous piochons autour de la souche d’arbre, bousillons la chaîne de la tronçonneuse sur des pierres incrustées en essayant de le couper et puis y accrochons finalement le tracteur. Rien ne bouge ! Alors on la laisse là. Les cochons vont s’en occuper. Puis nous enterrons un tuyau d’évacuation vers la fosse et coulons une couche de béton sur le sol. Ensuite je monte les murs, y accroche une porte. A la fin ça forme un box d’environ 2 x 3 mètres. Sur un côté nous posons une buse en béton, coupée en longueur dont nous fermons les côtés avec du mortier, qui devra servir d’auge. À l’extérieur de la remise, nous plaçons un fût en plastique sur des parpaings, d’où un tuyau va jusqu’à l’auge. Dans ce fût nous vidons le lactosérum. Ainsi on pourra les nourrir deux fois par jour, avec en plus des déchets du jardin et de la cuisine. Il fait froid. Je me souviens que le paysan chez lequel j’avais passé tout mon temps libre avec les animaux quand j’étais petit, avait une lampe infrarouge pour chauffer la porcherie. Alors, la porcherie doit être chaude. Je construis un plancher surélevé en madriers de chêne sur lequel ils pourront mieux dormir que sur le béton. Par précaution, j’ouvre une balle de foin de mauvaise qualité et le jette sur le piédestal.
Maintenant que tout est prêt, il nous faut les cochons ! Mais il n’y a pas de cochons dans les environs. Nous avons un pote au village, Rémi, dont le grand-père a été marchand de cochons et a transmis son commerce à son fils. On s’arrête souvent chez Rémi. Il est arrivé à Orein à peu près au même moment que nous, sa sœur aussi, alors que les parents vivent encore à Paris et y travaillent en attendant la retraite. En fait, on l’a rencontré grâce au frère de Doris, qui a le même âge. Il conduit une 2 CV à l’arrière de laquelle il a collé un gros doigt d’honneur. Chez lui il se passe toujours quelque chose, sa maison est un lieu de rencontre pour les jeunes des alentours. Il a les derniers disques, un équipement photo et une chambre noire. Je l’ai souvent rencontré en gardant les moutons. Il cherche des motifs dans la nature et j’en fais partie… Sa maison est une maison ouverte. Sa vie ressemble à une fête permanente : la célébration de la vie ! On s’arrête souvent chez lui, quand il y a de la lumière. Nous buvons un verre de vin ou une bière en accompagnant un morceau de fromage ou une « beuze », comme il appelle le signe distinctif des « branchés », fabriqué avec trois feuilles collées.
Les enfants se sentent chez lui comme chez eux, ils peuvent y faire ce qu’ils veulent. Parfois, dans la rue, un cri retentit : « Rémi ! » S’il ne bouge pas, la porte s’ouvre et son grand-père, Roger, vient le chercher pour le dîner. « Qu’est-ce que vous fumez là, on ne voit plus rien à cause de la fumée ! Et quand vous aurez fini, viens dîner, ta grand-mère t’attend ! » Et il repart, laissant la porte ouverte afin que l’on n’étouffe pas. L’air froid de l’hiver rentre dans la petite pièce, où seule la cheminée brûle. Un coup de pied ciblé, la porte est refermée et la fête continue. Ou alors Rémi part dîner et revient bientôt. Chez ses grands-parents, on regarde parfois la télé quand quelque chose d’intéressant passe, comme « Le Retour de Martin Guerre », un film avec Gérard Depardieu, tourné en partie tout près d’ici, à Balaguères, avec beaucoup d’amis en tant que figurants. Une autre fois, la nuit, quand nous rendons visite à des amis sur le versant d’en face, nous entendons des coups de feu au-dessus de la route forestière, apercevons des phares, une partie de la forêt brûle. Est-ce que deux groupes de chasseurs se sont heurtés là-haut ou les gardes ont-ils repéré des braconniers ? Quelques jours plus tard, nous apprenons qu’on y tournait un autre film, « La Femme de la Forêt ». Rémi et nous avons lu les mêmes livres, et rêvons ensemble de l’Himalaya, passant parfois des nuits ensemble autour d’un feu de camp au Col de la Croix.
Cette fois, je vais avec lui voir ses grands-parents, parce que je veux parler à Roger pour les porcs. Tous les jeudis, il fait encore la foire à Tarbes. En rentrant, il pourra me les amener. Il aura bientôt 85 ans, mais il ne rate pas un seul marché ! Mais c’est surtout pour rencontrer ses vieux potes, le business il l’a laissé à son fils. Il est connu pour son humour parfois macabre. Il arrive qu’il raconte qu’il a été à l’enterrement d’un marchand de bétail qui n’est pas présent ce jour-là. Et celui-ci est tout étonné quand plus tard les gens qui le croisent lui demandent s’il a ressuscité… Ou alors, en passant, il glisse un œuf cru dans la poche d’un des maquignons habillés en noir. Puis il le heurte et lui demande ce qu’il a dans ses poches… Pendant que Rémi mange, sa grand-mère m’offre sa liqueur de framboise. Elle est fantastique ! Elle explique à Doris comment faire exactement pour préparer une bonne liqueur ! Elle met les fruits à macérer dans de l’alcool de prune à 85 %. Plus tard elle les passe au tamis et ajoute un peu de sirop de sucre pour améliorer le goût. Un tabac font aussi les prunes ou les cerises qu’elle a mises directement dans de l’alcool, comme on fait avec des fruits au rhum. Elles sont une vraie ‘drogue dure’ ! Au début, elles semblent douces, comme une compote. Après plusieurs fruits, on s’aperçoit soudain de la rotation de la terre !
Un autre jour, Rémi m’emmène au grenier de sa grand-mère Hélène. Tout est rempli de bouteilles et de bonbonnes d’alcool de prunes ! Ses grands-parents étant âgés, ils ont encore le droit de brûler et ils l’exploitent pleinement, y compris en utilisant le ‘nom’ d’autres parents. Quand je traverse le village à l’aube en été, je rencontre souvent sa grand-mère, petite et grise comme elle l’est, elle est à peine visible. Encore en peignoir, elle ramasse rapidement toutes les prunes qui se trouvent dans le caniveau avant que le village ne se réveille. « Si la foudre tombe dans leur grenier, il y aura une telle explosion que tout le village brûlera ! », plaisante Rémi, « Il y a plus de carburant stocké là-haut que dans une station-service ! »
L’après-midi suivant, Roger m’appelle. Il a nos deux porcelets dans son coffre. Cinq minutes plus tard, je suis en bas au village. Il est dans la rue, la moitié du village est autour du hayon ouvert du coffre. Depuis des années, c’est la première fois qu’il y a des porcs au village ! Je me gare à côté de sa voiture. Les voilà ! Ils puent autant qu’ils sont mignons ! Bien sûr, ils ont froissé la bâche qui recouvre le coffre et ils ont même soulevé le tapis de sol. Les cochons sont curieux de nature. Je ne sais pas comment les attraper. Mais déjà Roger attrape une oreille avec une main, et avec l’autre main il attrape la queue et transvase le premier porcelet dans ma 4 L ! L’autre commence à s’agiter. Roger le chatouille un peu entre les oreilles, et déjà le deuxième se retrouve dans mon coffre avec son collègue. Vite je ferme la malle. Je lui dis : « Attends, je vais nettoyer ton coffre ! » Il répond : « C’est rien ! Ma femme sait mieux le faire que toi. Tu le lui ferais pas assez bien ! » « Peut-être », je lui dis, « Mais la puanteur va persister un moment ! » Je pense au porcelet que j’avais acheté il y a exactement 13 ans pour mon bac, et qui avait pris l’intérieur de mon combi VW pour des WC…
Je veux discuter le prix, selon les habitudes. Mais il dit en riant : « C’est le prix que j’ai payé. Il n’y a rien à discuter ! », mais il prend volontiers un morceau de fromage pour l’essence. Maintenant, nous avons deux membres de la famille de plus. Comme c’est la fin de l’école, l’institutrice va bientôt venir me déposer les enfants. Quand ils arrivent ils sont très excités à cause des bestioles mignonnes, malgré l’arôme qu’elles dégagent. Arrivé en haut, je recule jusqu’à la porcherie, afin qu’ils ne puissent pas s’enfuir au dernier moment, ouvre la malle et attrape le premier, comme l’avait fait le grand-père de Rémi. Il couine si fort que j’ai peur qu’il finisse par crever. Puis il se retrouve dans le foin. Les enfants essayent de retenir l’autre qui veut suivre son collègue, et hop ! il atterrit aussi dans le foin dans la porcherie. Ils semblent y être à l’aise. Un peu de petit-lait chaud en guise de bienvenue… Les enfants veulent les regarder encore un moment.
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Quand l’armoire à fromage dans la cuisine est pleine, la cave est enfin utilisable. J’ai soudé des étagères avec des cornières, les ai peintes deux fois avec de l’antirouille, trois fois avec une laque. Ainsi elles devraient résister au sel ! Sur les montants je pose des planches de sapin rabotées, 2 mètres de long, 25 centimètres de large et 3 d’épaisseur. On peut y entreposer exactement 9 fromages. Les planches sont amovibles pour le lavage et interchangeables en raison de leurs dimensions. Étant donné qu’à l’arrière de la cave les rochers montent de façon un peu inclinée vers le haut et l’étagère aussi, il n’y a qu’une planche simple en bas, deux plus haut, puis trois tout à fait en haut. À gauche de la porte, sur le mur de séparation avec la fromagerie, j’ai construit une étagère double. La distance entre les planches est de 25 centimètres, de sorte que dans les étagères doubles on peut retourner les fromages sans les sortir, que ce soit pour les retourner ou pour les laver. Quand les planches sont moisies, trop humides, ou pleines de résidus de croûte collants, je les trempe dans le bac de la fontaine et les lave avec une brosse. Ensuite, je les mets à sécher au soleil.
Mais très vite j’achète un petit nettoyeur à haute pression. C’est mieux comme ça ! Sur le sol, je mets un tapis en caoutchouc afin que les planches ne soient pas en contact avec la dalle de béton de la cour, puis j’y pose les planches à laver en les appuyant contre la clôture. D’abord les mouiller toutes avec un premier jet, puis laver chacune d’abord d’un côté, puis les bordures. Ensuite je les retourne et lave l’arrière. Puis la suivante… Ensuite je les laisse sécher au soleil. La lumière UV du soleil est le meilleur désinfectant. Lors de la mise en place des planches, il faut veiller à ne pas toucher avec les mains les côtés étroits qui étaient en contact avec le sol et à ne pas poser les fromages trop près des bouts, pour éviter une éventuelle contamination. Les principaux risques pour les fromages sont les bactéries Listéria qui vivent dans le sol et peuvent être transportées dans la cave aussi par les chaussures. C’est pour ça que l’on ne doit jamais remettre un fromage tombé par terre dans la cave ! Si ça arrive, il faut bien le laver, l’entreposer ailleurs et l’utiliser soi-même.
Même dans la fromagerie, le nettoyeur à haute pression fait des miracles, mais il ne faut pas que des fromages soient présents, sinon on risque de les infecter par les tourbillons de poussière créés par le jet d’eau.
En hiver souvent la cave se révèle trop sèche, surtout lorsque le sol est carrelé comme chez nous. Les croûtes des fromages se fissurent et dans les fissures, il y a une moisissure bleue qui pousse. Mais nous ne sommes pas en Bresse ! Ici cette moisissure n’est pas la bienvenue. Après plusieurs essais avec des sacs en jute et des serviettes humides, je trouve la solution la plus simple et peut-être la plus ingénieuse : je prends un tube de cuivre de 12 mm de diamètre un peu plus court que la cave et sur une ligne j’y perce des trous d’un millimètre tous les 20 cm. Je le ferme d’un côté, sur l’autre je brase un raccord et y visse un robinet. J’accroche le tube sous le plafond avec des colliers, assez espacés, les trous vers le haut et j’y pends deux vieux draps de lit. Puis je branche l’eau et ouvre légèrement le robinet. L’eau pénètre lentement dans les draps et les humidifie en avançant vers le bas sur toute la surface. Mais les deux moitiés des draps se collent ensemble, ce qui donne une surface trop petite. Donc je mets un deuxième tube à côté du premier, sans trous, à 15 cm de distance, un peu plus bas que le premier. Je mets les draps sur les deux tuyaux pour qu’il y ait un espace entre eux. La surface des draps est ainsi doublée. Quand il y a peu de fromages dans la cave et que l’air est trop sec, je pose un ventilateur sur le côté, qui souffle lentement entre les draps mouillés. Cela réduit aussi un peu la température de la cave, car nous n’avons pas de climatisation. Mais il faut de temps en temps laver ces draps, car ils se font envahir par les moisissures, et parfois les remplacer, parce qu’ils pourrissent avec le temps. Quand en hiver la température de la cave descend à moins de 12 degrés, un petit radiateur à bain d’huile équipé d’un thermostat rend la température plus favorable. Elle doit se trouver entre 12 et 15 degrés.
En raison du fréquent salage à sec au gros sel, nos étagères en fer commencent à rouiller à certains endroits. Dans ma prochaine vie, je construirai des étagères en inox ! Je me souviens que dans les Alpes, les fromages sont salés dans une saumure. Ils y flottent pendant un certain temps. Comme personne ici ne s’y connaît, je fais des essais. Je remplis un bac en plastique de 50 litres à moitié d’eau et j’y verse le quart d’un sac de sel que je mélange pendant un moment. Puis, après le démoulage j’y mets les fromages. Ils coulent presque jusqu’au fond, la solution doit donc être trop peu concentrée. De plus, les fromages donnent l’impression d’un savon mouillé au toucher, et leur extérieur est devenu farineux. Après 12 heures, je les sors après les avoir tourné une fois. Je ne suis pas très satisfait du résultat. Je décide d’attendre parce que j’entendu dire qu’une bonne saumure se fait toute seule avec le temps.
La fois suivante les fromages sortent un peu de la saumure et leur surface est moins glissante. Cela me donne la conviction d’être sur la bonne voie, surtout parce qu’on ne perd pas de sel de cette façon. La troisième série est tout à fait normale de l’extérieur et forme bientôt une bonne croûte, alors qu’aux deux premières séries, je dois gratter l’extérieur pour qu’enfin une vraie croûte puisse se former. Quand plus tard je découpe le premier fromage je le trouve un peu salé. Je dois réduire la quantité de sel. Et c’est facile à faire, il suffit de les sortir un peu plus tôt de la saumure ! Neuf heures dans la saumure, c’est le temps idéal pour un fromage d’environ trois kilos. Démouler après la traite, les mettre dans la saumure, les tourner une fois et les sortir le soir avant la traite et s’assurer que le fond du bac à saumure est toujours couvert de sel pour être sûr que la solution est saturée. Aussi, pour mieux diluer le sel dans l’eau, je le mets, au renouvellement de la saumure, dans de l’eau chaude. Sinon, il suffit d’ajouter de temps en temps un peu d’eau et du sel au bac. Il faut changer la saumure le moins souvent possible, ou la mettre dans des seaux, nettoyer le bac, et la remettre ou au moins une partie pour ré-inséminer la nouvelle.
Souvent, nous autres fromagers discutons de la meilleure façon de faire du fromage, quand on se rencontre. Devrions-nous, pour fabriquer le vrai fromage des Pyrénées, travailler à la manière ancienne, fabriquer tous les jours, sans refroidissement, sur des feux de bois, sans équipement moderne ? Mais dans le passé, tous les fromagers ne travaillaient pas non plus de la même façon ! Grosso modo nous sommes d’accord que c’est principalement le lait qui compte, qu’il vienne de nos bêtes, mais aussi l’hygiène. Que l’on s’efforce de fabriquer du bon fromage à l’aide du savoir-faire actuel, mais aussi d’une certaine technique, comme une cave climatisée, car le produit doit correspondre aux normes d’hygiène. Il doit avoir un bon goût, être beau, se conserver. D’une manière ou d’une autre, chacun de nous met toute son ambition à faire un meilleur fromage que les autres. Maintenant, quand je me trouve devant la vitrine de fromages d’un supermarché, je vois d’abord les défauts des fromages en place. Le fromage ‘parfait’ est rare. Mais nous sommes en train de l’élaborer !
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Entre-temps, toutes les vaches ont vêlé et toutes les brebis sont en lactation. Dans la nouvelle fromagerie, les conditions de travail sont idéales, le fromage devient plus régulier. Mais il y a toujours tant d’autres choses à faire qu’à moins qu’il ne fasse mauvais temps dehors, nous devons nous ‘soustraire du temps’ pour faire le fromage. Et il ne faut pas se précipiter en faisant du fromage ! L’évolution du caillé donne le rythme. Il risque de rater si on veut aller trop vite. Je me suis rapidement rendu compte qu’un travail bien fait ne prend pas plus de temps qu’un travail mal fait, et qu’il a l’avantage de ne pas être à refaire !
Lors d’une de leurs visites, mes parents apportèrent une marmite en aluminium de 80 litres pour cantines, idéale pour la fabrication des fromages de brebis ! C’est ainsi que nous pûmes fabriquer les deux fromages en même temps.
J’ai équipé le chariot de notre ancien ‘téléphérique’ d’un plateau sur lequel je transporte les bidons du refroidisseur à la fromagerie. Là, je verse d’abord les yaourts dans la cuve et puis le lait des bidons. Afin que le lait ne brûle pas, j’ai monté l’agitateur du ‘tank à miel’ sur une planche, que je pose un peu décalé par rapport au milieu, sur la cuve. Le lait est donc légèrement agité et je peux traire les vaches et les brebis pendant que le lait se réchauffe lentement. Il est important de plier les ailes de l’agitateur de l’autre côté afin que l’hélice fasse monter le lait chaud. Par contre, lors du refroidissement dans un tank, le lait chaud doit être poussé vers le bas. Comme les parois du chaudron de lait de brebis sont plus épaisses, la chaleur se propage mieux et le lait n’y brûle pas.
La cuve contenant le lait de vache, en raison de son volume, met plus de temps à chauffer, puis aussi pour coaguler. Pendant cette période, je peux faire le fromage de brebis dont le lait est caillé seulement après 20 minutes. Le caillé aussi doit être brassé moins longtemps. Ainsi je peux le mouler avant de décailler le lait de vache. Entre-temps, nous avons également trouvé de meilleurs moules, ressemblant à des corbeilles à papier à longs trous, mais cylindriques et en plastique alimentaire. Je les ai trouvés à l’usine de fromage à St. Girons. Ils ont été mis hors service alors qu’ils sont neufs. C’est peut-être à cause des trous longs ou du fond fermé. La nouvelle tendance est d’utiliser des moules sans fond, car ça facilite le retournement. Les moules sont retournés et le fromage glisse de l’autre côté. Des tables pleines de moules peuvent ainsi être retournées mécaniquement. Bien sûr, ça ne fonctionne pas quand on utilise des toiles, comme nous. Non seulement celles-ci favorisent l’évacuation du lactosérum, mais elles font aussi un dessin précis permettant à un connaisseur de distinguer un fromage fabriqué à la main d’un fromage industriel. A l’usine, on pose de fines grilles sur les tables et dans les moules pour imiter le dessin des produits faits à la main, mais leur dessin est trop régulier et on voit sur les angles du fromage que le motif est interrompu.
Tous les deux mois, nous allons chercher la présure à l’usine de fromage de St. Girons. Nous y apportons également nos analyses de lait, parce que, en raison des quantités énormes, l’usine doit laisser faire des analyses chaque jour et que le véhicule du laboratoire passe par là pour la collecte. Avec le temps, nous connaissons des gens ici et nous pouvons parler fromage. Certains sont aussi des paysans qui travaillent à l’usine et à leur ferme. Parfois, j’entre dans les différentes salles quand je cherche quelqu’un et ça me fascine toujours de voir le lait se transformer en fromage, même à une toute autre échelle et dans beaucoup de bruit et de vapeur. Il y a aussi un atelier où nous pouvons acheter des pièces de rechange pour la machine à traire. En fait, nous, les petits fromagers fermiers, avons de bonnes relations avec l’usine.
Nous sommes si petits que nous ne sommes pas en concurrence avec eux ! Peut-être que dans les bureaux du siège de la multinationale on calcule combien de fromageries fermières il y a dans toute la chaîne des Pyrénées, combien de pour mille de la production nationale nous couvrons et que quelqu’un là-haut dans son bureau convertit tout en Francs, ce qu’un actionnaire aimerait bien voir inscrit dans leur bilan… Dans leur publicité, leur fromage est fait de la même manière que chez nous, parfois même encore plus rustique. Mais en réalité ils font tout pour que cette façon de produire soit interdite par la loi. Ils présentent nos fromages comme insalubres et dangereux pour la santé du public pour nous rendre la vente plus difficile. Mais jusqu’à présent, tous les scandales alimentaires ont pris leur origine dans les usines ! Nous avons une cinquantaine de clients. Si nous les ‘empoisonnions’, le ‘préjudice’ resterait minime par rapport aux 5 000 000 clients d’un groupe laitier ! Pourtant, selon la loi, nous avons dû souscrire une assurance contre les intoxications alimentaires. Et finalement, celle-ci a une utilité, mais on en reparlera plus loin !
La tonte des Basco-Béarnaises
Nos amis d’Esplas, qui fabriquent aussi des fromages de brebis, vendent leurs agneaux au Pays Basque sur les foires. Mais ça fait presque 600 km aller-retour, et ça prend toute une journée. Ils vendent l’agneau pour 100 Francs, s’il y a de la demande. Apparemment, il y a là-bas des centres d’engraissement qui engraissent ces agneaux maigres jusqu’au poids de l’abattage. Faire autant de route est trop contraignant pour nous. Nous déposons des annonces et les vendons pour 50 Francs au début, puis pour 30, ou on les donne même, pour avoir le lait.
Au début, nous trayions les brebis dans l’étable. Avec les plus vieilles, celles qu’on a achetées à Jimi, c’est facile. Mais les jeunes du pays Basque nous rendent parfois la vie dure. Quand on est deux, l’un tient la brebis, pendant que l’autre la trait. Heureusement qu’elles ont des cornes comme un guidon de vélo de course par lesquelles on peut les tenir. Mais gare à toi si elles se prennent dans une poche de ton pantalon ! Et une fois le bouc nous les a plantées dans le dos ! Quand on est seul, il faut attacher les réticentes, ce qui ne les empêche pas de mettre une jambe dans le seau ou de chier dedans. C’est pour ça qu’après chaque brebis, on vide le seau dans le bidon à travers un filtre. Mais quand quelque chose s’y trouve, on donne le lait aux agneaux. Des amis passent le lait dans une passoire pour extraire le crottin. « Ça donne le goût spécifique de brebis ! », déclarent-ils en rigolant.
Il est temps de construire un quai de traite. Pour cela nous avons prévu l’ancienne étable des agneaux, où nous avons installé le refroidisseur à lait, et où nous entreposons en plus une à deux tonnes de luzerne déshydratée et de céréales en sacs. A la coopérative, on nous propose un concentré d’aliments qui coûte moins cher. Je lis l’étiquette cousue sur le sac. Il y est indiqué la teneur en protéines, en matières grasses et en fibres brutes. La teneur en protéines est répartie en protéines végétales et animales. Je veux connaître la différence. Le vendeur me dit : « Le premier est issu des plantes et le second… ça veut dire sans doute que c’est destiné aux animaux ! » Je dis : « Pour moi, c’est plutôt comme si c’était issu des animaux ! » « C’est impossible ! On ne peut pas donner des farines animales à des herbivores ! Je peux comprendre qu’on en donne aux cochons, ils sont des omnivores ! » « Ceci n’est pas assez clair pour moi. Je préfère leur donner de la luzerne et de l’orge ! » Je lui rends son sac.
Nous avons vite appris qu’avec nos prairies maigres et le foin qu’elles produisent, nous ne pouvons pas extraire beaucoup de lait des mamelles de nos animaux ! C’est une évidence difficile à accepter, car nous avions rêvé d’être autonomes sur le plan de l’alimentation, avec maintenant une surface de 25 hectares ! Nous manquons justement de parcelles planes où la culture des céréales serait possible, mais chaque parcelle plate est restée dans les familles, n’a pas été vendue, ou si c’est le cas, les intéressés se sont rencontrés devant le tribunal parce que personne ne voulait s’en défaire ! Nous n’avons pas le temps ni l’envie de participer à ce jeu, nous préférons une bonne entente avec les autres paysans !
Nous construisons un quai de traite pour six brebis à la fois. De chaque côté, je fixe une rampe avec des charnières, sur laquelle, au départ, on traîne les bêtes vers le haut avant qu’elles n’y aillent d’elles-mêmes. Puis nous levons les rampes, bloquant les animaux sur les côtés. Leur cou est coincé dans les cornadis à l’aide d’une planche rabattable. Pendant qu’elles mangent leur ration nous les trayons par l’arrière, comme les caprins. Une fois fini, nous levons la planche qui bloque leur tête dans les cornadis, et elles sautent par terre. Puis on les lâche dans la cour. Et déjà le lot suivant entre par la porte. Heureusement, elles s’aperçoivent vite qu’il y a de la nourriture derrière, et bientôt elles sautent en haut sans notre aide. Les agneaux sont dans l’espace encore libre de la porcherie.
Dans la salle de traite des brebis, nous installons aussi notre moulin à farine, plutôt un concasseur, une sorte de tonneau avec un moteur électrique monté sur le couvercle, dont l’axe est muni d’une lame qui tourne dans une grille concassant le grain. Plus fin ou plus grossier, selon la taille de la grille. L’avantage de cet appareil est qu’aucune poussière de farine ne sort à l’extérieur, et qu’il fonctionne sur 220 volts.
Une fois par semaine, nous mesurons la quantité de lait de chaque brebis. Les agnelles dont les mères donnent plus d’un litre de lait par jour sont gardées pour le renouvellement. Bientôt nous avons la certitude que les jeunes brebis que nous avons achetées avec Jean-Jacques ne sont pas extra. C’était sans doute le troisième choix. Le premier choix, les paysans l’ont gardé eux-mêmes, le second était pour Jean-Jacques ! C’est ennuyeux, car nous aurions préféré payer plus pour avoir de bons animaux, car comment monter un bon troupeau avec des brebis de qualité médiocre ?
Nous avons entendu dire que des Allemands à Esplas ont importé des brebis laitières de Frise Orientale, qui donneraient 4 à 5 litres. Nous ne voulons d’abord pas le croire, la production maximale étant chez nous de 1,5 à 2 litres ! Nous les envions. Il nous faudrait de tels animaux ! Un jour, nous y allons tous. On ne trouve la ferme pas tout de suite, mais dans une prairie nous apercevons des brebis dont nous ne connaissons pas la race. Mais quelle gueule elles ont ! Maigrichonnes, l’air malade, tout simplement misérables ! C’est ce qui reste du troupeau prometteur, l’autre moitié a déjà crevé ! Nos amis ont fait l’erreur d’acheter à bas prix des animaux vieux et réformés venant de plusieurs troupeaux différents. Chaque animal a apporté une maladie latente qui s’est transmise aux autres. De plus les animaux n’ont pas pu s’acclimater ; d’une part, ils sont trop vieux pour ça, et deuxièmement, l’Ariège n’est pas la Frise Orientale, où l’herbe que les brebis viennent de brouter a déjà repoussé avant qu’elles n’aient fini de la digérer ! Nous sommes soudain satisfaits de nos brebis et de leur 1 litre ridicule !