Читать книгу La justice privée en droit moderne - Alexandre Vallimaresco - Страница 16
Section IV. — Conclusion.
ОглавлениеRésumons maintenant tout ce que nous avons constaté sur la position du droit romain à l’égard de la justice privée.
I) Le droit romain, parti de la justice privée anarchique, qui ne se développe qu’à l’abri de l’impuissance des pouvoirs publics, passe par une phase de transition, caractérisée par la justice privée solennelle, phase qui se continue sous la procédure formulaire laquelle conserve encore des traces de justice privée (V. Crémieu, op. cit., p. ), pour arriver enfin à la justice étatique véritable sous le Bas-Empire (procédure extraordinaire).
2) Mais tout en s’acheminant vers la justice publique, le droit romain ne prononce pas de prohibition générale de la justice privée comme telle; si celle-ci est de plus en plus limitée, c’est par suite de dispositions spéciales, qui la visent directement ou indirectement dans ses applications les plus dangereuses pour l’ordre public; l’absence d’un principe général prohibant la justice privée ou proclamant le monopole étatique, laisse une assez grande marge à la justice privée. Celle-ci, que nous trouvons sous l’aspect de la justice privée non formelle ou subsidiaire, est comme nous l’avons vu, la forme civilisée de la justice privée, car, par opposition avec la justice privée anarchique, elle est compatible avec l’existence de pouvoirs publics solidement organisés, étant sous le contrôle de ceux-ci et ne comprenant que des cas non susceptibles de provoquer du désordre, soit parce qu’ils ne sont admis que dans des circonstances exceptionneles, soit parce qu’ils ne constituent que des compléments à la justice publique.
3) Si nous jetons maintenant un bref regard rétrospectif sur l’histoire de la justice privée à Rome, nous nous trouvons en présence des constatations suivantes: A l’époque de la procédure solennelle des legis actiones, comme à celle de la procédure formulaire et extraordinaire, des dispositions successives sont intervenues pour interdire certains cas de justice privée non formelle, soit directement, lorsque c’est la justice privée comme telle qui est prise en considération, soit indirectement, lorsque ce sont les moyens les plus graves par lesquels elle peut s’exercer qui forment l’objet de ces dispositions restrictives. Ainsi, la saisie de la chose du débiteur, par le créancier est frappée d’une peine privée par le Décret de Marc-Aurèle, même accomplie sans violence: c’est une disposition visant directement la justice privée. Cette saisie n’était punie avant le Décret, que lorsqu’elle était accompagnée de violences caractérisées (L. Juliae).
4) En dehors de ces dispositions particulièrers, le but de justice privée est indifférent pour la qualification d’un acte. Il ne rend pas plus licite un acte illicite en lui-même, qu’il ne rend illicite, un acte licite en lui-même . Lorsque le législateur intervient, pour donner une importance au but de justice privée, il le fait dans deux directions: soit pour frapper d’une peine un acte licite, lorsqu’il est commis dans un but de justice privée (Décret); soit pour déclarer licite exceptionnellement, un acte illicite en lui-même (état de nécessité) .
5) Et maintenant voyons pourquoi les Romains ont frappé d’une peine spéciale certains actes de justice privée non formelle. Est-ce en prenant, en considération, l’intérêt public, l’atteinte à la sécurité publique, ou dans l’intérêt des individus lésés par les actes de justice privée? .
Nous croyons que c’est la protection des intérêts privés qui a inspiré les mesures dont il s’agit. En effet, quels sont les actes de justice privée spécialement prohibés par le droit romain? Ce sont: la saisie de la chose du débiteur par le créancier (D. 48. 7.7.), l’emploi de la contrainte pour obtenir l’exécution d’une obligation (D. 4.2., L. 12.2), la dépossession violente (C. 8.4.2.), la saisie des enfants du débiteur (Novelle 134). Tous ces actes constituent surtout des atteintes aux intérêts privés, aux personnes ou aux choses . Ce sont des empiétements sur la sphère juridique d’autrui . Lorsque le créancier agit de sa propre autorité, sans empiéter sur la sphère juridique du débiteur, par exemple en le sommant de payer, en le menaçant de poursuites et même en usant de dol, est-il puni? Aucun loi romaine ne le déclare (v. p. 102). Eu pourtant le créancier n’a pas eu recours à la justice pour obtenir son paiement. Linde a cependant soutenu que la seule existence de l’Etat rend la justice privée illicite et qu’agir de sa propre autorité est un acte non permis en lui-même, en tant qu’empiétement sur les prérogatives de l’Etat. Schwartze lui a très bien répondu en disant que ni le particulier n’a voulu usurper les droits de l’Etat, ni l’acte de justice privée ne contient une pareille usurpation. C’est le débiteur qui est lésé dans son patrimoine et dans son droit que les tribunaux résolvent le différend.
«L’Etat n’a pas un droit inconditionné et exclusif à la solution des différends privés et ne peut pas être directement lésé par le fait qu’on évite cette solution, dit-il; c’est plutôt l’atteinte à la sphère juridique d’un autre qui est l’élément prédominant dans la justice privée».
Ces considérations d’ordre général sont d’autant plus vraies pour le droit romain, où jamais l’étatisme n’avait pris l’extension qu’il a aujourd’ hui . Les Romains qui ne considéraient pas l’E-tat comme ayant un droit subjectif de souveraineté, droit que les particuliers méconnaîtraient en se faisant justice, n’ont donc pas pu arriver à la conception de la justice privée empiétant sur le droit de l’Etat. Et il est à remarquer en outre que les Romains sont arrivés très tard à la conception du délit public et que jusqu’à la fin ils ont considéré comme délits privés, des actes punis aujourd’hui par les Codes pénaux, donc en tant que lésant l’ordre public. Le vol, l’injure, la rapine même, étaient frappés de peines privées . Et ceci est vrai aussi pour les délits de justice privée, que le Décret, la constitution de Valentinien et même la Novelle 52, ne punissent que de peines privées. Et les interdits possessoires eux-mêmes sont considérés par Ihering et même par Savigny comme étant institués dans un but de justice privée. «Je maintiens au contraire, dit Savigny, que ce sont des considérations de droit privé qui ont servi de bases aux interdits possessoires». Le fait donc que la justice privée est frappée de peines privées, est pour nous un argument en faveur de l’idée que les Romains n’ont poursuivi dans la répression de certains cas, de justice privée, que la protection des intérêts privés.
Nous en avons ainsi terminé avec l’étude de la justice privée à Rome. Nous espérons, que ces développements auront été utiles à un double point de vue: au point de vue historique, en ce qu’ils auront présenté un aspect assez peu connu de la justice privée; au point de vue dogmatique, en mettant en évidence les éléments que le droit romain fournit à la théorie de la justice privée telle qu’elle peut être concevable dans un Etat civilisé.