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GÉNÉRALITÉS

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Le droit romain nous présente un tableau complet des phases typiques par lesquelles passe l’organisation de la justice dans toutes les sociétés . Nous retrouverons ici les trois formes de justice privée que nous avons distinguées dans notre Introduction. Nous verrons qu’à l’époque antérieure aux XII Tables, c’est la justice privée anarchique qui domine, la puissance publique à l’état encore rudimentaire, se désintéresse de la justice. La loi des XII Tables, premier monument législatif indubitable du droit romain, nous met en présence d’un système de justice privée solennelle, formaliste (que nous avons appelée transitoire), avec de rares vestiges de vengeance privée. Les pouvoirs publics, qui commencent à fortifier leur souveraineté, interviennent dans l’administration de la justice en la réglementant. Mais, à côté de cette justice privée solennelle, qui pour nous, se rapproche davantage de la justice étatique que de la justice privée anarchique, — dont elle n’a aucun des inconvénients, comme nous le verrons plus loin — il a toujours subsisté à Rome une forme de justice privée, qu’Ihering appelle justice privée sans formes et que nous appelons subsidiaire, car elle n’est qu’un complément de la justice privée solennelle, devenue étatique à la fin de l’époque classique — et dont l’existence s’explique par le fait que le droit romain n’est arrivé à la justice étatique que très tard. En effet, comme le droit romain n’a jamais formulé le principe que l’Etat a le monopole de la justice — ce que nous montrerons plus loin — et par suite comme il n’y a jamais eu de prohibition générale de la justice privée comme telle, il y a toujours eu des actes licites de justice privée, qui ne tombaient sous le coup d’aucune interdiction. Peu à peu, le législateur a édicté des dispositions restrictives, mais qui n’ont jamais porté que sur des cas particuliers. Ce qui fait qu’en prenant le droit romain à son époque de plein épanouissement — l’époque classique — nous trouvons de nombreux cas de justice privée, et cela malgré la puissante organisation étatique de Rome . Cette justice privée subsidiaire nous pouvons la diviser en deux catégories: la justice privée qui subsiste à défaut de prohibition générale; la justice privée nécesité qui consiste dans l’admission comme licites, dans des cas de nécessité, d’actes prohibés par le droit, soit comme actes de justice privée, soit comme actes de violence. Mais nous tenons à insister sur le fait que cette justice privée est la forme civilisée de l’institution, car elle existe à une époque où l’Etat est fort et où il est capable par ses organes judiciaires de contrôler le bien-fondé de l’acte et d’en réprimer les abus. C’est donc une forme de justice privée analogue à celle que nous trouvons en droit moderne, avec la seule différence que certains de ces cas ne s’expliquent que par l’absence du principe de justice étatique, principe qui domine dans les sociétés modernes et qui souvent empêche l’existence d’institutions nécessaires de justice privée.

Nous allons dire quelques mots de la justice privée anarchique, et de la justice privée transitoire, pour passer ensuite à l’étude de la justice privée subsidiaire, qui forme l’objet principal de notre thèse.

I) Justice privée anarchique ou primitive. — La forme primitive de la justive privée est la vengeance privée, qui comme on le sait, est à l’origine du droit pénal . Les Romains de l’époque préhistorique, comme tous les peuples, voyaient dans toute lésion de droit un délit, dont la sanction était la punition de l’adversaire . Or cette punition, c’est la vicime qui l’infligeait en se vengeant. Il est donc probable qu’au début, il n’y eut d’autre sanction du droit lésé, que la vengeance. Nous ne retracerons pas ici l’histoire de la peine, en renvoyant pour cela aux ouvrages y consacrés. De même, il est inutile de rappeler les dangers et les inconvénients de cette manière brutale de se faire justice, où la réaction est mesurée par la colère du lésé ; c’est une sanction purement subjective. Lorsque plus tard, toute injustice ne fut plus considérée comme un délit, exigeant une peine comme sanction, et que le titulaire d’un droit ne prétendit qu’à son exécution, cette exécution aussi fut privée. Et il est probable que la manus injectio et la pignoris capio ont commencé par être des actes de justice privée dénués de toute forme, avant de devenir des actes solennels de justice privée extrajudiciaire et plus tard judiciaires . La vengeance privée, comme l’exécution privée sans formes, sont des cas de justice privée anarchique, dus à l’absence ou à la faiblesse des pouvoirs publics, inhérentes à toute société primitive. Les particuliers, faute de pouvoir judiciaire qui tranche leurs différends et assure l’exécution des jugements, se font justice à eux-mêmes. Et, comme le remarque M. Cuq , ce système a deux vices essentiels: «il provoque entre les familles des conflits contraires à l’ordre social; il tend à l’oppression des faibles sous la loi du plus fort.»

2) Justice privée solennelle. — C’est, comme nous l’avons dit, la phase où se trouve déjà la justice à Rome, à l’époque des XII Tables. Il n’y a plus que des survivances de la vengeance privée (fur manifestus, adultère, membrum ruptum). Quant à la réalasation des droits, elle est soumise à des formalités, extrajudiciaires ou judiciaires. «Comme en matière de délits, il y a eu une évolution, dit M. Girard . Longtemps avant de supprimer le droit de se faire justice, le groupe social, la collectivité, ayant la coutume pour organe, a établi pour lui des formes réglées lui donnant une sécurité et une efficacité propres. Seulement ces formes n’ont pas été immédiatement des formes judiciaires; ces procédures ont commencé, partout probablement, à être des procédures sans procès. Elles se résumaient dans des actes par lesquels le particulier dont le droit était méconnu en poursuivait la réalisation, en s’exposant souvent à un dommage sérieux, quand il les employait sans droit, mais en se ménageant aussi par là des avantages particuliers. On rencontre à Rome et ailleurs, bien des types de pareilles procédures. Mais toutes avaient l’aptitude à devenir des procédures judiciaires au sens large, à conduire à de véritables procès par la position d’une question qu’elles soulevaient toutes: la question de savoir si elles étaient faites à tort ou à bon droit.» La justice privée formelle, telle que nous la trouvons à Rome, présente donc tous les caractères de ce que nous avons appelé la justice privée transitoire. Elle est entourée de garanties, consistant dans la prononciation de paroles solennelles, qui précisaient les prétentions du saisissant, évitant ainsi l’arbitraire; dans les délais, dans la présence du magistrat, ce qui empêchait le trouble de l’ordre public et la production d’abus ou excès. L’intérêt public comme l’intérêt privé étaient sauvegardés. C’est de la justice privée, parce que le titulaire du droit agit de sa propre autorité et que le magistrat a un rôle passif; mais c’est une justice privée très atténuée, car elle ne présente aucun des dangers de la justice privée anarchique. Son existence s’explique par le principe que nous avons développé dans l’Introduction , selon lequel les pouvoirs publics ne procèdent que par étapes dans leur œuvre consistant à s’emparer de la justice. La justice privée solennelle se présente à Rome sous trois formes de procédures, de legis actiones: le sacramentum, la manus injectio et la pignoris capio. Qu’est-ce qu’étaient les legis actiones? «C’étaient, nous dit M. Girard , des procédures établies par une loi positive, des procédures légales..., c’étaient des procédures soumises à des formes arrêtées, de procédures formalistes; enfin c’étaient des procédures judiciaires, non seulement des procédures aboutissant à un procès en cas de contestation, mais sauf une exception (la pignoris capio), se déroulant contradictoirement en présence de l’autorité judiciaire. » D’après cette définition des legis actiones, on peut se rendre compte combien loin elles sont de la justice privée anarchique. Ces procédures étant solennelles, c’est-à-dire liées à l’observation de certaines formes: prononciation de paroles solennelles, présence de témoins, jours et Lieux déterminés, délais; judiciaires se déroulent devant le magistrat , et légales, c’est-à-dire établies par les lois, les parties ont des garanties presque pareilles à celles résultant de la justice étatique, et l’ordre public n’a rien à craindre.

Nous ne parlerons pas du sacramentum qui est une action de la loi ne constituant qu’un acte simulé ou fictif de justice privée: en effet les parties, devant le magistrat, faisaient semblant d’en venir aux mains. La manus injectio était la saisie par le créancier, de la personne de son débiteur. Elle a commencé par être une procédure introductive d’instance pour finir par être une voie d’exécution . Elle pouvait être extrajudiciaire, non pas que la présence du magistrat ne fût pas exigée, mais celui-ci n’avait aucun rôle contentieux, se bornant à assister à la mainmise. Elle devenait judiciaire, lorsque le saisi trouvait un vindex pour contester le bien-fondé de l’opération (plus tard lui-même pouvait s’y opposer (lex Vallia); alors intervenait un débat et le litige était tranché par le juge. La m. i. était la forme la plus parfaite de justice privée solennelle, car elle était entourée de nombreuses garanties: délai de trente jours, présence de témoins, paroles solennelles, présence du magistrat, enfin possibilité de contestation de la prétention .

La pignoris capio était la saisie par le créancier, d’une chose appartenant au débiteur. C’est la première forme de la saisie réelle à Rome. L’origine ainsi que la nature de cette legis actio sont très controversées. D’après la description de Gaius elle consistait dans la saisie d’une chose, accompagnée de paroles solennelles (certa verba), en dehors de la présence du magistrat et même de l’adversaire. Ceci fait qu’on lui a même contesté le caractère d’un acte de procédure , en la considérant uniquement comme un acte solennel de justice privée. Ihering cependant affirme qu’il y avait deux formes de pignoris capio, comme de manus injectio: une forme extrajudiciaire, acte solennel de justice privée et une forme judiciaire, qui est la procédure de pignoris capio et qui se produisait en cas de contestation. Autrement, dit-il, Gaius ne l’aurait pas comptée parmi les legis actiones (IV, 12). «Le but du travail qui va suivre dit-il, est de fournir la preuve que les deux legis actiones dont il s’agit étaient de véritables espèces de procédures: non point d’une manière absolue comme les trois autres, mais conditionnellement: dans le cas où le droit du créancier d’exercer la justice privée était contesté » . Et plus loin «une legis actio per pignoris capionem sans garantie de sa légitimité, c’est-à-dire sans une procédure ayant pour objet sa légitimité, aurait été un bill d’indemnité accordé à toute espèce de saisies arbitraires, au brigandage et à la violence.» La pignoris capio était donc un acte solennel de justice privée, ce qui était déjà une garantie; en outre, si l’on suit Ihering, la possibilité d’une contestation qui entraînât une instance judiciaire, était une garantie sûre contre l’arbitraire, ce qui fait que la pignoris capio, comme la manus injectio, ne présentent pas les inconvénients et les dangers de la justice privée anarchique.

De ce rapide exposé de la justice privée solennelle à Rome, nous pouvons conclure que nous sommes en présence d’une forme de justice privée donnant aux parties toute la sécurité nécessaire et évitant les troubles de l’ordre public. Ce sont des anciens actes de justice privée anarchique qui deviennent procédures par leur fixation dans un rituel et la possibilité d’un procès, leur donnant la double garantie du contrôle par les pouvoirs publics et de la sanction légale .

3) Justice privée subsidiaire (non formelle). — Nous arrivons ainsi à la forme de la justice privée qui constitue l’objet principal de notre étude. Nous avons vu que la justice privée non formelle n’a jamais disparu à Rome et nous avons expliqué ce phénomène par le fait que jamais le droit romain ne connut une prohibition générale de la justice privée, ce qui fit que malgré les lois successives prononçant des interdictions contre certains actes de justice privée, il resta toujours une marge pour celle-ci. Nous verrons plus loin pourquoi les Romains n’ont pas édicté de disposition prohibitive générale de la justice privée.

Avant d’entrer dans le détail de cette question, nous devons rappeler que nous ne connaissons pas de monographies consacrées à l’étude de cette forme de justice privée, dans la littérature juridique française. Les ouvrages de droit romain en général, autant que les monographies, ne s’occupent que de la justice privée anarchique (vengeance privée) ou de la justice privée formaliste . Au contraire, les auteurs allemands consacrent de nombreux développements à .cette forme de justice privée qu’ils appellent justice privée proprement dite (Selbsthilfe), et à côté de nombreuses monographies traitant cette question, nous trouvons dans tous les ouvrages de Pandectes des chapitres concernant la justice privée non formelle .

En raison de l’importance de la matière, nous lui consacrerons tout un chapitre.

La justice privée en droit moderne

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