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ESQUISSE D’UNE THÉORIE DE LA JUSTICE PRIVÉE EN DROIT MODERNE

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Il est entendu, chose qui résulte du titre même de cette section, qu’il ne s’agira ici que de la justice privée subsidiaire, seule compatible avec le degré de civilisation et d’organisation des Etats modernes. Et par là même est éliminée une des manifestations les plus typiques de la justice privée anarchique ou primitive, nous voulions parler de la vengeance privée. Il est en effet inadmissible de permettre à un particulier, sous l’empire de la colère, de se venger du mal qui lui a été causé. Aucun élément objectif, indispensable au droit, n’intervient plus ici: la mesure de la sanction n’est autre que le degré d’excitation de l’individu lésé. «La vengeance ne connaît d’autre mesure que le degré (purement accidentel et arbitraire) de surexcitation de l’individu lésé, dit Ihering ; au lieu de briser la force de l’injustice, elle ne fait que la doubler, en ajoutant à l’injustice qui existe déjà, une injustice nouvelle. Il est aisé de comprendre qu’elle doit bientôt céder devant la loi de l’ordre. Aussi n’en rencontrons-nous plus que des traces isolées dans l’ancien droit romain... » . Il est inutile d’insister encore sur les dangers et les inconvénients que présente la vengeance privée. Dans les droits modernes, on ne trouve pas de cas de vengeance privée licite. Si l’on tient parfois compte de la colère d’un individu lésé, c’est pour atténuer la peine qui devrait le frapper. Ainsi le Code pénal français admet une excuse atténuante en cas de délits commis sous l’empire de la colère, colère qui enlève au délinquant la libre disposition de ses facultés (art. 321, 324, 325, C. pénal).

Nous allons donc chercher, en examinant l’histoire et les droits modernes, à voir comment et dans quelle mesure la justice privée subsidiaire peut être admissible dans les systèmes juridiques actuels. Naturellement la construction technique de l’institution sera variable selon les pays et les époques, chaque société modelant l’institution selon ses particularités résultant des différences de mentalité, de mœurs, de conditions économiques ou sociales. Il est cependant permis de tirer quelques aperçus de caractère général sur la manière dont la justice privée est réglée ou est concevable dans un Etat civilisé du XXe siècle.

Nous avons défini plus haut la justice privée, telle que nous l’entendions . Avant de procéder à un essai de construction théorique et technique de l’institution, nous tenons à mettre en garde contre un malentendu qui pourrait résulter de la confusion entre l’exécution ou réalisation d’un droit et son exercice. Ce qui distingue l’exercice de l’exécution d’un droit, c’est que dans le premier cas, il s’agit bien de faire valoir un droit, mais sans qu’une volonté étrangère, manifestée par une résistance matérielle s’y oppose, tandis que dans l’exécution privée (lire justice privée) on fait valoir son droit en faisant palier une résistance reposant sur une volonté étrangère, et cela par ses propres forces et sans le secours de l’autorité . Or, cette résistance contre la réalisation d’un droit est brisée ordinairement par la force étatique, tandis que l’exercice du droit appartient toujours à l’individu. Celui qui se fait justice fait donc ce qui appartient d’habitude à l’Etat. Passer sur un chemin sur lequel on a une servitude de passage, est un acte d’exercice du droit; briser la résistance d’un individu qui s’y oppose ou détruire la barrière qu’il a élevée, est un acte de justice privée.

La justice privée peut être défensive ou agressive. Elle est défensive, lorsque l’individu se maintient dans une situation existante par ses propres forces contre une atteinte extérieure. La principale application en est la légitime défense qui est le fait de repousser par la force une attaque injuste contre notre personne ou notre patrimoine. La justice privée agressive est la satisfaction ou la garantie d’une prétention par la propre autorité de l’individu, et par atteinte à la sphère juridique de son adversaire . Tandis que dans la première, l’individu ne sort de sa passivité que pour se défendre, dans la seconde, il a l’nitiative de l’acte, qui n’a pas été provoqué. C’est pourquoi la justice privée défensive a toujours été admise et n’a été discutée que dans son fondement et dans sa mesure, tandis que la justice privé eagressive a généralement été traitée avec méfiance et circonspection, car l’auteur est ici l’agresseur. Cependant il y a toujours eu des actes de justice privée agressive admis et nous assistons de nos jours à une extension de plus en plus large donnée à cette forme de justice privée (B.G.B. et Code civil des obl. suisse). Et l’hostilité qu’on lui a montrée parfois, n’est pour nous, comme nous l’avons déjà montré qu’un effet de la crainte justifiée qu’on avait de la justice privée anarchique, crainte qui rejaillissait sur la justice privée subsidiaire. Mais comme pareille crainte n’a plus de raison d’être de nos jours, les pouvoirs publics ont toute liberté pour examiner dans chaque cas particulier, si tel ou tel cas de justice privée subsidiaire et admissible ou non. Par conséquent, l’Etat moderne, se sentant fort et capable d’éviter ou réprimer tout abus; le législateur n’ayant pas à s’incliner devant une théorie plus ou moins métaphysique de la souveraineté sur laquelle on ne doive jamais empiéter, la seule question qui se pose à lui est de savoir si oui ou non, dans un cas déterminé, il est préférable qu’on laisse à l’individu le droit de se faire justice à lui-même. «Il faut toujours se demander: la société a-t-elle perdu ou gagné par l’acte de justice privée? C’est la réponse à cette question qui condamnera ou excusera l’agent, qui lui permettra ou non d’obtenir l’absolution en raison de son empiétement sur les droits garantis à autrui» . Tout se réduit donc à un pesage des intérêts en présence, intérêt public et intérêt privé d’une part, intérêts privés entre eux, d’autre part.

On peut distinguer deux catégories de cas de justice privée dans les droits modernes. Il y a d’abord les cas qui peuvent être considérés comme des cas de nécessité, c’est-à-dire des cas où un individu, se trouve dans l’alternative de subir une lésion ou de commettre un acte contraire au droit . Ce sont donc des cas exceptionnels, où l’autorité ne peut pas intervenir pour éviter à l’individu la lésion qui le menace, et que celui-ci ne peut éviter qu’en commettant un acte contraire au droit. Et alors le droit reconnaît le caractère licite de cet acte, vu la situation exceptionnelle: des délits pénaux et civils sont considérés comme des actes licites.

La seconde catégorie comprend un certain nombre d’institutions où, pour des raisons pratiques, tirées de la rapidité, la simplicité ou l’économie de frais, l’Etat abdique son rôle, qu’il pourrait remplir, mais dans des conditions plu désavantageuses pour l’une des parties ou pour les deux. Et alors il permet à l’individu, titulaire du droit, de procéder de sa propre autorité à son exécution. Dans les deux cas, l’Etat conserve son rôle de surveillance et de contrôle, ce qui est une garantie indispensable pour les individus.

§ I. Justice privée fondée sur l’idée de nécessité. — Nous ne ferons pas ici une théorie de l’état de nécessité pas plus qu’un historique de la question. Il nous suffit en renvoyant aux nombreuses monographies consacrées à cette question, de constater qu’elle tend à prendre de plus en plus d’importance et à être admise d’une façon de plus en plus large . Et on pourrait dire en paraphrasant la célèbre formule d’Ihening: «L’histoire de l’état de nécessité est une extension constante» . Nous avons vu que l’état de nécessité au sens large, se caractérisait par une alternative: subir une lésion ou commettre un acte contraire au droit . Et cette cenception large de l’état de nécessité comprend: la justice privée défensive et la justice privée agressive . Dans les deux cas, l’auteur de l’acte de justice privée commet un délit pénal ou civil pour échapper à un danger, danger qu’il ne peut éviter autrement, vu l’impossibilité d’intervention de l’autorité pour l’en préserver. La justice privée défensive comprend la légitime défense et l’état de nécessité proprement dit. Dans les deux cas, l’auteur de l’acte se défend contre un danger qu’il n’est pas obligé de supporter: mais tandis que dans la légitime défense, la personne menacée détruit la cause même du danger, dans l’état de nécessité elle cherche à faire tomber sur autrui le dommage qu’elle veut éviter . C’est pourquoi la légitime défense a toujours été reconnue licite par le droit, car on met hors de danger ce qui va causer un dommage injuste, d’où le caractère de justice de l’acte . Tandis que dans l’état de nécessité proprement dite, c’est un tiers qui supportera les conséquences du danger, ce qui fait que l’admission de l’état de nécessité a toujours été discutée . Selon le fondement que l’on met à la base de l’état de nécessité, celui-ci sera déclaré licite d’une manière plus ou moins étendue; en somme il y a deux grands groupes de théories: les premières, subjectives, justifient l’état de nécessité par des considérations tirées de la personne du menacé : instinct de conservation, contrainte morale, etc.; les secondes objectives, fondent le caractère licite de l’état de nécessité, soit sur un conflit d’intérêts, soit sur l’indifférence du législateur, soit sur le défaut d’intérêt qu’aurait celui-ci à punir l’auteur de l’acte, etc. Nous penchons vers les théories objectives et nous nous bornons à constater que la théorie de la contrainte morale, selon laquelle la nécessité priverait le menacé de la libre disposition de ses facultés, est insuffisante, car elle ne justifie que les dangers très graves et en outre, elle n’explique pas l’aide par un tiers; du reste, on ne peut pas dire que l’individu n’est pas libre, car il a choisi: qui mavult, vult .

Pour nous, du moment que l’Etat ne peut pas éviter cette alternative, l’individu a le droit de se faire justice. Naturellement, il appartient à l’Etat, au droit positif, de déterminer et de réglementer strictement ces cas, en s’inspirant de différentes considérations. Ainsi, pour la légitime défense, il déclarera l’acte licite, vu le carcatère injuste de l’agression. De même, en cas de nécessité proprement dite, il devra tenir compte de la valeur des intérêts en présence, et ne pas permettre qu’on sacrifie un bien précieux à un bien de minime valeur. Tout cela est question d’appréciation pour le législateur ou le juge, et sera variable selon les différents pays. Mais à cette occasion, nous croyons devoir affirmer que le droit ne peut pas se désintéresser de la question, comme on l’a préconisé . Le législateur devra intervenir pour déterminer les cas où il sera permis de se faire justice et prononcer des sanctions contre les abus ou les erreurs. Autrement, ce serait l’arbitraire, et les reproches qu’on fait à la justice privée seraient pleinement justifiés .

Nous avons dit que les auteurs allemands considéraient qu’il y avait un troisième cas d’application de l’état de nécessité : la justice privée agressive, que ces auteurs appellent justice privée proprement dite ou stricto sensu. C’est le cas du titulaire d’un droit qui procède de lui-même à l’exécution de son droit, tout retard provenant de l’intervention de l’autorité étant de nature à rendre cette exécution impossible ou très difficile. C’est un cas de justice privée agressive, fondée sur la nécessité (Nothrecht, disent les Allemands) . En effet, il y a bien une alternative entre un dommage à subir (réalisation du droit im possible ou difficile) et la commission d’un acte en lui-même illicite, car le créancier, pour exécuter son droit, devra employer des moyens illicites: saisie d’une chose appartenant au débiteur (ce qui serait un vol), destruction ou endommagement de choses (ce qui tomberait sous le coup des lois sanctionnant le délit civil), arrestation du débiteur, etc. En ce cas, le droit peut exceptionnellement déclarer ces actes licites, vu l’état de nécessité et la carence des autorités. C’est ce qu’ont fait le B.G.B. (art. 229), le Code suisse des obligations (art. 52), et nous verrons que le droit romain lui-même avait prévu de pareilles éventualités. Il semble même que la jurisprudence française déclare licites certains actes illicites en eux-mêmes; c’est ce que nous verrons dans la partie consacrée au droit français. Le cas typique de cette justice privée agressive fondée sur la nécessité, est la saisie par le créancier pour se constituer un gage, d’une chose appartenant au débiteur en fuite. L’intervention de l’autorité pour procéder à la saisie ne pouvant avoir lieu que tardivement, le créancier y procédera lui même. Le B. G. B. (art. 229) décide qu’en ce cas, le créancier ne sera pas responsable civilement et l’acte étant déclaré licite, il n’y aura pas de pénalité.

Il est intéressant de constater comment l’extension de plus en plus large de l’état de nécessité a porté tantôt sur un terme, tantôt sur un autre terme, de l’alternative . Ainsi, pour la légitime défense, on a commencé par ne l’admettre qu’en cas de danger pour la personne (art. 328, C. pénal français) , et on a fini par l’étendre à la défense des biens (C. pénal all. art. 53, 227 B. G. B., Code civil suisse art. 53, etc.). De même, tandis que le Code pénal allemand excuse l’acte nécessaire seulement en cas de danger pour la personne, le B. G. B. déclare licite même l’acte nécessaire commis en cas de danger pour les biens (art. 228, 904). Ici, c’est le premier terme de l’alternative (danger) qui a été conçu d’une façon de plus en plus large. Pour la justice privée agressive, c’est au contraire, le second terme de l’alternative qui a été élargi . Ainsi, le droit prussien n’admettait pas que l’on puisse arrêter le débiteur en fuite , le B.G.B. art. 229 l’admet, ce qui est assez grave, car il s’agit d’un acte attentatoire à la liberté, acte puni par les Codes pénaux. De même, L’admission de la justice privée agressive est un progrès sur les autres cas de nécessité, car tandis que dans la légitime défense et l’état de nécessité proprement dite, il s’agit d’un danger menaçant la personne ou les biens, dans la justice privée agressive le danger est uniquement de voir la réalisation du droit devenir difficile (art. 229). Et le dommage prévu ne doit même pas être irréparable; le Code civil prussien exigeait que le dommage dont est menacé le créancien fût irréparable (art. 78 A.L.R. Einleitung).

En concluant sur la justice privée nécessité, nous croyons que s’il est juste de permettre à l’individu en état de nécessité de se faire justice à lui-même devant la carence de l’autorité, il est indispensable que le législateur intervienne pour éviter l’arbitraire en réglementant la justice privée et en en sanctionnant les abus. De cette façon seulement, des actes qui pourraient devenir dangereux pour l’ordre public et les intérêts privés, échapperont aux reproches qu’on adresse à la justice privée. Et nous croyons qu’au point de vue législatif, il faut, comme le fait le B.G.B. (art. 231), déclarer que l’auteur agit à ses risques et périls. Il sera donc responsable même sans faute de sa part.

§ 2. Tandis que la justice privée nécessité se caractérise par le fait qu’il s’agit d’autoriser exceptionnellement des actes illicites en eux-mêmes, mais que la carence de l’autorité rend indispensables, dans la seconde catégorie de cas de justice privée, il ne s’agit ni de carence des pouvoirs publics, ni d’autorisation d’actes illicites. Il s’agit uniquement de savoir si l’exécution privée ne serait pas préférable à l’exécution étatique. Et cela peut arriver dans de nombreux cas, où le créancier a besoin d’une exécution rapide ou peu coûteuse. Et le problème qui se pose alors, est de savoir si les avantages de la justice privée sont ou non plus grands que ses désavantages. Ceux-ci peuvent être d’ordre général: danger pour l’ordre public, crainte d’excès ou d’erreurs; ou d’ordre particulier: sécurité du créancier ou des tiers, garanties résultant des délais ou de la présence des agents de l’autorité. Les avantages peuvent résulter de l’économie de temps, de frais, des. chances pour le créancier d’obtenir plus sûrement satisfaction en procédant rapidement; et l’économie de frais profite au débiteur comme au créancier. «Nous pensons même que l’on peut donner une ligne de départ entre l’exécution qu’il convient de réserver à l’Etat et celle qui peut être privée, en disant: là où on veut donner de la sécurité au débiteur en ralentissant les procédures, en empêchant celles injustifiées, l’exécution par les organes de l’Etat s’impose. Mais là où l’on veut de la rapidité, des garanties d’exécution rapide, mettant obstacle à de graves dommages pour le créancier et peu de frais, on peut avoir une exécution se rapprochant plus de l’exécution privée», dit M. Demogue . Et à cela s’ajoute la possibilité d’un recours à l’Etat, qui dans les circonstances actuelles sera toujours efficace, vu le pouvoir dont celui-ci jouit dans les sociétés modernes. De sorte que les dangers que l’on pourrait invoquer, et qui résulteraient de la justice privée comme telle, ne sont pas de grand poids aujourd’ hui. Il faut ajouter que le recours aux tribunaux devient très lent et très onéreux (de nos jours), vu le grand nombre d’affaires dont ils sont encombrés et les frais que cela exige. Et ces inconvénients sont de nature à faire perdre aux plaideurs la plupart des avantages qu’ils escomptaient.

«Il est fâcheux de constater, remarque Tarde , que dès sa plus haute origine, la justice apparaît partout comme une chose essentiellement coûteuse ». Combien plus coûteuse est-elle aujourd’hui, avec le recours forcé aux avoués et huissiers! Le législateur et la jurisprudence, s’inspirant de ces éléments ont souvent admis des exécutions privées. Et cela surtout en droit commercial, où le besoin de rapidité est prédominant: le Code de commerce français, art. 93, admet la saisie du gage sans titre exécutoire; la coutume commerciale, consacrée par des textes,admet l’exécution en Bourse; la jurisprudence valide la vente des marchandises par le voiturier sans observer les formalités de l’art. 106 C. comm. . Et la jurisprudence civile valide la rupture du contrat par volonté unilatérale, etc.; Nous verrons tout cela plus loin. On s’est très bien rendu compte combien les intérêts des parties pouvaient souffrir de la lenteur et des frais que comportent les formalités de justice. Montesquieu, déjà le constatait: «Les formalités de justice, dit-il , sont nécessaires à la liberté. Mais le nombre en pourrait être si grand, qu’il choquerait le but des lois mêmes qui les avaient établies». Et en nous inspirant de Montesquieu, nous revenons à l’idée de finalité des lois: le but du législateur est d’assurer la marche de la société dans l’ordre; or, ce but est-il atteint lorsqu’on expose les individus à voir leurs droits compromis, en soumettant leur réalisation à des réglementations infinies? Et en mettant en présence l’idée d’ordre, exprimée par l’adage nul ne peut se faire justice à soi-même et l’intérêt des particuliers, si ce dernier est mieux assuré par la justice privée, et que l’ordre n’est pas périclité, nous ne voyons pas pourquoi on prohiberait tous les actes de justice privée. Et comme les tribunaux sont aujourd’hui de plus en plus encombrés, l’intérêt public lui-même exige qu’on permette aux particuliers, dans les cas où cela ne présente aucun danger, de se faire justice à eux mêmes.

Nous concluons donc que souvent, l’intérêt public comme l’intérêt privé exigent qu’on admette la justice privée. Naturellement, ce seront des cas exceptionnels, où les différentes considérations que nous avons invoquées, sont d’un poids décisif. Mais ce qu’il faut retenir, c’est que le principe de la prohibition de la justice privée comme telle, exprimé par l’adage, n’est plus d’une force prédominante, lorsqu’ on lui oppose des avantages tirés des nécessités pratiques. Et cela, vu l’état de civilisation et la solide organisation des sociétés modernes, où les pouvoirs publics, en même temps qu’ils déterminent les cas particuliers de justice privée, sont capables de réprimer les abus et même de les éviter.

Appendice. — Nous ne voulons pa finir cette introduction avant de dire quelques mots sur le duel, institution de justice privée par excellence.: C’est, pour nous, le seul cas de justice privée qui puisse être qualifié de survivance des époques de justice privée anarchique. En effet, deux individus ayant à trancher une question d’honneur, recourent à leur propres forces pour cela malgré les lois qui prohibent le duel en lui-même ou dans ses moyens. C’est la force qui aura le dernier mot. Cette institution présente tous les inconvénients de la justice privée anarchique sans présenter les avantages de la justice privée subsidiaire. Il n’y a ni état de nécessité — car les autorités peuvent très bien intervenir à temps pour donner satisfaction au lésé — ni désir de simplification ou de rapidité. C’est une survivance de l’époque féodale, qui ne se justifie plus par aucune raison, sinon la (faible répression par les lois des outrages à l’honneur . Or, cette raison est toute contingente et relative, car rien n’empêche le législateur de punir sévèrement les injures et outrages. Et il est à remarquer que les législations qui ont réprimé le plus sévèrement le duel ont aussi un système de sanctions sévères contre l’outrage à l’honneur (Angleterre, Amérique, Italie, etc.). En tout cas, il est inadmissible qu’on puisse encore au XXe siècle trancher un litige par la force, force qui n’est pas nécessairement du côté de celui qui est dans son droit. Et si autrefois on pouvait croire que le duel était un jugement de Dieu qui châtie le coupable, on ne peut plus aujourd’hui mettre à la base d’une institution aussi dangereuse une raison d’ordre mystique . C’est pourquoi nous tenons ici même à affirmer notre hostilité à l’égard du duel.

En terminant cette introduction, nous rappelons les idées fondamentales qui nous ont guidés jusqu’ici et que nous retrouverons dans les développements suivants consacrés à l’analyse des institutions de justice privée dans les différents pays:

1) Nous croyons qu’il ne faut pas parler de justice privée en général, mais distinguer entre les trois formes: justice anarchique, transitoire et subsidiaire (p. 11-12).

2) Qu’il faut considérer que la justice privée est un phénomène devant se produire nécessairement sous une forme ou sous une autre, lorsque le pouvoir social est incapable de remplir son rôle protecteur (p. 29-30).

3) Qu’il est inutile de proclamer d’une façon absolue que nul ne peut se faire justice à soi-même, dans un Etat fort et civilisé, où tous les moyens graves que pourrait employer l’auteur de l’acte de justice privée, tombent déjà sous le coup des lois pénales et civiles et où les organes judiciaires sont capables d’appliquer ces lois; que la prohibition de la justice privée comme telle peut constituer un obstacle à l’existence et au développement de certaines institutions de justice privée subsidiaire (p. 32-36).

4) Enfin, nous considérons que dans les pays où les lois ne prononcent pas une pareille prohibition, l’adage «nul ne peut se faire justice à soi-même » n’a pas de valeur impérative (p. 37).

Notre étudee portant sur la justice privée en droit moderne, c’est en principe de la justice privée subsidiaire qu’il s’agira, car nous avons vu que seule elle était compatible avec l’état social et l’organisation étatique modernes. Et l’étude du droit romain sera aussi consacrée à la justice privée subsidiaire, car nous prendrons pour base le droit romain classique, donc le droit d’une époquee de civilisation avancée.

La justice privée en droit moderne

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