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IV

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Table des matières

Strasbourg. — Courses à travers la ville. — Kléber et le maréchal de Saxe. — Conversation entre le nez rouge et l’habit bleu barbeau. — Leçon de haute géographie. — Comment ce sont les Américains qui ont découvert l’Europe. — Question turque, question indienne, question chinoise. — Quatre hommes pour le service d’une pipe. — Encore Brascassin!

Je n’ai jamais su me fâcher d’une plaisanterie. Celle-ci cependant me parut dépasser les bornes. Athanase lui-même le comprenait; la nuit, sans doute, lui avait porté conseil, et ce fut d’un air embarrassé qu’il m’aborda au débarcadère.

«Vous avez voulu me souhaiter ma fête, me dit-il en essayant de donner à son allocution une forme légère, qui contrastait avec le ton ému de sa voix; nous voici au 1er mai; la Saint-Athanase est venue, et nous la fêterons ensemble, joyeusement, à l’hôtel Weber, face à face avec la chute du Rhin. Vous êtes des nôtres, n’est-il pas vrai, cher parrain?»

Cette date du 1er mai me rappelait suffisamment que ce jour même, mon excellent Antoine Minorel devait me rejoindre à Marly-le-Roi.... et j’étais à Strasbourg!

Je dus répondre, et je répondis par un refus formel. En vain Athanase insista, en vain il me déclara que toute sa vie il se reprocherait de m’avoir amené indûment à Strasbourg, si je ne devais pas l’accompagner à Schaffouse, je demeurai inébranlable. Le pauvre garçon me fit vraiment de la peine, tant il avait l’air contrit.

Je le consolai de mon mieux, et nous nous séparâmes. Accompagné de ses amis, il alla prendre le chemin de fer de Bâle; moi, je restai avec l’ingénieur, que ses devoirs militaires retenaient momentanément dans la capitale de l’Alsace. A son tour, ce dernier me quitta; nous devions nous rejoindre bientôt.

Il était sept heures du matin. Le premier convoi, express, était déjà en route; le second, un convoi omnibus, trajet non direct, ne devait partir qu’à midi quarante-cinq minutes. J’avais cinq heures quarante-cinq minutes à mon entière disposition. Tout en maugréant, il me fallut bien essayer de les mettre à profit.

Strasbourg est une belle et noble ville, une ville généreuse, guerrière, artistique, commerçante, une de ces villes rares qui ont conservé leur physionomie spéciale; elle est par-dessus tout la ville de France où l’on parle le plus allemand.

Je visitai la cathédrale, le palais impérial, le théâtre, l’église Saint-Thomas, la place Kléber, quelques marchés, une brasserie. Dans la cathédrale j’admirai la fameuse horloge astronomique; si j’avais voulu rester là jusqu’à midi, j’aurais vu défiler la procession des apôtres et entendu le coq chanter; sur le théâtre, de forme grecque, je vis six muses dépareillées; à Saint-Thomas, le mausolée du maréchal de Saxe; sur la place Kléber, le vainqueur d’Héliopolis, qui, en sa qualité d’ancien architecte, de l’air un peu matamore qui lui était habituel, semble fulminer contre le peu de symétrie et d’élégance de l’endroit. Dans les marchés, je vis des campagnards avec gilet rouge, culotte courte, petit tablier blanc, et un tiers de leur tricorne abattu sur les yeux; des campagnardes, en larges chapeaux de paille aplatis et enrubannés, ou nu-tête et leur chignon traversé par une flèche d’or. Dans la brasserie, celle du Dauphin, la plus célèbre, je bus d’excellente bière, véritable bière de Strasbourg (j’ai tout lieu de le supposer), et j’eus le bonheur d’y rencontrer trois anabaptistes. J’ai un ami anabaptiste; je le croyais seul de son espèce en France.

A huit heures et demie je me persuadai avoir vu, et bien vu, tout ce que Strasbourg présente de curieux, tant j’avais les pieds endoloris par le pavé.

Je me rendis à la Ville de Paris, du moins à l’hôtel portant ce nom, nom ironique, moqueur, insolent. C’était la seule ville de Paris que je dusse aborder ce jour-là. Mon ingénieur m’y avait donné rendez-vous pour y déjeuner ensemble. En l’attendant, je m’installai dans la salle à manger.

Deux individus y étaient déjà attablés. Dans l’un je reconnus le nez rouge, le récipiendaire de la veille. Était-il donc parti d’Épernay en même temps que nous? Je pris d’abord son compagnon pour un second Hollandais; mais il n’avait pas les deux rotules. D’ailleurs son costume annonçait plutôt un sédentaire qu’un voyageur. Il portait une chemise non fripée, un gilet blanc qui lui remontait jusqu’aux oreilles, et un superbe habit bleu barbeau, orné de boutons de cuivre guillochés. Ce n’est point là un costume de touriste. En effet, j’ai su plus tard qu’il était Lorrain, que depuis vingt ans il habitait Strasbourg, où il professait la géographie et les sciences politiques; ces dernières, le soir seulement, dans les cafés ou dans les brasseries.

«Oui, mon ami, disait le nez rouge à l’habit bleu, depuis hier je suis maçon; j’en ai l’honneur. C’est grande satisfaction pour moi, devant exercer l’homœopathie à Rotterdam, où la franc-maçonnerie est recherchée plus que partout on ne pourrait. Déjà, cette nuit, dans le wagon, j’ai fait connaissance d’un jeune homme aimable, maçon aussi, comme moi.

—Mais, lui dit son compagnon, comment avez-vous pu deviner qu’il était franc-maçon, comme vous?

—Voilà. Je ne pouvais pas beaucoup dormir, parce que, pour mes épreuves, ils m’ont fait boire du champagne Moët, que je n’en ai pas l’habitude, et ça m’agite. Alors, mécaniquement, pour m’occuper, je répétais les signaux qu’ils m’ont appris, pour en prendre mémoire.

—Et quels sont ces signaux?

—On se gratte d’abord le nez, comme si qu’une mouche s’y soit mise; ensuite, on se place un doigt dans la bouche, le pouce.

—Hum! hum! fit l’habit bleu, singuliers signes maçonniques que de se gratter le nez et de teter son pouce! Ensuite?

—Ensuite?... Mais dois-je vous causer de ça, à vous qui n’en êtes pas? Mon jeune homme en est, lui; et, chose drôle! il se nomme Baldaboche, aussi personnellement que moi.

—Vous vous nommez Baldaboche! dit le géographe en faisant un bond sur sa chaise.

—Van Baldaboche, depuis hier; mais pas pour vous, puisque vous n’en êtes pas!

—Et que veut dire ce mot: Baldaboche?

—Je ne sais. Il est peut-être grec.

— Ou auvergnat, repartit l’habit bleu en haussant les épaules.

—Mon bon ami, lui dit le Hollandais avec une grande douceur, mais non sans quelque dignité, vous ne pouvez comprendre puisque vous n’en êtes pas. Le sage se donne le mal d’examiner avant de porter jugement. Mon jeune homme aimable viendra déjeuner ici ce matin; il me l’a promis; attendez. Il vous expliquera la chose plus que moi, qui n’en suis que d’hier.... vous verrez. Tout ça c’est des symboles.

—Ou des bêtises! On s’est moqué de vous, j’en ai peur.»

Le Hollandais redressa la tête, fronça les sourcils, recula sa chaise, puis, après quelques instants d’un silence orageux, se tournant tout à coup vers moi, qui, placé derrière lui, me délectais à l’audition de cette scène, ajoutée à la comédie de la veille:

«Donnez-moi du fromache,» me dit-il brusquement.

Interdit sous l’apostrophe, je restais immobile et les yeux grands ouverts; le géographe intervint:

«Faites donc attention à qui vous vous adressez, dit-il au nez rouge; monsieur n’est point un domestique;» et lui montrant ma boîte de fer-blanc, que j’avais suspendue à l’une des patères de la salle, il ajouta: «Monsieur est herboriste.»

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