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VI

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Table des matières

Carlsruhe. — De la difficulté de changer de chemise. — La sentinelle du parc. — Je vais prendre un bain en chaise de poste. — Closerie des Lilas. — L’hôtel de la Légation et le Théâtre. — M. Junius Minorel, s’il vous plaît? — Déceptions sur déceptions. — Je couche dans la capitale des États de Bade.

En arrivant à Carlsruhe, je compris qu’il serait peu convenable à moi de me présenter à la Légation de France dans mon fâcheux état de toilette. J’achetai dans une maison de confection une chemise non de couleur, mais blanche et fine; une cravate de satin, un faux-col, des gants et un mouchoir de poche. La difficulté était de passer ma chemise. Je ne le pouvais en pleine rue. Pour tout au monde, je n’aurais mis le pied dans une auberge: on n’eût point manqué d’y flairer mon passe-port absent, de m’y faire inscrire mon nom sur un registre; je suis étranger, sans suite, sans bagages, suspect par conséquent. La police mise en éveil, c’est avec accompagnement de gendarmes que je me serais présenté à la Légation de France.... Fi d’un pareil cortége!

Heureusement, l’invention ne m’a jamais fait défaut.

En parcourant la ville pour mes emplettes, j’avais avisé le parc du château, avec ses épais massifs d’arbres et ses rares promeneurs. Je prends la route du parc. A la grille d’entrée, le soldat en sentinelle me fait signe d’arrêter. Va-t-il aussi me demander mon passe-port? Non; du doigt il frappe sur ma boîte de fer-blanc, mon unique valise. Pensant qu’il veut en connaître le contenu, je m’apprête à l’ouvrir. Il me répond par un branlement de tête négatif et un bon gros rire de brave homme. Il paraît que dans les États de Bade il est permis de rire sous les armes. Cependant, tout en riant, il continuait de frapper sur ma boîte. A ses yeux, ma boîte était un paquet, et dans le parc grand-ducal, pas plus que dans nos parcs impériaux, il n’est permis de passer avec bagage; je le compris. Qu’à cela ne tienne! je me débarrasse de ma boîte, et par une pantomime expressive, je demande à ce gai militaire la permission de la déposer dans sa guérite; je la reprendrai en sortant. Il ferme les yeux, fait une inclinaison de tête et sourit.... C’est un consentement! Je le remercie de la main. Mais au moment de déposer ma boîte de fer-blanc, je songe que ma chemise, mon faux-col, ma cravate y sont renfermés. Or, je ne voulais pénétrer dans le parc que pour y chercher un endroit solitaire où je pusse changer de linge sans blesser la pudeur publique. Par ma foi! je ne songeais guère alors à la promenade; je songeais à la Légation de France, à mon passe-port à obtenir, à mon départ de Carlsruhe surtout, à mon ami Antoine Minorel, à Madeleine, ma cuisinière, et à mon vieux Jean, qui, tous trois, devaient commencer à s’inquiéter de mon retard. Je reprends brusquement ma boîte; je vais m’éloigner.... Témoin joyeux de mes évolutions et contre-évolutions, la sentinelle riant encore, riant toujours, m’annonce, par un dernier geste, que ma boîte et moi nous pouvons passer.

Brave soldat! au besoin, je témoignerais, main levée, de l’excellence de ton caractère comme de ton intelligence. Du premier coup d’œil, tu as deviné qu’un pur natif de Paris était devant toi, incapable d’articuler ou de comprendre un mot de ta langue caillouteuse; par la mimique tu as suppléé à la parole inutile; par la science du physionomiste, tu as su reconnaître à qui tu avais affaire, et, sans ouvrir la bouche, tu t’es montré à la fois perspicace, charitable et de belle humeur. Puisses-tu bientôt devenir caporal, et même capitaine! Si les soldats badois avaient, comme les nôtres, les grosses épaulettes dans leur havre-sac, je te souhaiterais le généralat. Certes, le grand-duché aurait alors en toi un des généraux les plus gais qu’il ait eus jamais.

Me voici donc dans le parc. J’épie un endroit favorable. Mon premier coup d’œil m’avait abusé. La journée avait été chaude; le soleil couchant conservait encore une partie de sa force; si les promeneurs ne m’étaient point apparus d’abord dans les allées découvertes, je les trouvais de tous côtés maintenant sous l’ombre des massifs.

Leur présence me gênait, je l’avoue. J’allais de ci de là, pour l’éviter. Tenus en éveil par mes manœuvres stratégiques, les inspecteurs du parc me regardaient d’un air quelque peu inquisiteur. Enfin le soleil baisse de plus en plus, la solitude se fait autour de moi; je trouve un bosquet désert, un cabinet de verdure; je me dispose à le changer en cabinet de toilette. A peine me suis-je débarrassé d’une manche de mon habit, un de mes argus en uniforme se montre tout à coup. Il pouvait se méprendre sur mes intentions; il m’apostrophe en allemand; je recommence pour lui mon histoire dans le meilleur français possible, et comme la faculté de nous comprendre nous est également refusée à l’un et à l’autre, je repasse la manche de mon habit, et le quitte, en lui adressant un salut, qu’il ne me rend pas.

Il me faut sortir d’embarras cependant. Les cabinets de verdure m’étant interdits, j’aurai recours aux cabinets de bains. Là je pourrai tout à loisir changer de linge, et prendre quelque repos avant de me présenter à la Légation.

Arrivé à la place de l’Obélisque, j’y trouve une station de voitures, mais de voitures point. Passe une chaise de poste qui rentrait chez elle à vide.

«A fot’ serfiche, meinchir!» me crie le postillon.

Pourquoi pas? Après mon bain, ma transformation accomplie, si je descendais à la Légation en chaise de poste? Oui; cela aura bon air. Plus économe de temps que d’argent, je prends mon postillon à l’heure, et m’élance dans sa chaise en lui jetant ces mots: «A la maison de bains la plus proche!» Il me conduit hors de la ville. Je me fâche et à tort. Il n’y a pas de maisons de bains à Carlsruhe, ville essentiellement aristocratique, où chacun a sa baignoire à domicile.

A l’extrémité d’un boulevard, que longe une eau courante, existe un grand jardin parsemé de tables et de lilas en fleurs; sous les lilas se promènent des amoureux; autour des tables se tiennent des buveurs devant leur chope mousseuse. C’est là que s’arrête ma voiture. Je m’apprêtais à gourmander encore mon conducteur, qui, au lieu de me conduire à une maison de bains, m’avait mené à une Closerie des Lilas, quand, au fond du jardin, sur la face d’un bâtiment carré, je vois, inscrit en grosses lettres, ce mot: Baden, qui décidait en sa faveur. En pays étranger, il faut bien se garder d’avoir trop tôt raison.

Je traverse le jardin, j’entre dans ladite maison, je monte au premier étage; un garçon se présente; je lui commande un bain tempéré, vingt-huit à trente degrés centigrades, pas plus. «Cela suffit,» me répond-il en très-bon français. Il m’installe dans un charmant cabinet, orné d’une baignoire vide, et je reste un quart d’heure sans plus entendre parler de lui. Je sonne, j’appelle.... Le silence le plus profond règne dans la maison de bains, qu’on pourrait prendre pour un cloître abandonné, tandis qu’au dehors, dans la closerie, commencent à s’élever des chœurs d’une excellente exécution, où de jeunes voix, fraîches et alertes, brodent de charmantes mélodies sur des basses vigoureuses et bien tenues.

Ce sont les buveurs et les amoureux qui se répondent.

J’aime la musique, surtout la musique inattendue, celle qui vient nous charmer à l’improviste, sans prospectus, sans programme. Celle-là, l’Allemagne et la Suisse en sont prodigues, dit-on; mais, pour le moment, j’y avais peu l’oreille. J’écoutais surtout le bruit de mes sonnettes dont je commençais à jouer avec fureur, avec emportement. Las de carillonner en vain, je mets le nez à la fenêtre qui donne sur le jardin. A la lueur de quelques lanternes (car la nuit était venue), je vois mon garçon tranquillement occupé à distribuer des pots de bière de droite et de gauche, tout en chantant avec les autres. Ouvrant brusquement la fenêtre, je l’appelle, je crie, au risque de rompre l’harmonie du choral; il se retourne, lève la tête vers moi, et, après être resté quelque temps la bouche ouverte, sans doute pour achever sa phrase musicale: «On le prépare,» me dit-il avec un reste de modulation dans le gosier.

J’aurai occasion de revenir bientôt sur cette question de la vivacité allemande et en particulier sur celle des garçons de bains. La placidité de celui-ci m’avait désarmé. Je passai ma chemise neuve, je mis mon faux col, ma cravate de satin, je me gantai, opération d’autant plus nécessaire que dans ce Baden je n’avais pu même me laver les mains, et songeant à l’heure qui menaçait, je descendis rapidement l’escalier, au bas duquel je trouvai mon chanteur, fredonnant encore et portant sous son bras un peignoir et des serviettes.

«Combien vous dois-je? lui dis-je.

—Est-ce que monsieur ne prendra pas son bain?

—Non.

—Eh bien, c’est un demi-florin, le linge compris.»

Je lui donnai le demi-florin. Comme je regagnais ma voiture: «Et le trinkgeld! Le pourboire!» me cria-t-il.

Dix minutes après, ma chaise s’arrêtait devant la Légation de France.

Sans même attendre ma question, le concierge me déclara que, si je venais pour affaires, les bureaux étaient fermés et que ces messieurs étaient tous au spectacle.

«Au théâtre!» dis-je à mon cocher.

Le buraliste dormait dans sa petite logette. Je le réveillai pour lui demander un billet d’orchestre, ce qui ne sembla pas médiocrement le surprendre.

Lorsque j’entrai dans la salle, on jouait le dernier acte de je ne sais quel opéra allemand auquel je ne compris rien, paroles et musique, tout occupé que j’étais d’inspecter autour de moi pour y découvrir ma Providence, sous les traits de M. Junius Minorel. J’y perdis mes peines. Je me promis, durant l’entr’acte, de me faire indiquer la loge de la Légation, où je ne pouvais manquer de le trouver. Nouvelle déception! Ledit opéra composait à lui seul tout le spectacle. A Carlsruhe, le théâtre s’ouvre à cinq heures et se ferme à neuf; après quoi chacun rentre chez soi pour y souper et se coucher. O Parisiens! ne blâmez pas trop légèrement ces usages, ils valent bien les vôtres. Les jours de spectacle vous dînez mal et vous ne soupez pas.

Le train direct partait à dix heures dix-sept minutes.

Je n’avais pas un instant à perdre; deux minutes après, ma chaise de poste me ramenait à l’hôtel de la Légation.

Vis-à-vis du concierge, cette fois, je fus plus explicite. Je demandai si M. Junius Minorel était rentré du spectacle. Le concierge me répondit que, pour le moment, M. Junius de Minorel habitait la ville d’Heidelberg, où il était en train d’achever sa cure de petit-lait.

J’étais atterré. Qu’allais-je faire? où me réfugier?

Témoin de ma torpeur et bientôt mon confident, le postillon, le quatrième individu à qui, dans cette même journée, j’avais raconté mon histoire, me proposa de me conduire sur le boulevard d’Ettlingen, à la maison Lebel, pension bourgeoise, où je trouverais une chambre à la journée, avec table d’hôte. La logeuse était Belge et veuve, à ce qu’il croyait.

«Boulevard d’Ettlingen!» lui dis-je.

Nous nous arrêtâmes devant une petite maison de bonne apparence. On me donna une chambre, je m’y installai, sans songer à souper. Rendu de fatigue et d’émotions, à peine pouvais-je rassembler assez nettement mes idées pour me rendre compte des événements écoulés et de leur ordre depuis mon départ. Il me semblait être parti de chez moi depuis quinze jours.

Le philosophe a dit vrai: «Les voyages allongent la vie.» Il aurait dû ajouter qu’ils rétrécissent la bourse.

Voici le compte de mes dépenses depuis mon départ de Paris:

Donné à une pauvre femme, qui, à Ménilmontant, m’a indiqué le sureau merveilleux 1f »c
Au garçon du cabaret Ferrière 5 »
Chemin de fer de Noisy à Épernay 15 90
A un commissionnaire qui a voulu absolument porter ma boîte de fer-blanc jusque chez Athanase » 50
Au petit mendiant voluptueux 5 »
Visité l’église d’Épernay, à une heure indue 1 »
Visite aux caves 2 »
Chemin de fer d’Épernay à Strasbourg 38 30
A un monsieur qui m’a nommé les six Muses, Calliope, Euterpe, Érato, Thalie, Melpomène et Tisiphone, placées sur le théâtre de Strasbourg 1 »
A reporter 69f 70c
Report 69f 70c
Au sacristain de Saint-Thomas, qui m’a montré le tombeau du maréchal de Saxe 2 »
A un autre sacristain, pour la momie du duc de Nassau 1 50
A un jeune ouvrier sans ouvrage, qui, à la cathédrale, m’a conseillé de revenir à midi pour entendre sonner la fameuse horloge 2 »
A la Brasserie du Dauphin, une chope » 50
Déjeuner, à la Ville de Paris 4 50
Au garçon » 50
A la fille qui m’a apporté l’eau pour laver mes mains » 50
Au café de la Cigogne, à Kehl, bière bavaroise 1 »
Au garçon » 25
Chemin de fer de Kehl à Carlsruhe 8 45
A l’employé du chemin de fer qui s’est emparé de mon parapluie » 50
Chemise, cravate de soie, mouchoir et gants 22 65
Pour le bain que je n’ai pas pris (sans trinkgeld au garçon), un demi-florin 1 08
Stalle d’orchestre, un florin et demi 3 23
Chaise de poste à l’heure, trois florins 6 45
Pourboire au postillon 2 »
Total 126f 81c

Cent vingt-six francs quatre-vingt-un centimes!

Et j’avais emporté des provisions! j’avais déjeuné chez Ferrière, dîné chez Athanase et passé la nuit en chemin de fer! Le lit d’auberge m’était encore inconnu!

A peine si je possédais la somme suffisante pour retourner à Kehl dans le cas où j’aurais pensé que le plus sage parti à prendre était d’aller me livrer aux autorités françaises pour me faire reconduire à Marly-le-Roi de brigade en brigade. Il me restait ma montre; c’était une ressource. Néanmoins, je ne ressentais plus la moindre indulgence pour la plaisanterie d’Athanase, qui, à Épernay, m’avait subrepticement enwagonné pour Strasbourg, quand je pensais retourner à Paris.

Le chemin des écoliers

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