Читать книгу Le Théâtre de Saint-Cyr (1689-1792) : d'après des documents inédits - Achille Taphanel - Страница 14

PREMIERS ESSAIS DE REPRÉSENTATIONS DRAMATIQUES

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On peut s’étonner au premier abord de trouver dans un couvent de jeunes filles, comme Saint-Cyr, tout un théâtre organisé, avec un personnel et un matériel complets; des auteurs, un répertoire, et, ce qui manque à bien des théâtres, un public.

Mais il ne faut pas oublier que ce fut précisément dans les couvents et dans les colléges que s’opéra en France la renaissance de la scène. Les écoliers qui, de tout temps, avaient joué sous les yeux de leurs maîtres des pièces grecques ou latines, en étaient venus, dès le milieu du XVIe siècle, à représenter presque publiquement des tragédies et des comédies françaises.

Ce fut au collége de Boncourt que Jodelle fit jouer, en 1552, sa tragédie de Cléopâtre et sa comédie d’Eugène. La Trésorière de Jacques Grévin fut jouée au collége de Beauvais le 5 février 1558, et, deux ans après, le 16 février 1560, on représenta dans le même collége deux autres pièces de Jacques Grévin, César ou la Liberté vengée, et les Esbahis. Cette dernière comédie avait été composée pour les noces de la duchesse de Lorraine, qui y assista avec toute la Cour. L’Achille de Nicolas Filleul fut «récité » publiquement au collége d’Harcourt le 21 décembre 1563. On peut mentionner encore les tragédies de Polixène, d’Esaü et d’Hypsicratée, jouées en 1597, 1598 et 1604, au collége des Bons-Enfants de Rouen , Enfin, le Mercure, en annonçant les représentations de Saint-Cyr, dit que «cela s’est fait depuis plusieurs siècles et se fait encore dans les couvents les plus austères.»

Ces traditions théâtrales se perdirent de bonne heure dans l’Université, mais furent avec raison conservées chez les Jésuites. Aujourd’hui encore on joue Molière dans les colléges romains, au collége Capranica notamment.

La première supérieure de Saint-Cyr, madame de Brinon, ne fit donc que se conformer à l’usage immémorial des colléges et des couvents en faisant apprendre et réciter à ses élèves des pièces de théâtre. Elle eut seulement le tort de choisir des moralités insipides, sans poésie et sans style, telles que sont encore trop souvent les ouvrages destinés à édifier la jeunesse. Toutes les vieilles tragédies de martyrs y passèrent. Elle-même se mêla d’en composer quelques-unes encore plus détestables. C’est ainsi du moins que les jugent, dans leurs Mémoires, les dames de Saint-Louis, ajoutant que «pour réussir en ces sortes de choses, il faut avoir des règles et un génie particuliers qu’on ne se donne point, quelque esprit qu’on ait.»

Madame de Brinon avait en effet beaucoup d’esprit et une facilité incroyable d’écrire et de parler. «Elle faisoit, dit madame de Caylus, des espèces de sermons fort éloquents, et, tous les dimanches après la messe, elle expliquoit l’Évangile comme auroit pu le faire M. Le Tourneur.» Mais son mauvais goût, son défaut de tact et sa vanité devaient la perdre.

«Madame de Maintenon, disent les Dames de Saint-Louis, souffrit assez longtemps qu’on jouât de ces mauvaises pièces, par complaisance pour madame de Brinon, et aussi pour les Demoiselles, à qui tout est bon, pourvu qu’elles aient récréation. Mais elle comptoit bien y mettre ordre lorsqu’elle seroit débarrassée de choses plus importantes et plus pressées, ce qu’elle fit dès qu’elle put. Et, réfléchissant sur cela, elle crut qu’il n’y auroit point d’inconvénient de faire jouer à ces demoiselles quelques-unes des meilleures pièces de Corneille et de Racine parce qu’il y en a qui lui sembloient assez épurées des passions dangereuses à la jeunesse, ou traitées si délicatement, qu’il n’y auroit pas à craindre qu’elles leur fussent préjudiciables; et que ce sont de beaux vers qu’il valoit mieux qu’elles apprissent que ceux qui sont plus communs ou qui n’ont rien que de bas; elle pensa que ce seroit un moyen de cultiver leur mémoire par de belles choses, de leur apprendre à bien prononcer, à se tenir de bonne grâce... et à n’être pas si neuves quand elles s’en iroient, que le sont la plupart des filles élevées dans les couvents.»

On joua tour à tour Cinna, Andromaque, Iphigénie, Alexandre. «Ces petites filles, dit madame de Caylus, représentèrent Cinna assez passablement pour des enfants qui n’avoient été formées au théâtre que par une vieille religieuse. Elles jouèrent ensuite Andromaque, et, soit que les actrices en eussent été mieux choisies, ou qu’elles commençassent à prendre des airs de la Cour, dont elles ne laissoient pas de voir de temps en temps ce qu’il y avoit de meilleur, cette pièce ne fut que trop bien représentée au gré de Madame de Maintenon.»

On a souvent cité sa lettre à Racine: «Nos petites filles ont joué hier Andromaque, et l’ont jouée si bien, qu’elles ne la joueront plus, ni aucune de vos pièces.»

Il n’est pas d’ailleurs étonnant que Racine fût mieux interprété que Corneille. Le génie de Corneille est rude, peu accessible. Le vieux poëte ne descend jamais des hauteurs de l’héroïsme et du sublime; ses personnages sont plus grands que nature; il n’y en avait point à la taille de ces toutes jeunes filles. Racine, au contraire, tendre, poli, correct, harmonieux, tout féminin, leur convenait parfaitement. Il ne s’élevait guère au-dessus de cette éloquence noble et pure, qui est le type de la perfection classique, mais il s’y maintenait et il était facile de l’y suivre; enfin, il n’avait fait qu’emprunter à la Cour — et Saint-Cyr était presque la Cour — la délicatesse et les élégances de son style.

Mais Madame de Maintenon, comme nous venons de le voir, se montra fort alarmée du succès des jeunes actrices. «Elle commença de craindre, disent encore les dames de Saint-Louis, qu’elles n’entrassent trop dans l’esprit des personnages qu’elles représentoient; que ce ne leur fût un piège qui excitât leur goût pour les choses profanes, et ne leur fît perdre celui qu’on tâchoit de leur inspirer pour la piété ; que les passions ne laissent pas de se faire sentir dans ces sortes d’ouvrages, d’une façon d’autant plus dangereuse qu’elles y sont représentées sous des couleurs apparentes de vertus, mais vertus païennes; qui ont l’orgueil pour principe, et qui, par conséquent, sont bien plus opposées qu’elle n’avoit pensé à l’esprit de l’Évangile... Ces réflexions lui firent abandonner son premier projet pour en prendre un plus conforme à ses intentions, qui fut d’engager Racine, un des meilleurs poëtes qui fût alors, à faire quelques belles pièces dont le sujet seroit pieux et composé de manière que les Demoiselles y trouvassent autant de plaisir que des instructions propres à leur faire goûter la religion et la vertu.»

C’est ainsi, on le sait, que naquit Esther. Madame de Maintenon avait demandé à Racine «s’il ne pourrait pas faire sur quelque sujet de piété et de morale une espèce de poëme où le chant fût mêlé avec le récit, le tout lié par une action qui rendît la chose plus vive et moins capable d’ennuyer. La pièce, disait-elle, seroit uniquement pour Saint-Cyr, et ne seroit nullement connue du public,» — Il ne fallait pas que l’auteur crût sa réputation intéressée dans cet ouvrage; il importait peu aussi que les règles de la poétique n’y fussent pas observées, pourvu qu’il contribuât aux vues qu’on avait de divertir les demoiselles de Saint-Cyr en les instruisant.

«Cette lettre, dit madame de Caylus, jeta Racine dans une grande agitation. Il vouloit plaire à Madame de Maintenon; le refus étoit impossible à un courtisan, et la commission délicate pour un homme qui avoit comme lui une grande réputation à soutenir, et qui, s’il avoit renoncé à travailler pour les comédiens, ne vouloit pas du moins détruire l’opinion que ses ouvrages avoient donnée de lui. Despréaux, qu’il alla consulter, décida pour la négative; ce n’étoit pas le compte de Racine. Enfin, après un peu de réflexion, il trouva dans le sujet d’Esther ce qu’il falloit pour plaire à la Cour. Despréaux lui-même en fut enchanté, et l’exhorta à travailler, avec autant de zèle qu’il en avoit eu pour l’en détourner.»

Pendant que Racine créait pour les jeunes pensionnaires de Saint-Cyr un de ses plus purs chefs-d’œuvre, celles-ci se préparaient par d’excellents exercices à la déclamation et au jeu du théâtre. Madame de Maintenon leur avait composé elle-même des dialogues ou Conversations dont plusieurs eussent à peine été déplacés dans une comédie de Molière. Les sujets en étaient bien choisis et prêtaient tous à d’agréables développements en même temps qu’à des observations utiles.

Madame de Maintenon improvisait facilement ces Conversations, et chaque jour on lui en demandait de nouvelles. Il y en a de charmantes sur le Silence, les Discours populaires, le Jugement, l’Habitude, les Répugnances, les Occasions, la Faveur.

Plus d’une fois, le Roi, dans ses visites à Saint-Cyr, en fit réciter devant lui, et se montra charmé de la grâce et de l’esprit des Demoiselles. Celles-ci s’enhardirent peu à peu, si bien que, lorsqu’arriva le grand jour de la première représentation d’Esther, elles montrèrent une assurance qui étonna plus que tout le reste leur magnifique auditoire.

Madame de Brinon ne vit pas ce triomphe d’Esther, qui lui était dû en partie. Cette amie de Madame de Maintenon, cette fondatrice de la petite école de Montmorency, d’où sortit Saint-Cyr, avait été comblée d’honneurs et de bienfaits. Le Roi la visitait, la consultait; les plus grands seigneurs lui faisaient la cour; Madame de Maintenon elle-même, en obtenant qu’elle fût nommée, malgré les constitutions, supérieure perpétuelle de l’Institut de Saint-Louis, avait pour ainsi dire abdiqué en sa faveur.

Mais madame de Brinon n’avait pas l’âme assez forte pour supporter dignement sa haute fortune. Elle eut le vertige des parvenus. Son orgueil, son faste, sa dépense excessive, devinrent pour les Demoiselles un dangereux exemple. Elle se donna un appartement somptueux, se fit une cour d’élèves favorites, devint glorieuse, dédaigneuse, fantasque; et, lorsque Madame de Maintenon essaya sur le ton de la prière de lui adresser quelques observations, elle les accueillit avec impertinence et n’en tint aucun compte.

Madame de Maintenon se lassa enfin d’une conduite qui devenait compromettante pour la discipline de l’Institut.

«La Maison ne peut être gouvernée, disait-elle, par deux personnes qui pensent si différemment... Que veut-elle? que demande-t-elle? Elle est aussi libre que si elle n’étoit pas religieuse; toute la communauté prévient ses désirs, ses fantaisies même; elle est estimée à la Cour, considérée à la ville, consultée par d’habiles gens; elle règne sur la partie la plus malheureuse et la mieux élevée de la noblesse du royaume; que lui manque-t-il?..... Je voudrois que madame de Brinon fût moins éloquente et plus régulière; qu’elle connût moins le monde et mieux les devoirs de son état; qu’elle fût moins visitée au dehors et plus accessible au dedans; qu’elle usât de plus de sévérité à l’égard d’elle-même et de plus d’indulgence à l’égard des autres. Les choses sont au point que personne n’ose l’aborder. Tout tremble devant elle, et tout devroit l’aimer et l’aimoit autrefois. Écrivez-lui donc fortement...»

Ces lettres s’adressaient à l’abbé Gobelin, dont les avertissements réitérés furent inutiles. Madame de Brinon, se croyant inamovible, n’en fit que plus à sa tête. Alors poussée à bout et usant pour la première fois de sévérité, Madame de Maintenon lui retira le gouvernement temporel de la maison. La hautaine religieuse ne se soumit point davantage: elle déclara que les constitutions de la maison la garantissaient contre toute disgrâce arbitraire, refusa d’entendre les remontrances de l’évêque de Chartres, et chercha même à entraîner dans sa révolte les Demoiselles de son entourage. Elle était perdue. Le 4 décembre 1688, Dangeau consigne dans son journal la nouvelle suivante, qui déjà circule à Versailles:

«Madame de Brinon, supérieure de Saint-Cyr, sortit hier de la maison, et s’en est allée à Paris chez madame la duchesse d’Hanovre. On n’en sait point encore la raison, mais on ne doute point que ce ne soit de concert avec Madame de Maintenon; et c’est apparemment sa mauvaise santé qui l’a obligée de quitter cette maison.»

La mauvaise santé de madame de Brinon pouvait jusqu’à un certain point donner le change sur sa disgrâce. Elle était allée l’année précédente aux eaux de Bourbon, et avait profité de son voyage pour se faire envoyer des députations, adresser des placets, et rendre des honneurs par les corps des villes où elle passa.

Mais la cause réelle de son départ précipité était qu’elle avait reçu une lettre de cachet portant ordre de quitter aussitôt Saint-Cyr et de se retirer dans un couvent. Madame de Brinon était sortie sans dire un mot à personne, et s’était rendue à Paris, dans l’hôtel de Guise, d’où elle envoya sa démission le 11 décembre suivant .

Dangeau, qui savait tout d’ordinaire, ignora jusqu’au dernier moment les troubles de Saint-Cyr. Madame de Maintenon avait longtemps espéré qu’avec beaucoup de patience et d’indulgence, cette fâcheuse affaire s’arrangerait, et elle n’avait point voulu qu’on l’ébruitât; deux personnes seulement, l’abbé Gobelin, son confesseur, et l’évêque de Chartres, directeur spirituel de Saint-Cyr, en avaient reçu la confidence. Le Roi même n’en avait été instruit qu’après que tout espoir d’accommodement eut disparu.

Nous trouvons encore dans le Journal de Dangeau, à la date du 26 mai 1689, cette simple mention: «Madame de Loubert a été choisie pour supérieure de Saint-Cyr en la place de madame de Brinon, qui est présentement à Maubuisson pensionnaire.» Cette disgrâce produisit à Saint-Cyr une émotion assez vive, mais qui fut bien vite effacée par l’attrait des représentations d’Esther.

Le Théâtre de Saint-Cyr (1689-1792) : d'après des documents inédits

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