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UNE NOUVELLE ANNÉE

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La mère et le frère de Doris sont venus nous rendre visite pendant les fêtes. À noël il y a alors plus de choses que d’habitude sous l’arbre ! Depuis quelques jours il pleut. Le soir, quand il fait plus froid, la pluie se transforme en neige. Le lendemain matin, une couverture veloutée recouvre tout le pays. J’hésite à marcher sur cette splendeur. Mais les animaux attendent, et bientôt, dans la neige, on voit, comme un dessin, mes traces qui se croisent dans toutes les directions. De si nombreux pas nécessaires à l’alimentation des animaux. Bientôt, les enfants aussi sortent et vont chercher leurs luges. Leurs rires et leurs cris étouffent le bêlement des moutons dans l’étable !

Avec Reiner, le frère de Doris, je fais un tour du nouvel an autour de notre terrain, équipé d’un marteau, d’une pince et de crampons pour réparer les dommages causés aux clôtures par les sangliers. Par endroit ils ont carrément fait sauter les poteaux pour arriver sur notre terrain, comme si la nourriture était meilleure ici qu’à l’extérieur ! Peut-être qu’ici la terre est un peu plus molle et que leurs groins sont épargnés lorsqu’ils creusent leurs trous, parfois à profondeur de genoux, ou quand ils retournent seulement la couche d’herbe. Ils semblent ne pas avoir trouvé grand-chose parce que, à un autre endroit, ils sont ressortis, comme si nos clôtures n’existaient pas !

Quand nous arrivons enfin à Lateou, la plus haute parcelle, à 1000 mètres d’altitude, nous laissons nos outils à la grange et nous remontons à travers la neige qui nous arrive aux genoux, jusqu’aux prés communaux qui ont été reboisés depuis l’automne avec des plants de pins et de sapins. Le garde forestier nous avait demandé si nous voulions utiliser ces terres. Mais elles étaient plus envahies par les mauvaises herbes que nos propres terres, et encore plus pentues. Qu’ils y plantent des arbres ! C’est toujours mieux que les fougères et les ronces. J’ai assez à faire avec nos 25 hectares, maintenant ! Et même si j’arrivais vraiment à nettoyer les terres communales, Georges de la vallée voisine serait certainement le premier à les utiliser, car il amène déjà son troupeau jusqu’à nos clôtures…

L’ascension nous a bien réchauffés. Nous nous asseyons sur la Parka, dans la neige, à travers laquelle s’élève, çà et là, une petite cime de sapin. À nos pieds, notre vallée s’étend sous la lumière argentée du soleil. Un ciel bleu clair se voûte sur ce monde de paillettes, des fils de fumée s’élèvent et puis se propagent, nous indiquant qu’il y a encore de la vie humaine par endroits. Loin en dessous de nous se trouve l’édifice long et argileux de notre ferme, comme une Arche de Noé ancrée dans une mer de glace.

Nous enlevons nos gants pour mieux pouvoir fumer le joint du nouvel an que Reiner vient de rouler avec habileté. Cet acte renforce notre sentiment d’appartenance à la même tribu, nous nous sentons déjà comme des frères, non, plutôt comme des jumeaux, parce qu’eux ne se disputent pas ! Nous n’avons pas besoin de beaucoup parler. Il est jardinier, comme moi, et le travail de la terre nous unit. Lui aussi aimerait avoir un terrain, une grange… Encore une taffe profonde, on se laisse envahir par le sentiment d’être chez nous que cet endroit nous transmet.

Le lendemain matin, pour mon anniversaire, nos hôtes préfèrent partir tôt à cause des routes enneigées un peu partout. Heureusement qu’ils ont laissé leur voiture au village. Nous chargeons leurs bagages sur le transporteur (tracteur avec benne), nous nous enveloppons dans des couvertures et nous descendons prudemment avec le véhicule vers la vallée, les enfants bien devant sur leurs luges. Une dernière embrassade, un dernier signe de la main, puis ils s’en vont lentement, en espérant que les routes principales soient mieux dégagées. Mais cette fois, il leur faudra 24 heures pour rentrer, deux fois plus qu’en temps normal.

Avant de retourner dans la cuisine chaude, je jette un coup d’œil à l’étable pour voir s’il y a eu des naissances. Au bout d’un moment, un parfum de gâteau embaume la cuisine. Doris a fait un gâteau pour mon anniversaire, les enfants ont mis une cassette de musique populaire locale qu’ils ont achetée pour moi, et on passe la journée au chaud, juste interrompus par nos sorties pour aller chercher du bois, les travaux dans l’étable et les promenades en luge des enfants.

Une nouvelle année a commencé. Maintenant que tout est calme, il est temps de faire un bilan : bientôt, ça fera quatre ans que nous sommes ici. Nous avons quatre vaches, une douzaine de chèvres, 18 brebis laitières et trente ruches avec des abeilles. En plus 15 poules et 1 coq, 5 chats, 1 chien, 4 lapins. Et beaucoup de poux ! Mais ce sont des choses qu’il faut accepter quand les enfants vont à l’école et on ne peut plus se débarrasser des bêtes parce qu’il y a toujours quelqu’un qui ne traite pas ses enfants, ou n’a pas d’argent pour ça, ou pour d’autres raisons idéologiques. De plus, la caisse d’assurance maladie ne rembourse pas ce genre de frais. Mais en Allemagne, il paraît qu’il y en a aussi. Ces bêtes sont probablement immunisées contre tout. Seuls nous, les humains, sommes devenus vulnérables à tout !

Les nuits sont très froides. Un matin nous nous étonnons que le foin n’ait pas été mangé. Les brebis bêlent et sont agitées. Nous nous demandons pourquoi, jusqu’à ce qu’on découvre que les abreuvoirs dans les étables sont gelés. Il n’y a que le tuyau de la fontaine dans la cour qui coule et son jet disparaît dans une étrange formation de glace. Nous cassons la glace de la surface pour puiser de l’eau avec un seau afin d’abreuver les animaux. Les brebis se jettent si férocement sur l’eau qu’elles en renversent le seau. Nous essayons avec plusieurs seaux en même temps. Ça marche mieux. Nous les faisons boire plusieurs fois par jour.

Les vaches sont plus flegmatiques. Elles boivent à traits profonds, s’arrêtent de temps en temps, lèvent la tête, puis l’eau s’écoule en fils épais de leurs museaux brillants. Quand elles commencent à faire basculer le seau, à jouer avec, ça veut dire qu’elles en ont assez et qu’on peut passer à la suivante.

A part déblayer la neige, il n’y a pas grand-chose à faire dehors. Alors je rentre les planches restantes de la construction des ruches, et je commence à construire des meubles de cuisine. D’abord un plan de travail, avec des étagères et des tiroirs en dessous. Archie, le plombier, avait laissé un vieil évier en acier inoxydable avec un double bac pour Emil et Rosa. Mais ils ne voulaient pas mettre un truc aussi moderne dans leur maison. Alors celui-ci trouve une nouvelle vie chez nous. Une fois posé, je l’entoure avec des carreaux en céramique. Au-dessus j’accroche mon cadeau de noël pour Doris, un chauffe-eau électrique de la « Redoute », une entreprise de vente par correspondance, fabriqué en Allemagne de l’Est. Je le sens tout de suite quand j’ouvre l’emballage ! Mais il est pour l’été, en hiver nous puisons l’eau chaude du réservoir intégré dans la cuisinière. Mon cadeau de noël est un rabot électrique qui bientôt emplit la maison de bruit et de poussière pendant que j’ajuste les planches. Comme il reste beaucoup de bois, je construis encore un banc à côté de la cuisinière avec, en bas, un rangement pour les jouets de chaque enfant. Bien sûr, ce banc est immédiatement occupé parce que c’est l’endroit le plus chaud de la maison ! Doris s’y met à l’aise et bouquine les BD de « Tintin » que le Père Noël avait apportées aux enfants.

En rangeant, je trouve dans un coin une petite boîte avec des herbes vertes à l’intérieur, émettant un parfum amer. Quand tout le monde est parti au lit, je peux enfin me mettre à l’aise sur le banc et fumer ma pipe d’écume de mer d’Istanbul dans le noir. Je regarde les taches des flammes qui s’échappent par les jointures des anneaux de la cuisinière, dansant doucement sur le plafond de la cuisine, et je me demande ce qu’est la vie et le temps, et pourquoi nous autres ne comprenons vraiment rien. Ou bien, la recherche d’une raison serait-elle le vrai sens de la vie ? Si c’était le cas, tout serait tellement simple !

A un moment donné, je me réveille. Le crépitement des flammes et leur danse ont cessé. Étincelantes, encore renforcées par le froid de la nuit, les étoiles propagent leur lumière par les nouvelles fenêtres, me donnant un aperçu de l’éternité de l’espace. Mais s’il y a quelque chose d’éternel là-haut, ça doit aussi être ici, y compris en nous ! Je fais partie de l’univers ! C’est avec cette certitude que je sors devant la porte. Ma main se colle à la poignée quand je ferme doucement la porte. Je la laisse jusqu’à ce que le métal se réchauffe et me libère. La neige autour de moi scintille comme un reflet de l’espace. Elle se comprime sous mes pieds. Une odeur agréable m’enveloppe quand j’entre dans l’étable. L’eau est encore gelée dans les bassins, mais elle a un peu fondu au bord. Somnolentes, les vaches me regardent, interrompant leurs ruminations pour passer leur chique de l’autre côté. Des brebis curieuses s’étirent avec délice avant de s’approcher et de me renifler.

Le chien dort derrière le rideau dans sa niche et grogne de plaisir quand je le caresse. Encore une gorgée d’eau de la fontaine au-dessus du cône de glace, puis retour à la maison et au lit. « Cette vie est la plus belle des choses qui me soient arrivées ! » Cette pensée me traverse pendant que le sommeil me prend dans ses bras.

Curieusement, l’eau dans la maison n’est pas encore gelée. J’ai besoin d’urgence d’eau courante dans la grange, car l’hiver peut encore durer un bon moment ! Je fais alors une percée avec une barre à mine depuis le couloir jusqu’à la pièce d’à côté, où j’ai prévu d’installer la fromagerie plus tard et de là j’avance jusqu’aux vaches. J’enveloppe bien le nouveau tube avec de l’isolant et je le connecte au réseau existant dans l’étable. Il s’agit maintenant de dégeler les conduites de l’étable, ce qui se fait finalement grâce à la chaleur des animaux. Mais il faut laisser le robinet un tout petit peu ouvert pour que le nouveau tuyau ne gèle pas !

Après quelques jours, il me semble qu’il fait plus chaud. Il ne fait plus que 6 degrés en dessous zéro. Et promptement, il commence à neiger ! Le soir, il y a déjà 20 cm de neige fraîche et un vent mordant la fait tourbillonner en sculptant des dunes bizarres. De temps en temps, il écarte les nuages et libère la pleine lune qui semble avancer comme un disque, plongeant les montagnes dans une lumière non terrestre, le ‘pays des ombres de la lune’… Tout scintille, même les zones habituellement sombres. Les montagnes semblent flotter, devenues esprits, déconnectées de la terre. Même les isolateurs et la clôture du pâturage étincellent !

Officiellement, l’école a repris, mais les routes ne sont pas praticables. Même le bus allant à St. Girons ne circule pas ! Les enfants construisent des igloos, font de la luge, essayent d’atteler Filou et de le dresser comme chien de traîneau.

La transformation de la cuisine se termine lentement. Doris soupire : « Enfin, plus de copeaux ! », même s’ils sont très utiles pour allumer le feu de la cuisinière au matin. Parfois, on chauffe les chambres des enfants en haut, surtout quand ils ont de la visite. Sinon, la cuisine est l’endroit le plus chaud où on se retrouve tous.

Doris cire le parquet. Nous poussons la table du milieu de la pièce vers le banc d’angle, nouvellement construit. Ça libère beaucoup de place au centre de la cuisine. « Maintenant les enfants ne peuvent plus courir autour de la table ! », dit Doris, « Voyons comment ils vont faire quand ils se disputent ! ». La vague de froid se poursuit, alors je continue de travailler à l’intérieur. Je n’ai pas encore appris à rester sans travailler !

Je monte les chaînes sur les roues et descends à St. Girons acheter du matériel. Toute la route est sous la neige et il n’y a personne qui circule. De retour au village, je rencontre Rémi, qui rentre d’une randonnée en ski. Nous chargeons ses skis dans la voiture, il s’assied sur le capot, pour mettre du poids sur les roues. Mais au bout du compte, il doit pousser, et avec des chaînes qui patinent, on se fraie un chemin jusqu’à la maison. Après un thé, il retourne au village à ski.

En haut au grenier, je construis des lits superposés pour les grands et un lit simple pour Lucie. Tout en bois massif ! Puis je refais l’électricité, car jusqu’à maintenant nous avions utilisé notre ancien système de fils en 12 volts pour les 220 volts. Quelques prises de courant supplémentaires, sinon seulement des ampoules de 25 watts pour ne pas enrichir trop le lobby du nucléaire !

D’une certaine façon, c’est ma manière d’être de perfectionner perpétuellement tout ce qui est déjà fait. Je construis une petite table à partir des chutes de bois, qui va exactement avec la banquette de la cuisinière. S’il fait très froid ou quand les enfants sont à l’école, nous mangeons là. Bien sûr, il y a toujours dispute pour savoir qui peut s’allonger sur le banc. Je m’y installe tard le soir quand tous les autres sont au lit. Alors c’est le moment pour lire, écouter de la musique, ou encore planifier notre fermette.

Enfin un vrai hiver ! Et nous qui craignions qu’il n’y en ait pas dans le sud de la France ! Quand le soleil brise les nuages pendant la journée ou sort derrière la montagne, le monde se transforme. En sentant ses doux rayons, on lève automatiquement le regard, on voit le monde gris scintiller et, çà et là, les taches ocres d’une vieille grange ou les pointes vertes des hauts sapins qui étaient censés être des arbres de noël, s’illuminent. Et puis ce dôme bleu clair qui couvre le tout comme une cloche protectrice !





Les Néo-Ruraux Tome 2: Le Fromager

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