Читать книгу Le Théâtre de Saint-Cyr (1689-1792) : d'après des documents inédits - Achille Taphanel - Страница 15
ОглавлениеPRÉPARATION ET RÉPÉTITIONS D’ESTHER
Louis XIV avait de tout temps aimé les jeux de l’esprit, la musique et les spectacles; il entendait à merveille la déclamation, les effets de parole et de geste, l’art du décor et du COSTUME. Il joua plus d’une fois la comédie dans son palais, à côté de Molière; et, bien des années après, sur le déclin de sa longue vie, ne pouvant plus supporter le mauvais jeu des acteurs, qui déjà avaient perdu la tradition du maître, il prit le parti d’instruire lui-même les musiciens de sa Chambre, et de leur faire représenter, suivant les vraies règles de l’art, ses comédies favorites . On sait qu’un vers de Britannicus lui avait fait de bonne heure renoncer à la scène. Depuis lors, il ne dansa plus sur le théâtre de la Cour; on ne le vit plus dans le Ballet royal des Muses, en habit d’Espagnol et portant une mandoline, ou bien en berger de l’Astrée, avec une perruque blonde et des rubans; ou encore sous le galant costume de Cyrus, chaussé de bottines dorées et coiffé d’un casque héroï-comique à plumes roses et vertes. Il ne représenta plus le Printemps dans la pastorale de Psyché, vêtu comme un dieu champêtre, et tenant en main un thyrse enguirlandé de jonquilles. Mais il n’en conserva pas moins le goût de ces belles fêtes; il y assista encore sans y prendre part; il les transforma peu à peu et les rendit plus graves. Les fantaisies mythologiques firent place à la grande comédie, aux concerts de musique religieuse, aux tragédies saintes.
Le théâtre de Saint-Cyr marque la date de cette phase nouvelle: il fait époque dans la vie du Roi; il ouvre la série des divertissements sérieux; il devient le principal plaisir et même un instant la principale affaire de Louis XIV.
Racine, on le sait, avait l’habitude d’écrire d’abord en prose le canevas de ses pièces. Il fit connaître scène par scène à Madame de Maintenon le plan d’Esther, et lui porta ensuite le premier acte tout fait. Elle en fut charmée. «Sa modestie ne put l’empêcher de trouver dans le caractère d’Esther et dans quelques circonstances de ce sujet, des choses flatteuses pour elle. La Vasthi avoit ses applications, Aman, des traits de ressemblance ».
Madame de Caylus raconte qu’un jour Louvois, à la suite d’un démêlé qu’il eut avec Louis XIV, s’emporta jusqu’à dire devant Madame de Maintenon l’équivalent de ce que dit Aman à Zarès au troisième acte d’Esther:
Il sait qu’il me doit tout, et que, pour sa grandeur,
J’ai foulé sous les pieds remords, crainte, pudeur;
Qu’avec un cœur d’airain exerçant sa puissance,
J’ai fait taire les lois et gémir l’innocence;
Que pour lui, des Persans bravant l’aversion,
J’ai chéri, j’ai cherché la malédiction,
Et, pour prix de ma vie à leur haine opposée,
Le barbare aujourd’hui m’expose à leur risée.
Madame de Maintenon n’aimait point Louvois, qui exerçait sur Louis XIV une influence toute contraire à la sienne, et qui le poussait continuellement au despotisme absolu, à la satisfaction de toutes ses volontés, à la prodigalité et à la guerre. Elle ne fut pas fâchée sans doute de reconnaître l’orgueilleux ministre dans le personnage d’Aman. Mais tout en admettant des allusions que le vulgaire ne saisirait pas, elle ne voulut point être plus clairement désignée, et refusa la dédicace de la pièce que lui offrait Racine.
Louis XIV assistait à ces premières lectures d’Esther et donnait des avis dont le poëte profitait. «Le tour que j’ai choisi pour la fin du prologue, écrit Racine à Madame de Maintenon, est conforme aux observations du Roi.» Ce prologue avait été composé tout spécialement pour madame de Caylus, qui, mariée depuis peu, n’avait pas de rôle dans la pièce; ce n’était, à proprement parler, qu’un compliment, mais un compliment noble et délicat, comme Racine savait les faire. Les premiers vers s’appliquent au fondateur de Saint-Cyr; c’est la Piété qui parle:
Grand Dieu, que cet ouvrage ait place en ta mémoire!
Que tous les soins qu’il prend pour soutenir ta gloire
Soient gravés de ta main au livre où sont écrits
Les noms prédestinés des rois que tu chéris!
Tu m’écoûtes. Ma voix ne t’est point étrangère:
Je suis la Piété...
Les vers qui suivent font allusion au zèle de Louis XIV pour la religion et louent très-clairement la révocation de l’édit de Nantes:
De ta gloire animé, lui seul de tant de rois
S’arme pour ta querelle et combat pour tes droits.
Le perfide intérêt, l’aveugle jalousie
S’unissent contre toi pour l’affreuse hérésie...
.....
Lui seul, invariable et fondé sur la foi,
Ne cherche, ne regarde et n’écoute que toi.
Le poëte célèbre ensuite la gloire militaire du Roi et les récentes victoires de Monseigneur à la tête de l’armée du Rhin.
Voici la fin du morceau:
Mais, tandis qu’un grand roi venge ainsi mes injures,
Vous qui goûtez ici des délices si pures,
S’il permet à son cœur un moment de repos,
A vos jeux innocents appelez ce héros.
Retracez-lui d’Esther l’histoire glorieuse,
Et sur l’impiété la foi victorieuse.
Et vous qui vous plaisez aux folles passions
Qu’allument dans vos cœurs les vaines fictions,
Profanes amateurs de spectacles frivoles,
Dont l’oreille s’ennuie au son de mes paroles,
Fuyez de mes plaisirs la saine austérité :
Tout respire ici Dieu, la paix, la vérité.
En disant que «la fin du prologue est conforme aux observations du Roi,» Racine ne veut parler, ce nous semble, que des six derniers vers qu’on vient de lire. Ces vers s’adressent aux courtisans; ils leur font connaître l’opinion et le goût du maître et leur marquent nettement la conduite qu’ils ont à tenir. Nul ne voudra passer pour «un amateur profane de spectacles frivoles. » Cette considération eût suffi pour faire applaudir Esther, lors même que le mérite de l’œuvre n’en eût pas assuré le succès. Louis XIV aimait à donner de ces avertissements indirects, et il a plus d’une fois encouragé de la sorte les hardiesses de Molière.
Racine, logé à Versailles dans l’un des principaux appartements du château, voyait très-librement Madame de Maintenon et le Roi. C’est dans ces entretiens intimes que fut conçu le projet d’Esther. Dangeau en fut, comme toujours, immédiatement informé. Nous lisons en effet dans son Journal, à la date du mercredi 18 février 1688:
«Racine, par l’ordre de Madame de Maintenon, fait un opéra dont le suj et est Esther et Assuérus; il sera chanté et récité par les petites filles de Saint-Cyr. Tout ne sera pas en musique. C’est un nommé Moreau qui fera les airs.»
Ce Moreau, sur le mérite duquel Dangeau semble mal renseigné, n’était pourtant pas un inconnu. Né en 1656, il avait fait ses premières études musicales à la cathédrale d’Angers comme enfant de chœur; il fut ensuite maître de chapelle à Langres, puis à Dijon. Peu satisfait de ces positions médiocres, il vint à Paris, s’ouvrit le chemin de la Cour et s’insinua jusqu’auprès de la Dauphine, Victoire de Bavière. Une chanson qu’il chanta à la toilette de cette princesse décida de sa fortune. Le Roi le prit à son service comme compositeur, le chargea de ses divertissements et de ses ballets, et le nomma maître de musique à Saint-Cyr.
Racine faisait grand cas de Jean-Baptiste Moreau, et le considérait comme un collaborateur important. La musique ne devait pas être, suivant lui, le moindre agrément du spectacle d’Esther. D’ailleurs, on se souvient que Madame de Maintenon avait demandé simplement à Racine «une espèce de poème moral où le chant fût mêlé avec les paroles». Il fit une tragédie avec chœurs, à la façon d’Euripide et de Sophocle. C’est-à-dire que, loin de s’écarter des règles, ainsi qu’on le lui avait conseillé, il s’y conforma davantage encore, en suivant de plus près les modèles de l’antiquité.
«Je m’aperçus, dit-il lui-même, qu’en travaillant sur le plan qu’on m’avoit donné, j’exécutois en quelque sorte un dessein qui m’avoit souvent passé par l’esprit, qui étoit de lier, comme dans les anciennes tragédies grecques, le chœur et le chant avec, l’action, et d’employer à chanter les louanges du vrai Dieu cette partie du chœur que les païens employoient à chanter les louanges de leurs fausses divinités .»
Esther ne fut donc ni un «opéra» comme l’avait supposé d’abord Dangeau, ni un simple ouvrage de poésie «propre à être récité et à être chanté,» comme il est dit dans le privilége de l’édition originale. Au reste, on sait bien que ces dénominations n’avaient pas, au XVIIe siècle, le sens particulier, spécial, que nous leur attribuons aujourd’hui Comédie, tragédie, se disaient indistinctement d’une même pièce. Les opéras d’Atys, de Thésée, d’Armide, d’Amadis, sont intitulés tragédies dans les vieilles éditions de Quinault.
Un au environ après Dangeau, le 31 décembre 1688, madame de Sévigné écrivait à sa fille: «On parle d’une tragédie d’Esther qui sera représentée à Saint-Cyr.» — Et le 19 janvier suivant; «Madame de Maintenon va faire jouer Esther à ses petites filles.»
Il y avait déjà eu à cette date plusieurs répétitions de la pièce chez Madame de Maintenon; Dangeau mentionne seulement la seconde:
«Vendredi 7 janvier 1689, à Versailles. Le Roi, après son dîner, entendit chez Madame de Maintenon, pour la seconde fois, la répétition de la tragédie d’Esther avec la symphonie; Monseigneur et Monsieur le Prince y étoient.»
Esther était déjà célèbre. L’impatience de voir ce chef-d’œuvre devint bientôt, de la part des courtisans, la flatterie à la mode. On ne parla plus d’autre chose; on se tint au courant des nouvelles, comme pendant une campagne du Roi.