Читать книгу La justice privée en droit moderne - Alexandre Vallimaresco - Страница 6

CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES ET HISTORIQUES

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Le titre du présent ouvrage paraîtra peut-être paradoxal. En effet, dans beaucoup d’esprits, l’idée de justice privée est associée à celles de guerre privée, vengeance privée, anarchie, désordre. L’étude de la justice privée est considérée comme n’ayant qu’un pur intérêt historique. Et si on peut encore en parler en droit moderne, c’est sous la forme de rares survivances, destinées à disparaître. Nous chercherons cependant à démontrer dans ce travail qu’il n’en est aucunement ainsi et qu’au contraire, cette Institution tend à prendre de l’extension dans les droits contemporains, soit sous forme législative, dans les pays à codification récente, soit sous forme jurisprudentielle et doctrinale, voire même législative, dans les pays régis par des Codes ou coutumes plus ou moins anciens, notamment dans ceux où règnent les Codes napoléoniens. Pour cela, nous devons commencer par nous mettre en garde contre l’abus des généralisations, des concepts et des abstractions logiques contre lesquels d’éminents auteurs contemporains ont entrepris une rude guerre. «L’abus de la logique a conduit à la stagnation du droit», dit M. Gény (). Nulle part, peut-être, que dans les questions de la justice privée, les idées préconçues et la tendance à la généralisation, n’ont empêché davantage une étude vraiment scientifique de la question. On a oublié ici, comme ailleurs, que «la science sociale se trouve dans l’harmonie et la conciliation de toutes les antinomies de principes» (). En partant de l’idée que la justice privée est une institution barbare, anarchique, propre aux sociétés primitives et en proie au désordre, on est arrivé à proscrire — théoriquement au moins — toute justice privée. Et ceci a eu comme conséquence l’élimination presque totale de l’étude de cette question, de la littérature juridique portant sur le droit moderne. Mais après plus d’un siècle de silence, voilà que l’admission par deux législations, des plus récentes et des plus complètes, — nous voulons parler des Codes civils allemand et suisse — de la justice privée, a eu comme effet une sorte de renaissance de la question. Des auteurs contemporains, dont nous aurons à citer souvent le nom, ont consacré des études plus ou moins détaillées à la justice privée, études qui ont eu et auront sûrement des répercussions sur le droit positif. Cela prouve que la question de la justice privée est loin d’être définitivement résolue, comme on le croyait. Et nous faisons nôtre la formule de Paul Valéry, selon laquelle «on peut se dire en feuilletant l’histoire, qu’une dispute qui n’est pas sans issue est une dispute sans importance» .

En abordant l’étude de la justice privée, nous nous demanderons d’abord si vraiment la justice privée n’appartient plus qu’au domaine de l’histoire et si on n’a pas le tort de confondre sous le nom de justice privée, des institutions assez différentes. Les développements ultérieurs, consacrés à la justice privée en droit moderne, donneront une réponse éloquente à la première question. Et nous répondrons à la seconde question en affirmant — à charge de le prouver dans nos développements ultérieurs — qu’il y a plusieurs formes de justice privée, ayant chacune des causes et une physionomie différentes. D’après nous, il y a une justice privée anarchique, qui n’est due qu’à l’inexistence ou à l’impuissance des pouvoirs publics, ce qui fait que les individus étant privés de la protection d’un pouvoir souverain, s’en remettent à leurs propres forces. C’est la forme soit primitive lorsque l’Etat n’existe pas ou presque pas; soit pathologique, lorsque l’Etat est impuissant. Et il y a une autre forme de justice privée: c’est la justice privée que nous appellerons subsidiaire, celle qui n’est qu’un auxiliaire de la justice publique, qui ne fait que remédier aux défaillances exceptionnelles, aux insuffisances de la justice publique, justice privée compatible avec l’existence d’un Etat civilisé et solidement organisé. Et nous croyons voir dans la justice privée solennelle ou formelle, une troisième forme de justice privée, qui ne sert ordinairement que de transition entre la première et la seconde, et que nous appellerons pour cela, transitoire. En distinguant ainsi les différentes sortes de justice privée — distinction qui dominera toute cette étude — nous croyons pouvoir éviter les écueils résultant d’une généralisation, qui peut avoir pour effet d’empêcher une vue exacte de la question . Ainsi, en constatant qu’il y a plusieurs formes de justice privée, on ne sera pas tenté d’appliquer ici encore la théorie du perpétuel renouvellement des choses, le cercle fermé, le périple de Vico. Car il ne s’agit plus de la même institution. La justice privée moderne et la justice privée des sociétés primitives, sont deux institutions différentes. Et s’il s’agit d’opter pour une théorie philosophique, nous accepterions plutôt celle de Gœthe, suivant laquelle l’histoire ne serait qu’une spirale montante, dont la courbe s’élargit en s’élevant. «Oui, l’humanité revient sur elle-même, dit M. Picard . Oui, on croirait à première vue qu’elle retourne stérile en ses œuvres, comme en ses espoirs, à son point de départ. Mais c’est à un étage plus haut et avec une amplitude plus large!» Il en est ainsi, croyons-nous, de la justice privée. La justice privée que nous trouverons dans les Codes civils allemand et suisse, dans le droit français, dans le droit anglais modernes, n’est sûrement plus la justice sauvage de Bacon, mais une tout autre institution, présentant toutes les garanties et portant l’empreinte des civilisations modernes.

Et maintenant, tâchons de donner une définition de la justice privée, définition assez générale pour pouvoir englober les trois variétés que nous avons distinguées. La justice privée est le fait pour le titulaire d’un droit de procéder de sa propre initiative et sans l’intervention des autorités à la protection ou à l’exécution de son droit . Ce qui caractérise donc d’après nous, la justice privée, c’est que le particulier se fait juge et partie de sa propre cause et qu’il réalise son droit par ses propres forces et sans le secours de l’autorité. Cette définition exclut la justice déférée par des particuliers (l’arbitrage) où, s’il est vrai que les autorités n’interviennent pas, on ne peut pas dire que l’individu est juge et partie de sa propre cause, car ce sont des tiers impartiaux qui décident du litige . Nous ne parlerons donc pas de la justice privée entendue dans ce sens .

En examinant les raisons qui se trouvent à la base de chacune des formes de justice privée que nous avons distinguées et leur physionomie particulière, on se rendra bien compte de la différence qui existe entre elles. Nous avons vu que la justice privée que nous avons appelée anarchique s’épanouissait dans toute société où les pouvoirs publics étaient inexistants ou faibles. Et en nous plaçant à diverses époques de l’histoire et dans les différents pays, nous constatons qu’à l’origine de chaque société, lorsque l’autorité est encore timide et en voie d’organisation, les particuliers procèdent à la défense et à la réalisation de leurs droits — vrais ou présumés — de leur propre initiative. Et ceci est naturel, car les pouvoirs publics ne remplissent pas encore leur rôle. Et le même phénomène se produit lorsque pour une cause ou une autre, l’autorité faiblit, s’émiette ou se désorganise. C’est la justice privée anarchique ou pathologique. Cette justice présente de très graves inconvénients, car c’est la force qui finit par avoir le dernier mot. Aucun pouvoir objectif supérieur n’existe pour réprimer les abus ou confirmer le bien-fondé d’une prétention ramenée à exécution par autorité privée . C’est aussi l’époque de la vengeance privée, forme primitive de la peine, ou l’individu prend la revanche d’un mal qui lui a été causé. Et les dangers de ce mode de répression résultent suffisamment du fait que la mesure de la réaction est donnée par le degré de surexcitation de l’individu lésé d’où arbitraire et trouble de l’ordre public . En faisant abstraction des périodes primitives, le Moyen Age est un exemple édifiant des conséquences de l’arnarchie et du désordre, dus à l’émiettement de la souveraineté et à l’affaiblissement du pouvoir central. Dans tous les pays, nous trouvons à cette époque la guerre privée, forme la plus dangereuse de la justice privée. L’Angleterre, la France, l’Allemagne sont ravagées par la justice privée poussée à son paroxysme. La justice privée anarchique, c’est donc le désordre, les troubles sociaux, le règne de l’arbitraire et de la force . Cette forme de justice privée est absolument incompatible avec la civilisation et l’existence de pouvoirs publics forts. Aussi la voyons-nous disparaître avec d’organisation ou le renforcement du pouvoir étatique . Ce que nous venons de dire sur la justice privée anarchique est admis par tout le monde. Mais ce que nous nous refusons à admettre, c’est qu’on prenne cette justice privée comme type de toute justice privée et qu’on raisonne toujours sur elle. M. Crémieu, auteur d’une remarquable thèse sur la justice privée affirme, et nous sommes parfaitement d’accord avec lui sur ce point, que «la justice privée doit son existence à l’absence de pouvoir organisé et elle tend à disparaître à mesure que les groupes sociaux se forment et se généralisent» . Et plus loin: «En second lieu on peut constater que toutes les fois que l’Etat s’affaiblit, immédiatement la justice privée réapparaît» . Et nous admettons également avec lui, quant à la justice privée anarchique, les inconvénients qu’il signale: «la justice privée est un moyen de contrainte insuffisant; elle est une voie de droit grossière et brutale... L’individu pouvait souvent se voir repousser par une force plus grande du débiteur» . L’intérêt de l’individu comme celui de la collectivité en souffrent donc. Mais ce que nous ne pouvons admettre c’est que toutes ces appréciations se rapportent à la justice privée tout court, et non seulement à la justice privée anarchique comme nous le soutenons. En effet, M. Crémieu en parlant de la justice privée en droit moderne, parle de «survivances» comme s’il s’agissait de la même justice privée, et que les cas existants encore seraient destinés à disparaître. Or, nous nous demandons si une institution consacrée par les Codes les plus récents peut être qualifiée de survivance. D’ailleurs, l’auteur comme la plupart des auteurs qui ont étudié la justice privée, traitent surtout de la justice privée que nous avons appelée transitoire, et qui d’après leurs propres affirmations, se distingue de la justice privée anarchique. Il y a donc plusieurs formes de justice privée, ce qui fait qu’on ne peut pas porter un jugement identique sur toutes. M.Collinet constate que «la saisie privée se rencontre dans toutes les civilisations, aryennes, ou sémites; mais nulle part elle n’apparaît pure de toute réglementation»... Et M. Crémieu fait la même remarque . C’est dire que les pouvoirs publics interviennent, dès qu’ils en ont la force, pour entourer la justice privée de garanties, garanties qui lui enlèvent les dangers qu’elle présente. Et en étudiant le premières lois romaines (L. des XII Tables), les lois barbares (L. Salique, etc), et en général toutes les législations primitives, nous voyons que partout le législateur, sans supprimer la justice privée, la soumet à une réglementation. Nous nous trouvons donc en présence de la justice privée transitoire, qui constitue la première ingérence des pouvoirs publicse dans l’administration de la justice . La réglementation de la justice privée a pour but d’éviter les erreurs et les abus, de donner au poursuivant la certitude qu’il obtiendra la satisfaction due et au poursuivi celle qu’il ne sera pas exposé à des abus. Pour cela, le contrôle par la justice publique est une garantie sûre. Les inconvénients de la justice privée anarchique sont ici presque inexistants. «La procédure y est plus l’œuvre des parties que celle de l’autorité publique, dit M. Brissaud ; le demandeur doit agir selon les formes; à cette condition, il triomphe sûrement de la résistance de son adversaire, l’acte formel fonctionne mécaniquement, mais c’est une arme à deux tranchants, elle se retourne contre celui qui l’emploie, s’il y recourt à tort ou s’il commet des irrégularités; l’amende est la même pour le débiteur récalcitrant et pour le créancier qui se trompe» . Toutes ces constatations s’appliquent aussi bien à la manus injectio romaine, qu’à la pigneratio germaniques, au jeûne en Irlande et chez les Juifs . C’est la phase de la justice privée transitoire. Partout, comme nous l’avons vu, cette forme de justice privée sert de transition entre la justice privée anarchique et la justice publique. On ne peut pas passer brusquement d’un système à l’autre, sans risquer de provoquer des perturbations profondes. Les individus n’ont pas pu se trouver d’un jour à l’autre privés de leur pouvoir d’initiative spontanée. C’est pourquoi l’Etat, en voie d’organisation ou de consolidation a commencé par leur imposer des restrictions. Et nous avons à Rome un exemple de la manière timide mais ingénieuse employée par la souveraineté pour s’emparer de la justice. C’est la procédure du sacramentum, où la justice privée se manifeste sous la forme d’un combat simulé. En réalité, c’est le juge qui décide; mais les parties ont l’illusion de se faire justice à elles-mêmes. Montesquieu nous montre que les législateurs germaniques s’y sont pris de la même façon «Les Germains, nous dit-il, qui n’avaient jamais été subjugués, jouissaient d’une indépendance extrême: les familles faisaient la guerre pour des meurtres, des vols, des injures. On modifia cette coutume, en mettant ces guerres sous des règles: elles se firent par ordre et sous les yeux du magistrat; ce qui était préférable à une licence générale de nuire». C’est dire que les réformateurs sociaux, comme la nature, ne procèdent pas par sauts. On voit par là combien le facteur psychologique est prédominent dans l’œuvre de ceux qui ont la lourde tâche de régler la destinée des peuples . La justice privée solennelle ou transitoire est donc loin de présenter les inconvénients de la justice privée anarchique et n’est qu’un acheminement vers la justice publique. Nous allons voir dans nos développements ultérieurs sur la justice privée dans les différents pays, comment la justice a passé par cette phase et dans quelles conditions. Et nous verrons qu’il y a une troisième forme de justice privée, dont nous avons déjà parlé, et qui est parfaitement compatible avec la civilisation: c’est la justice privée que nous appelons subsidiaire. Celle-ci est un auxiliaire précieux de la justice étatique imparfaite comme toute œuvre humaine. En effet, cette justice privée s’exerce sous le contrôle des tribunaux; elle n’est accordée qu’à ceux qui ont le droit pour eux, tout excès, toute erreur sont réprimés. Ce n’est donc pas du tout le triomphe de la force. Elle présente toutes les garanties de la justice publique, sans en avoir les inconvénients, consistant en frais, lenteurs, etc.

En faisant cette distinction entre les différentes formes de la justice privée, nous croyons que beaucoup de confusions et d’exagérations seront évitées. On est toujours parti, comme nous l’avons dit, de l’idée que la justice privée était une et on a décrété que nul ne pouvait se faire justice à soi-même. Et on a voulu tirer toutes les conséquences logiques de ce principe, en oubliant, comme on l’a souvent fait, qu’il avait une raison d’être, qu’il était édicté dans un but; et ce but, cette raison d’être, portaient en eux-mêmes la limitation du principe. Pourquoi l’appliquer dans des circonstances ou dans des cas où cela n’était pas exigé par son but? Or, celui-ci est clair. La justice privée est généralement défendue, parce qu’elle est une cause de troubles, de désordre et d’arbitraire (et en disant cela, on pense surtout à la justice privée anarchique). Donc il nous semble évident que lorsque ces dangers n’existent pas, il n’y a pas de raison de prohiber la justice privée. Proclamer que nul ne doit se faire justice à soi-même en donnant une valeur absolue à cette règle, c’est oublier qu’il n’y a pas de principes sans raison et dé règle juridique sans but. «Dans le domaine du droit, rien n’existe que par le but, dit Ihering , et en vue d’un but, le droit tout entier n’est qu’une unique création de but. Le droit n’exprime pas la vérité absolue; sa vérité n’est que relative et se mesure d’après son but. Seulement, la plupart des actes créateurs isolés remontent à un passé si lointain, que l’humanité a perdu leur souvenir». C’est dire qu’à un moment donné, on oublie que toute règle a un but, une cause finale et cette règle acceptée sans être raisonnée, prend le caractère d’un dogme et entre, pour ainsi dire, dans le domaine mystique . Lorsque l’ordre n’est pas en danger, pourquoi prohiber la justice privée d’une façon absolue? Nous croyons que ceux qui, législateurs ou jurisconsultes, proclament a l’envi que toute justice privée est prohibée, tombent dans un double écueil: ils prennent pour un principe exprimant une vérité absolue, une règle qui n’a qu’une valeur contingente. En second lieu, ils englobent dans leur principe, toute justice privée, fût-ce la justice privée que nous avons appelée subsidiaire. La valeur dogmatique qu’ils accordent à cette règle est un obstacle au progrès en même temps que contraire à la nature des choses. «La vie réelle se moque du veto de la logique, a dit quelque part William James . En effet, les événements ont prouvé le caractère relatif de cette règle, comme de tant d’autres. Le législateur allemand de 1896 (B. G. B.); le législateur suisse de 1911 (Code Civil des obligations), non seulement ne prononcent pas de prohibition générale de la justice privée, mars admettent qu’on puisse se faire justice à soi-même dans certains cas. Où en est l’évolution rectiligne de la justice privée vers son abolition totale, de cette justice privée dont certains sonnaient le glas? Et ce n’est pas pour des raisons théoriques que ces législations ont admis la justice privée: des raisons purement pratiques tirées des nécessités sociales les ont guidées. A ces raisons pratiques, on oppose le dogme de la prohibition absolue de la justice privée. Cela nous fait songer aux arguments mystiques de Pascal, proclamant la justice privée et le duel, comme contraires au droit divin. «Elle (l’Eglise), dit-il a toujours enseigné à ses enfants qu’on ne doit point rendre le mal pour le mal; qu’il faut céder à la colère; ne point résister à la violence; rendre à chacun ce qu’on lui doit, honneur, tribut, soumission; obéir aux magistrats et aux supérieurs même injustes; parce qu’on doit toujours respecter en eux la puissance de Dieu qui les a établis en nous. Elle leur défend encore plus fortement que les lois civiles de se faire justice à soi-même ». Et plus loin: «Jésus-Christ a mis l’honneur à souffrir, le Diable à ne point souffrir. Jésus-Christ a dit à ceux qui reçoivent un soufflet de tendre l’autre joue; et le Diable a dit à ceux à qui on veut donner un soufflet de tuer ceux qui leur voudront donner cette injure». Nous comprenons très bien ces arguments mystiques, en tant qu’il s’agit de morale; mais dans le domaine du droit, ce n’est pas en invoquant des dogmes qu’on justifie une institution. Et comme nous nous plaçons dans notre ouvrage à un point de vue éminemment pratique, en nous demandant uniquement si à un moment donné, dans un pays donné, la justice privée doit ou non être admise, nous ne trouvons pas utile d’invoquer des raisons d’ordre plus ou moins métaphysique pour justifier la justice privée, telles que le retour à l’état de nature , l’instinct de conservation , la réaction du sentiment juridique ou le devoir de défendre le droit , la liberté individuelle etc., idées qu’on a voulu mettre à la base surtout de la justice privée défensive. Ce n’est pas qu’on ne doive pas justifier théoriquement la justice privée; mais cette théorie doit être tirée de l’observation des faits sociaux et de l’étude de l’histoire, et non de considérations transcendantes. Or, en étudiant l’histoire de la justice, nous constatons que depuis qu’il y eût des sociétés (et nous croyons qu’il y en eut toujours), il a fallu un droit pour régler les rapports entre les hommes. Or, pour que ce droit se réalise, il faut, par définition, un pouvoir de coercition. «Droit et contrainte, c’est tout un», a dit Kant. Et Ihering nous dit: «Le point essentiel dans l’idée de l’ordre juridique, c’est la réalisation sûre et constante du droit». Pour cela il faut donc un pouvoir de contrainte, une force coercitive. Cette force sera sociale ou individuelle. La justice publique est la forme supérieure de la contrainte, car elle implique l’existence de sanctions objectives; au-dessus des individus, naturellement partiaux dans leur propre cause, il y a un pouvoir objectif qui tranche leurs litiges et exécute les sentences. L’arbitraire, les erreurs et les excès sont ainsi évités. Or, ce pouvoir objectif peut faire défaut, soit d’une façon totale et absolue, en raison de l’inexistence ou de l’impuissance de la souveraineté, et alors nous avons la justice privée anarchique , soit d’une façon. exceptionnelle, les pouvoirs publics étant organisés, mais étant incapables de remplir leur rôle protecteur dans des circonstances particulières ou le remplissent d’une manière imparfaite, et nous avons alors la justice privée subsidiaire. Il y a donc des époques de l’histoire, comme nous l’avons vu plus haut, où l’individu n’a pas d’autre moyen de réviser son droit, que ses propres forces. Et comme chacun recourt à sa propre initiative, et qu’il n’y a personne pour contrôler le bien-fondé des prétentions et pour réprimer les abus, le désordre et l’anarchie règnent. C’est un état, soit primitif, soit pathologique d’une société donnée. Aussi ne dure-t-il pas, et les pouvoirs publics s’organisent ou se ressaisissent-ils. D’autre part, aux époques d’ordre et de civilisation — et c’est l’état normal des sociétés — au-dessus des individus, il y a un arbitre suprême, l’Etat. Or, celui-ci peut, ou bien faire défaut dans certaines circonstances, ou bien remplir imparfaitement son rôle. Dans ce cas, les individus, dénués de la protection étatique, se font justice à eux-mêmes. Mais cette justice privée, nous l’avons vu, est loin de présenter les inconvénients de l’autre, car l’Etat momentanément absent, reprend ses droits de contrôle et de répression des abus. Ce que nous tenons à souligner ici, c’est le fait que dans les deux cas, l’individu se fait justice à lui-même, vu la carence des autorités . Dès lors, on ne peut pas dire que c’est un instinct barbare qui le pousse; ce qui est anormal, ce n’est pas son attitude, qui est un effet, c’est l’état de la société, qui en est la cause. Il est donc à désirer que l’état puisse être assez fort pour assurer sa protection aux individus. Et il en est ainsi généralement. Mais, quelle que soit son organisation, il y a des cas où il en est incapable. Et nous avons alors la justice privée subsidiaire, qui ne présente pas de dangers pour l’ordre public, comme nous l’avons vu. Voilà, selon nous, l’explication théorique de la justice privée. Et nous pouvons citer à l’appui de notre opinion, celle de plusieurs éminents jurisconsultes..

«Si ce sentiment (le sentiment du droit) ne trouve pas, pour se réaliser, un organe constitué à cet effet, il cherchera à se satisfaire directement», dit Ihering .

«Instituée pour protéger l’individu, la société n’a pas le droit de l’empêcher d’assurer lui-même sa sécurité personnelle, lorsqu’elle est dans l’impossibilité de le faire elle-même», s’écrie M. Garçon .

«Mais la force sociale n’est pas toujours présente et même présente, il pourrait se faire qu’elle ne fût pas en état de défendre avec efficacité l’individu en danger: alors celui-ci a le droit incontestable de recourir à la force peronnelle, à la défense privée, à défaut de la défense publique qui est absente ou insuffisante.» (Ortolan) .

«La défense publique a été organisée, dit Carrara , pour suppléer à l’insuffisance de la défense privée et pour en réfréner les abus. Mais lorsque, au contraire, par l’impuissance momentanée de la défense publique, la défense privée est seule suffisante et ne peut produire d’excès, la défense publique n’a plus aucun fondement et ne peut plus intervenir ni comme force supplétive, ni comme force modératrice. »

Nous n’irons pas plus loin, avec ces citations. Il nous suffira de conclure es affirmant encore une fois que pour nous la justice privée n’est autre chose que la tendance naturelle qui pousse l’individu à réaliser son droit, et qui ne trouve pas de pouvoir objectif capable de le faire à sa place. En second lieu, nous constatons que cette justice privée est dangereuse, lorsqu’elle est l’unique moyen de réaliser le droit (justice privée anarchique), mais qu’elle ne l’est plus lorsqu’elle n’intervient que dans des cas exceptionnels, contrôlée et réglementée par l’Etat. C’est pourquoi nous croyons qu’il ne faut pas jeter l’anathème sur toutes les formes de justice privée. Et c’est en partant de ces idées que nous croyons pouvoir expliquer l’attitude des différents peuples vis-à-vis de la justice privée à travers l’histoire, ainsi que tirer de cet examen la règle de conduite que le droit doit observer sur ce point. En examinant donc l’histoire de la justice privée, nous voyons que partout, lors-la souveraineté faiblit ou se désagrège, ou lorsqu’encore inexistante elle est en voie de formation, elle cherche à prohiber la justice privée. Et c’est alors que nous trouvons des dispositions générales interdisant la justice privée comme telle. L’hostilité vis-à-vis de la justice privée anarchique rejaillit sur la justice privée subsidiaire. C’est une loi éternelle de l’histoire: toute réaction est exagérée et tombe dans l’excès contraire. La Révolution française, dans sa haine des corporations, dont elle ne voyait que les abus, est arrivée à interdire tout groupement (Loi Le Chapelier, 14 juin 1791 et art. 291 C. pénal). Et au cours du XIXe siècle, le législateur est revenu peu à peu à la liberté des associations. A busus non tollit usus. Et il en fut ainsi pour la justice privée. A Rome, nous verrons que les mesures contre la justice privée interviennent lorsque l’ordree romain commence;à fléchir (lois Juliae, Decretum, Marci, etc.). Le même phénomène se produit au Moyen-âge, lorsque tous les pays sont ravagés par les guerres privées. Ainsi, en France, nous trouvons les Capitulaires de Charlemagne (802), l’ordonnance de St-Louis (1257), les différentes trêves et paix de Dieu . En Allemagne, nous avons de nombreuses paix publiques (Landesfrieden) interdisant toute justice privée . En Angleterre: «Au XVIIIe siècle, nous dit M. Morot, le self-help est interdit d’une façon absolue» . La légitime défense elle-même n’est pas admise . Et ce qu’il faut constater en même temps, c’est que ce n’est pas par ces mesures que la justice privée anarchique est supprimée. L’ordonnance de St. Louis resta inefficace . «Il est connu que tous ces efforts (décisions royales et paix publiques), donnèrent de faibles résultats et que le but fut atteint beaucoup plus par la consolidation de l’autorité territoriale », nous dit Heyer, à propos de la justice privée en Allemagne . En effet, les mesures sévères prises par une autorité faible restent lettre morte, tant qu’elle n’est pas capable de les appliquer. Ce n’est qu’au moment où l’Etat se renforce, où les lois qu’il édicte sont mises à exécution par des tribunaux bien organisés et dont les décisions sont exécutées par une force publique suffisante, que la justice privée disparaît (nous parlons de la justice privée anarchique), car les particuliers n’ont plus besoin de recourir à leurs propres forces et en même temps les fauteurs de désordre craignent la répression. En ce moment, il devient inutile de prohiber la justice privée comme telle. En effet, les lois civiles et pénales sanctionnent sévèrement les cas les plus dangereux de justice privée, notamment les actes de violence. En même temps, les tribunaux, soutenus par la force publique, remplissent leur rôle d’arbitres dans les litiges entre les particuliers. En revanche, une prohibition de principe de la justice privée n’est plus nécessaire, car elle pourrait constituer un obstacle à l’exercice de la justice privée subsidiaire qui est indispensable dans une certaine mesure, et qui ne présente plus de dangers, maintenant qu’elle est sous le contrôle des autorités et réglementée par le droit. L’Etat n’a plus à la craindre, étant sûr de pouvoir en réprimer les abus. Et nous verrons ainsi que dans la législation de la Rome républicaine, il n’y a pas de prohibition de principe de la justice privée comme telle; cela ne veut pas dire que les violences graves ne soient pas réprimées; mais la justice privée ne se manifestant pas par des actes de nature à troubler l’ordre public et la sécurité des particuliers, reste licite; et cela permet le développement d’une justice privée subsidiaire, qui est aussi nécessaire qu’utile. Ce n’est que vers la fin de la République, à l’époque des guerres civiles que nous trouvons une législation plus sévère, mais pourtant pas prohibitive de la justice privée comme telle.

Et nous pouvons voir que les auteurs des Codes napoléoniens n’ont nulle part inséré de prohibition générale de la j. p.; «Le Code pénal français traite cette situation par une prudente abstention», dit M. Garraud . En effet, ils n’ont pas trouvé nécessaire de se lier les mains par un principe trop général. Et il est intéressant de constater que certains cas de justice privée, que l’ancien droit français traitait avec circonspection, tel le droit de rétention, sont aujourd’hui largement admis par la loi et la jurisprudence, car il n’y a plus de dangers d’abus . Et M. Morot fait la remarque suivante sur le self-help: «Le self-help, dit-il, a été rigoureusement combattu lorsque la société s’organisait et que la puissance publique se fortifiait: à mesure que le roi étendait sa paix, la Kings-peace à tout le royaume, il refoulait par là-même le self-help. Mais cette paix partout assurée, l’appréhension de la souveraineté pour le self-help se comprenait beaucoup moins. Et aujourd’hui, l’Etat puissamment organisé, sûr de ses tribunaux et de sa police, peut sans inconvénients admettre un self-help raisonnable». Et il cite cette phrase de Holdsworth : «C’est seulement quand l’obéissance à la loi est devenue la règle, que les cas où le self-help est permis peuvent être définis en toute sécurité ».

Quant au droit allemand, nous verrons que le B. G. B., comme le Code pénal de 1871 ne contiennent pas de prohibition de la justice privée comme telle; et en cela, ils innovent, car les législations particulières, antérieures aux Codes d’Empire, contenaient de pareille dispositions (A.L.R., art. 77 , B.G.B. saxon, art. 179, Codes pénaux badois, wurtembergeois, hessois, etc.). Et les Motifs nous en donnent la raison: «si un acte se montre en soi comme permis ou non permis, alors nous ne voyons pas la raison d’interdire cet acte pour le cas où il servirait à la justice privée. L’intention de réaliser la situation qui correspond au droit, n’est pas illicite. Tout aussi peu est troublée la paix sociale par un acte se mouvant sur le terrain du droit. Si l’interdiction se trouve dans la plupart des législations antérieures, ceci est un vestige des temps plus anciens où il était nécessaire de combattre particulièrement la justice privée».

Le législateur allemand constate donc qu’il n’est aucunement nécessaire de prohiber la justice privée comme telle, car le principe de la justice étatique n’est plus mis en question, avec la forte armature sociale que possède l’Allemagne moderne, comme d’ailleurs tous les Etats civilisés. En outre, tous les cas graves de justice privée sont réprimés par le Code pénal, ou donnent lieu à responsabilité civile, non comme actes de justice privée, mais comme actes contraires à l’ordre public. Donc, les moyens graves par lesquels là justice privée pourrait être exercée sont réprimés comme tels, indifféremment de leur but, fût-il la réalisation du droit. Il est donc mutile de déclarer le but de justice privée illicite.

C’est la théorie du but de justice privée indifférent en lui-même pour la qualification d’un acte . Et nous allons montrer dans les développements ultérieurs, qu’il en est de même en France et en Angletrre, et qu’il en a été de même à Rome jusqu’ au Décret de Marc-Aurèle. Dès lors nous estimons que la règle nul ne peut se faire justice à soi-même n’a pas de valeur impérative dans les pays où elle n’est pas inscrite dans les lois (comme c’est le cas du Code civil autrichien, art. 19, ou du Code pénal italien, art. 235). Et l’intérêt de cette idée consiste en ce que l’adage n’est pas un obstacle à l’admission de certains casée justice privée, cas qui seraient imposés par les nécessités sociales.

La question de la justice privée est un exemple de plus servant à illustrer les inconvénients des généralisations et des principes apriori. «Périssent les colonies, plutôt qu’un principe!», a dit Robespierre. Nous lui répondrons avec Montesquieu: «Je dis que dans les lois, il faut raisonner de la réalité à la réalité, et non pas de la réalité à la figure ou de la figure à la réalité.» .

Nous ne contestons pas qu’il faille des principes et des abstractions logiques dans la science juridique. Mais ces principes ne doivent pas avoir une valeur absolue, car le droit ne fait qu’exprimer les nécessités sociales, qui sont essentiellement mouvantes et variables. Et attribuer à un principe juridique la force d’un dogme, c’est lui donner une immobilité qui est contraire au perpétuel mouvement des choses .

On a reproché au premier projet du B. G. B. son caractère purement doctrinaire . En partant donc de théories abstraites, le Allemands n’auraient jamais dû admettre la justice privée, eux chez lesquels la théorie de l’Etat tout-puissant est lettre d’Evangile et pour lesquels l’individu n’a de droits que ceux que lui accordent les pouvoirs publics. Et cependant, le B.G.B. est le premier Code moderne consacrant formellement des cas de justice privée. C’est dire que les principes ont dû plier devant les nécessités pratiques. Les Anglais qui ne s’embarrassent pas de théories, admettent beaucoup de cas de justice privée. Et nous ne voyons pas pourquoi la justice privée subsidiaire ne serait pas admise en France. Dans un pays arrivé à un stade si avancé de civilisation, où l’ordre le plus parfait règne, qu’aurait-on à craindre du fait de certaines institutions de justice privée, qui ne seraient qu’un complément utile à l’œuvre des tribunaux.

Il faut donc se demander uniquement si tel ou tel cas de justice est utile ou non. Il est inadmissible qu’on empêche le progrès en invoquant un principe qui ne peut avoir une valeur absolue. «Y a-t-il utilité pratique, oui ou non, à admettre des contraintes privées? C’est là le véritable terrain du débat », dit M. Demogue . Et c’est ainsi que nous procéderons en étudiant les cas où la justice privée devrait être admise. En abordant ce sujet, nous nous inspirerons surtout de raisons pratiques. Nous nous refusons donc d’ignorer ces nécessités pratiques, uniquement par respect pour un principe à la relativité duquel nous ne pouvons nous empêcher de croire. «Il y a toujours une raison contre toute loi: c’est qu’elle porte atteinte à la liberté, à dit Bentham . Celui qui propose une loi doit donc prouver non seulement qu’il existe une raison spéciale en faveur de cette loi; mais encore que cette loi l’emporte sur la raison générale contre toute loi».

Sans pousser aussi loin l’individualisme, nous croyons cependant qu’il faut soigneusement peser les avantages et les désavantages d’une règle juridique avant de la proclamer.

Nous allons chercher maintenant dans un second chapitre d’esquisser une théorie de la justice privée moderne, en tâchant d’élaborer une construction technique en même temps de l’institution, telle qu’elle peut se présenter dans nos sociétés modernes.

La justice privée en droit moderne

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