Читать книгу La place de l'homme dans l'univers - Alfred Russel Wallace - Страница 4
INTRODUCTION
ОглавлениеCette introduction n’est pas écrite pour rendre raison du plan de l’ouvrage, car le lecteur n’a qu’à parcourir la table des matières pour en être informé aussi clairement qu’il peut le désirer.
Pour démontrer la grande, la haute portée philosophique de cet ouvrage, j’ai cru utile de mettre en corrélation la théorie wallacienne du but humain de l’univers avec le principe de la création continue; celle-ci se présentant actuellement comme une nécessité absolue pour l’explication mécanique de l’univers, doit être admise comme vérité fondamentale servant de point de départ à toute explication scientifique, philosophique ou religieuse de la nature.
L’on sait que Alfred Russel Wallace a découvert en même temps que Charles Darwin la théorie de l’origine des espèces. Né à Usk, dans le Monmouthshire; en 1822, il voyageait en naturaliste depuis quelques années, lorsque, en.1858, se. trouvant aux îles Moluques (Océanie), il tomba malade; pendant la convalescence de cette maladie, en lisant l’ouvrage de Malthus, se présenta nettement devant son esprit la théorie de l’évolution des espèces. Il écrivit un Mémoire qu’il envoya à Darwin. Celui-ci, étant occupé, depuis vingt ans, à documenter une théorie basée sur les mêmes principes, se décida, enfin, à en rédiger un résumé. Les deux mémoires furent présentés ensemble à la Linnean Society, de Londres. Wallace, reconnaissant loyalement la priorité de Darwin, lui en laissa tout l’honneur, content de voir peu à peu, après une lutte acharnée et opiniâtre, triompher la théorie qui était aussi la sienne. Mais à cette lutte, il avait participé par des travaux qui avaient paru dans les journaux périodiques et qui avaient été communiqués aux sociétés scientifiques. Ces travaux, recueillis par l’auteur, parurent en 1870 dans le volume. la Sélection naturelle, dont la traduction française, faite par le savant génevois Lucien de Candolle, fut publiée deux ans après, en 1872.
Dans la préface de la première édition du volume qu’on vient de citer, Wallace disait: — «J’ose espérer que le présent ouvrage prouvera que j’ai compris dès l’origine la valeur et la portée de la loi que j’avais découverte, et que j’ai pu, depuis, l’appliquer avec fruit à quelques recherches originales. Mais ici s’arrêtent mes droits. J’ai ressenti toute ma vie, et je ressens encore avec la plus vive satisfaction, de ce que M. Darwin a été à l’œuvre longtemps avant moi, et de ce que la tâche difficile d’écrire l’Origine des Espèces, ne m’a pas été laissée. J’ai depuis longtemps fait l’épreuve de mes forces, et je sais qu’elles n’y auraient pas suffi.» — Mais il ajoutait: «Un autre motif m’a engagé à ne pas retarder cette publication: il est quelques points importants sur lesquels mes opinions diffèrent de celles de M. Darwin».
Dans une exposition systématique du darwinisme, que Wallace publia en 1889 , il considère dans l’évolution générale du Cosmos, trois marches absolument distinctes, l’état inorganique, l’état organisé avec l’apparition de la sensibilité, et enfin celui de l’apparition du mental humain, et il trouve là l’indication claire de l’existence d’un univers invisible spirituel auquel le monde de la matière est complètement subordonné, et il déclare que les manifestations de la vie dépendent de différents degrés d’influx spirituel. Il ajoute ensuite cette affirmation qui est, selon moi, le principe fondamental de la théorie wallacienne ou du wallacisme, que: Pour nous, le but ultime, la seule raison d’être du monde, est le développement de l’esprit humain associé au corps, c’est ce que j’ai appelé le but humain de l’univers. Wallace est convaincu que l’homme est un fait unique dans l’univers, et il voit en cela une Intelligence suprême coordinatrice de l’ensemble des phénomènes de l’univers, tous dirigés vers ce but unique, la manifestation de l’homme sur la terre.
Déjà, dans sa conclusion de l’ouvrage précédent, traduit par L. de Candolle, en 1872, Wallace avait écrit: — «Ces considérations sont en général tenues pour dépasser de beaucoup les limites de la science; mais elles me paraissent être des déductions plus légitimes des faits scientifiques, que celles qui réduisent l’univers entiers à la matière; bien plus à la matière entendue et définie de façon à être philosophiquement inconcevable. C’est certainement un grand progrès que de se débarrasser de l’opinion qui admet l’existence de trois choses distinctes: d’une part la matière, objet réel existant par lui-même, et qui doit être éternelle, puisqu’on la suppose indestructible et incréée; d’autre part la force, ou les forces de la nature, données ou ajoutées à la matière, ou bien constituant ses propriétés nécessaires: enfin l’intelligence, qui serait, ou bien un produit de la matière et des forces qu’on lui suppose inhérentes, ou bien distincte, quoique coexistant avec elle. Il est bien préférable de substituer à cette théorie compliquée, qui entraîne des dilemmes et des contradictions sans fin, l’opinion bien plus simple et plus conséquente, que la matière n’est pas une entité distincte de la force, et que la force est un produit de l’esprit.
«La philosophie a depuis longtemps démontré notre incapacité de prouver l’existence de la matière, dans l’acception ordinaire de ce terme, tandis qu’elle reconnaît comme prouvée pour chacun sa propre existence consciente. La science a maintenant atteint le même résultat, et cet accord entre ces deux branches des connaissances humaines doit nous donner quelque confiance dans leur enseignement. La manière de voir à laquelle nous sommes arrivés me paraît plus grande, plus sublime et plus simple que toute autre. Elle nous fait voir dans l’univers un univers d’intelligence et de volonté. Grâce à elle, nous pouvons désormais concevoir l’intelligence comme indépendante de ce que nous appelions autrefois la matière, et nous entrevoyons comme possibles une infinité de formes de l’être, unies à des manifestations infiniment variées de la force, tout à fait distinctes de ce que nous appelons matière, et cependant tout aussi réelles.
«La grande loi de continuité que nous voyons dominer dans tout l’univers, nous amène à conclure à des gradations infinies de l’être, et à concevoir tout l’espace comme rempli par l’intelligence et la volonté. D’après cela, il n’est pas difficile d’admettre que dans un but aussi noble que le développement progressif d’intelligences de plus en plus élevées, cette force de volonté primordiale et générale, qui a suffi pour la production des animaux intérieurs, ait été guidée dans de nouvelles voies, convergeant vers des points définis. S’il en est ainsi, ce qui me parait très probable, je ne puis admettre que cela n’infirme en aucun degré la vérité générale de la grande découverte de M. Darwin. Cela implique simplement que les lois du développement organique ont été appliquées à un but spécial, de même que l’homme les fait servir à ses besoins spéciaux. En montrant que l’homme n’est pas redevable de tout son développement physique et mental à la sélection naturelle, je ne crois pas réfuter cette dernière théorie; ce fait est aussi bien compatible avec elle que l’existence du chien barbet ou du pigeon grosse-gorge, dont le développement non plus ne peut pas être attribué à sa seule action.
«Telles sont les objections que je volais opposer à l’opinion qui rapporte la supériorité physique et mentale de l’homme à la cause qui paraît avoir suffi pour la production des animaux. On essayera sans doute de les contester ou de les réfuter; j’ose penser cependant qu’elles résisteront à ces attaques, et qu’elles ne peuvent être vaincues que par la découverte de nouveaux faits ou de nouvelles lois, entièrement différentes de tout ce que nous connaissons aujourd’hui. »
Ces conclusions ont été publiées en 1870; Wallace les a donc «écrites il y a une quarantaine d’années. Pourtant les faits nouveaux que l’on a découverts et les nouvelles lois que l’on en a tire leur sont favorables sans aucune exception. C’est pourquoi j’ai voulu les reporter ici, car elles mettent bien en évidence la base fondamentale de la théorie wallacienne sur laquelle est bâti l’édifice complété par l’ouvrage actuel.
Cette théorie mérite un examen critique sérieux, car, avec quelques restrictions et quelques larges interprétations, le wallacisme pourrait acquérir en philosophie scientifique une place analogue à celle qu’occupe le darwinisme en science expérimentale.
Combien de théories ne semblent-elles pas contradictoires dans la philosophie et dans les sciences! Depuis l’antiquité la plus reculée jusqu’à nos jours, les hommes d’élite, les chercheurs infatigables de la vérité surent rarement se mettre d’accord, soit sur la manière d’envisager les choses, soit sur la direction qu’il faut donner aux recherches théoriques et aux discussions des principes, soit enfin sur le choix des définitions! Pourquoi arrivent-ils si rarement à s’entendre? La raison en est, que chacun donne une importance par trop exclusive à ses vues personnelles, ayant établi son propre système, chacun donne ostensiblement la moindre valeur possible aux problèmes déjà étudiés et résolus par d’autres, ne les traite qu’incidemment et réserve modestement la place meilleure pour ses propres recherches, en exagère l’importance des résultats et emploie tout son talent pour les mettre en évidence. Ainsi, chaque théorie est élaborée, étudiée, élargie, perfectionnée, généralisée, par son auteur, il est rare qu’un autre s’en occupe, s’il y en a un. il ne travaille pas pour la compléter et la défendre, mais pour en montrer les défauts et la démolir. Ce manque de collaboration dans le travail théorique est la cause principale de son énorme infériorité par rapport aux résultats merveilleux et à la marche si rapidement progressive des travaux pratiques.
Même les savants qui passent en revue, pour en faire l’historique, les principales théories, les choisissent de manière qu’elles puissent se détruire mutuellement. Ils semblent heureux de pouvoir amener la conclusion, qu’il n’y a de vrai que le doute et le fait brutal. Si cette conclusion n’était pas trop artificiellement obtenue, ce ne serait pas très encourageant! L’élimination des erreurs est nécessaire, mais n’est pas suffisante; il faut compléter ce travail par une recherche désintéressée et consciencieuse des vérités qui se trouvent dans les oeuvres des autres, il faut collaborer pour les mettre en évidence, s’entr’aider pour les divulguer et les soutenir. C’est en suivant cette méthode que j’ai écrit cette introduction, aussi je ne touche pas aux points que je juge faibles de la théorie wallacienne, mais j’appuie, par contre, avec toutes mes forces ceux qui donnent, selon moi, une grande valeur à cette théorie que je considère perfectible, apte à devenir générale et fondamentale pour toute vraie science, pour toute vraie philosophie et pour toute vraie religion.
La nécessité toujours plus manifeste d’une telle théorie n’a pas besoin d’être démontrée, il suffit de faire la remarque du grand nombre d’articles, de revues scientifiques, de conférences et de toutes sortes de publications qui traitent ce sujet. Ce sont des savants, des géologues, des zoologues, des médecins, des chimistes, des mathématiciens et surtout des physiciens, ce sont des philosophes, des psychologues, des sociologues, des économistes, des littérateurs, des romanciers, voire même des poètes.
La grande envergure de la théorie wallacienne se manifeste immédiatement. En effet, dès que l’on pense à la place de l’homme dans l’univers, l’on se demande qu’est-ce que l’univers par rapport à l’homme dans la création, c’est-à-dire par rapport à une œuvre qui a certainement un but. Est-ce l’univers qui sert à l’homme ou vice versa? Nous n’en savons rien, mais ce qui est certain, c’est que l’homme seul a conscience de l’univers, et qu’en outre, l’univers, tel qu’il est connu par l’homme, n’existe que dans l’homme, tandis que l’univers réel n’est qu’une complication inconnue de mécanismes, tous absolument imperceptibles et inconnaissables directement, toujours et partout, pour les sens de l’homme.
L’univers est créé exclusivement pour l’homme. Pourquoi? Parce que, comme on vient de le dire, uniquement l’homme, d’entre tous les êtres, peut en prendre possession consciemment, lui seul en connaît l’existence, sait de l’univers, de sa nature, observe, étudie et découvre les lois des phénomènes qui sont ses propres sensations.
L’intelligence, que la liaison divine accorde aux hommes qui doivent guider les autres, pénètre le champ ultrasensible et se guidant par des hypothèses que son intuition géniale sait imaginer, parvient à établir, à mesurer, à dessiner les trajectoires des mouvements moléculaires et atomiques, avec la même précision à laquelle elle est parvenue en établissant les trajectoires des planètes de notre système solaire. De cette façon, avançant toujours dans sa marche victorieuse, elle pose et trouve la solution des difficiles problèmes qui fournissent des notions toujours plus profondes de la connaissance de tout ce qui existe.
C’est ainsi que l’ancien concept de l’interprétation biblique d’une création qui eut lieu à une certaine époque, localisée dans le temps et dans l’espace, concept qui. domine, sans y être mentionné, tout cet ouvrage de Wallace et qui lui a fait pousser trop loin certaines inductions scientifiques, va être remplacé par celui d’une création continue. Etant données les conséquences d’une importance capitale qui découlent de ce nouveau concept et placent sous un point de vue nouveau la théorie wallacienne, il sera discuté dans cette introduction, avec profit pour les lecteurs du volume.
La loi physique fondamentale, qui doit remplacer celle d’inertie et qui conduit à la nécessité d’une création continue du mouvement et de l’énergie, est celle-ci: «Tout déplacement dans l’espace est dû à une poussée continue, car il cesse avec elle». Cela étant, les mouvements ultimes dans le vide absolu sont impossibles, ne pouvant pas se produire d’eux-mêmes, ni être produits. Comme l’on considère ici les mouvements ultimes des particules intégrantes de tout ce qui existe physiquement, nul mouvement autre existe pour produire la poussée nécessaire, il faut donc une cause surnaturelle qui crée incessamment ces mouvements avec l’énergie qu’ils possèdent, car dès qu’ils cessent d’être créés, ils cessent d’être, ne pouvant se déplacer eux-mêmes sans créer continuellement leur propre énergie. Ce qui est inadmissible. Seulement, une volonté peut être créatrice, celle de Dieu. Cette nécessité mécanique de l’action continue incessante d’un fiat créateur, constitue une démonstration scientifique de l’existence de Dieu. L’affirmation de l’existence de Dieu n’est donc plus une simple croyance mystique, elle est une certitude scientifique, aucune science ne pouvant refuser de l’admettre comme vérité fondamentale, comme le principe immuable que l’on doit adopter et sur lequel doivent nécessairement s’appuyer par leur base toutes nos connaissances.
Cette création continue des mouvements ultimes des unités élémentaires matérielles, fournit au mécanisme universel ce dont il manquait, et tout en plaçant l’existence de la nature à l’arbitre de Dieu, ne le fait pas intervenir directement dans chaque phénomène, l’énergie cinétique créée étant une entité à soi, ce sont des innombrables entités qui se succèdent instantanément et réalisent ainsi le mouvement, et dans leur ensemble l’activité universelle. Dieu est donc en dehors et au-dessus des choses, car il n’est pas possible de confondre ici le Créateur avec la chose créée. Tandis qu’en s’arrêtant, comme l’ont fait plusieurs philosophes, à la volition divine, sans tenir compte de son activité créatrice incessante, on tombait dans l’idée panthéiste du Dieu se confondant avec la nature, ou dans le matérialisme qui divinise l’inconscient.
D’autre part, les spiritualistes et les spiritualistes religieux, trouvent dans le nouveau concept de la création continue la réponse-à plusieurs questions qui semblaient n’en admettre aucune. Celle, par exemple, du libre arbitre de l’homme, qui n’entrave plus en rien la liberté de Dieu, et la raison qui en dérive de la nécessité du bien et du mal. L’on a là, en effet, une explication qui admet l’action incessante de Dieu dans la nature, sans qu’il en fasse partie; du moment qu’elle n’est qu’une chose dont il crée à chaque instant le moteur qui la fait exister. La continuité de l’action divine n’est donc pas une liaison, car il ne peut pas y en avoir entre le Créateur et la chose créée, comme il y en a entre le producteur et la chose produite, qui a nécessairement en elle une partie de ce qui appartient au producteur.
Il y a donc une infinité d’univers qui se remplacent ou se superposent à chaque instant incessamment, chacun d’eux étant l’instant d’une création par un Créateur éternellement créant. Le concept transcendant d’une telle puissance semble bien répondre complètement au sentiment intime qu’éprouve l’homme de l’existence, non pas abstraite mais réelle, d’un Dieu personnel, sentiment qui ne peut nullement être expliqué comme un. simple effet d’atavisme, car cette explication ne donne aucune raison de son origine.
Dans le texte que j’ai reporté plus haut du précédent ouvrage de Wallace, traduit par Lucien de Candolle, j’ai souligné ces quelques phrases: «que la matière n’est pas une entité distincte de la force et que la force est un produit de l’esprit». «Produit », dit Wallace, mais il faut entendre créé, car l’esprit ne peut produire le matériel qu’en le créant. «La manière de voir à laquelle nous sommes arrivés me paraît plus grande, plus sublime, et plus simple que toute autre. Elle nous fait voir dans l’univers un univers d’intelligence et de volonté.» Et plus loin: «La grande loi de continuité que nous voyons dominer dans tout l’univers, nous amène à conclure à des gradations infinies de l’être et à concevoir tout l’espace comme rempli par l’intelligence et la volonté ». Volonté qu’il appelle: «force de volonté primordiale et générale». L’on voit que si Wallace ne parle pas de création continue, c’est bien à celle-ci que sa théorie générale nous amène directement. Voici, en effet, un autre fragment du même ouvrage, qui confirme cette conclusion: «Quelque délicate que soit la construction d’une machine, quelque ingénieuses que soient les détentes qui servent à mettre en mouvement un poids ou un ressort avec le minimum d’effort, un certain degré de force extérieure sera toujours nécessaire. De même, dans la machine animale, si minimes que soient les changements qui doivent s’opérer dans les cellules et les fibres du cerveau, pour faire agir, par l’intermédiaire des courants nerveux, les forces tenues en réserve dans certains muscles, ici encore un certain degré de force est nécessaire. Si l’on dit que ces changements sont automatiques et provoqués par des causes extérieures, alors on annule une portion essentielle de notre sens intime, savoir, une certaine liberté dans la volonté, et l’on ne saurait concevoir comment, dans de tels organismes purement automatiques, il aurait pu naître un sens intime ou une apparence quelconque de volonté. S’il en était ainsi, ce qui semble être notre volonté serait une illusion, et l’opinion de M. Huxley, que «notre volition compte pour quelque chose parmi les conditions qui déterminent le cours des événements», serait erronée, car notre volition ne serait plus alors dans la chaîne des phénomènes qu’un anneau ni plus ni moins important que tout autre.
Ainsi, nous trouvons dans notre propre volonté, bien qu’en quantité minime, l’origine d’une force, tandis que nous ne constatons nulle autre part aucune cause élémentaire de force: il n’est donc pas absurde de conclure que toute force existante se ramène peut-être à la force de la volonté, et que, par conséquent, l’univers entier ne dépend pas seulement de la volonté d’intelligences supérieures, ou d’une Intelligence suprême, mais qu’il est cette volonté même .» C’est-à-dire qu’il est, par cette volonté, qu’il est une volition divine réalisée, donc une création. Car la volonté est la puissance par laquelle on veut, et l’univers ne peut pas être la puissance par laquelle Dieu veut, mais la chose voulue par Dieu.
En science comme en philosophie, il faut être précis dans le langage, il faut énoncer exactement l’idée de façon que l’on ne puisse se tromper dans l’interprétation. Leibniz l’avait bien reconnu, lorsqu’il écrivait à Malebranche: «Si on donnait des définitions, les disputes cesseraient bientôt».
Voici comment Ad. Franck, dans son dictionnaire philosophique, définit la création: «On appelle ainsi l’acte par lequel la puissance infinie, sans le secours d’aucune matière préexistante, a produit le monde et tous les êtres qu’il renferme. La création une fois admise, il est impossible que la définition que nous en donnons ne le soit pas, car elle exclut précisément toutes les hypothèses contraires à la création; elle suppose que Dieu est non pas la substance inerte et indéterminée, mais la cause de l’univers, une cause essentiellement libre et intelligente; que l’univers, d’un autre côté, n’est ni une partie de Dieu, ni l’ensemble de ses attributs et de ses modes, mais qu’il est son œuvre dans la plus complète acception du mot; qu’il est tout entier, sans le concours d’aucun autre principe, l’effet de sa volonté et de son intelligence suprême. C’est à ce litre que l’univers est souvent appelé du même nom que l’acte même dont il est pour nous la représentation visible». Et à propos de la création continue, Ad. Franck écrivait: «L’acte créateur, indépendant de toutes les conditions de l’espace et du temps, qui n’existent que par lui, doit être conçu comme éternel, ou il n’est rien. Ce résultat n’alarmera aucune conscience, quand on saura qu’il a pour lui l’autorité de saint Clément d’Alexandrie, de saint Augustin, de Leibniz. Enfin, il est exprimé de la manière la plus précise et la plus claire, dans ces lignes de Fénelon (Traité de l’existence de Dieu, IIe partie, ch. V, art. 4): «Il est (on parle «de Dieu), il est éternellement créant tout ce qui doit être créé «et exister successivement...»
La conclusion de l’article de M. Ad. Franck est frappante aussi de netteté et de précision: «Tous sont également obligés de croire que l’action divine est nécessaire à la conservation des êtres. Or, qu’est-ce que la conservation des êtres, sinon, comme on l’a dit, une création continue? Enfin, si nous consultons notre expérience, ne trouvons-nous pas en nous une multitude de phénomènes qui ne viennent ni de notre volonté, ni de l’action du monde extérieur? D’où nous viendraient donc, si ce n’est de Dieu et d’une communication incessante de sa propre essence, l’amour du bien, l’horreur du mal, le désir du grand, du beau, du vrai et surtout cette divine lumière de la raison qui se montre à chacun de nous dans une mesure différente, qui se multiplie et se renouvelle en quelque sorte avec les individus de notre espèce, et cependant est toujours une, toujours la même, immuable, éternelle et infaillible? Ainsi le fait de la création n’est pas seulement établi par l’absurdité des doctrines qui ont tenté de le nier; il ressort directement des principes les plus évidents de la raison; il tombe, en quelque sorte, sous l’œil de la conscience, et maintient, sans les sacrifier l’un à l’autre et sans les séparer par la barrière incompréhensible du néant, la distinction du fini et de l’infini, de Dieu et de l’Univers». Un peu avant, il avait écrit: «La création est un fait que nous sommes obligés d’admettre, puisqu’il contient notre propre existence, mais qu’il nous est refusé d’expliquer et de comprendre. Faut-il donc nous en étonner, quand il n’en est pas autrement des faits les plus constants de l’ordre naturel? Avons-nous une idée bien plus nette des phénomènes de la vie, de la génération et de la reproduction, de la sensibilité et, enfin, de cette volonté elle-même dont nous avons tant parlé ? Comprenons-nous davantage. dans l’ordre intellectuel, les rapports de la substance aux phénomènes, et de la diversité, de la multiplicité de ces phénomènes, avec l’identité de l’être?»
Voilà donc la création continue défendue philosophiquement et appuyée par des autorités religieuses. Mais il y a encore une autorité illustre qu’il ne faut pas oublier ici, celle de Descartes. M. Ed. Goblot le cite à propos de la création, qu’il appelle continuée: «Selon Descartes, l’imparfait, c’est-à-dire le monde, n’a pas en lui-même sa raison d’être: pour qu’il soit, il faut que l’être parfait veuille qu’il soit; pour qu’il subsiste, il faut que l’être parfait continue à vouloir qu’il soit. L’acte créateur n’est pas un fiat instantané, accompli à l’origine une fois pour toutes, c’est un acte permanent. Et pour que le monde cessât d’être, il ne faudrait pas que Dieu voulût l’anéantir, il suffirait qu’il cessât de le créer. Le monde retomberait dans le néant, si Dieu cessait seulement de le soutenir. L’acte créateur n’est pas seulement pour l’être créé, la raison de commencer, c’est la raison d’être ».
Ainsi, l’intuition géniale de ces grands penseurs avait entrevue une vérité que plusieurs siècles de progrès scientifiques devaient finalement établir.
L’intelligence humaine n’est pas une puissance, spirituelle pure, vivant d’une vie propre indépendante, elle est le résultat de la collaboration de deux. agents hétérogènes irréductibles, mais absolument inséparables dans le travail qu’ils font pour la produire, la raison et l’organisme vivant. L’intelligence doit donc posséder les facultés, qualités ou propriétés qui résultent de cette liaison, celles qui peuvent coexister, c’est-à-dire qui sont conciliables entre elles. Chacun des deux agents a une fonction propre franchement distincte de celle de l’autre, l’un agit comme puissance l’autre comme moyen. La puissance est une, identique en tous, c’est la raison, mais elle utilise un moyen multiforme et très complexe dans ses limites matérielles, l’organisme individuel; il en résulte une variété innombrable d’intelligences personnelles dont le caractère commun plus évident est d’être bornées, toutes, indistinctement, quelles que soient les différences des étendues individualisatrices.
Il y a donc une cause, inhérente à sa nature d’être organisé, qui empêche que l’homme puisse se former un concept quelconque de l’essence intime réelle, soit de la matière en tant que quid en mouvement changeant de place dans l’espace, soit de l’énergie inhérente au mouvement de ce même quid, soit enfin de toutes les formes cinéto-énergétiques que les groupements et les modifications des mouvements font naître.
Ces formes cinéto-énergétiques sont celles des mécanismes physiques réels, producteurs des phénomènes, sont aussi celles des mécanismes physiologiques ou organiques qui réagissant aux actions des premiers, présentent à la raison les sensations phénoménales que celle-ci reçoit sous forme d’aperceptions intellectuelles où d’idées dans la pensée.
Le quid matière est ce qui est limité dans l’espace vide illimité, sa propriété unique et essentielle est l’impénétrabilité absolue.
Le quid énergie est la pression que la matière en mouvement exerce, elle est donc la tendance que le mouvement a de continuer. Or, aucune mécanique, aucune physique, ne peut expliquer la nature de cette tendance. Son essence et son origine sont donc en dehors du champ des sciences expérimentales. Mais comme cette tendance est certaine, étant mesurable, et elle est en outre nécessaire, la science est forcée de reconnaître l’existence d’une cause première d’ordre métaphysique de ce mouvement, sans lequel aucune science de la nature n’est possible, cette cause ne peut être qu’une création continue.
Il y a donc un fait d’ordre métaphysique qui doit être admis scientifiquement comme vérité fondamentale, car ce fait est le point de départ nécessaire pour toute explication physico-mécanique, soit des phénomènes partiels, soit de l’ensemble de l’univers et des lois qui le régissent.
L’univers est donc le résultat d’une énergie continuellement créée, car dans le vide absolu le mouvement ne peut ni se produire, ni se conserver, c’est-à-dire subsister un seul instant. On peut résumer ces explications en disant:
Le mouvement est ce qui est continuellement produit ou créé.
Le monde est une énergie continuellement renouvelée par création.
Certainement, cette puissance créatrice incessamment active, créant l’énergie physique sous forme de mouvement matériel, doit le diriger à un but, elle est donc volontaire, intelligente et consciente. C’est la démonstration scientifique de l’existence nécessaire d’un Dieu personnel, dont l’activité éternelle est incessamment créatrice et dont la volonté est la loi de l’univers.
Le principe de la création continue fournit à la science un point de départ qui brille d’une vive lumière au milieu des ténèbres de l’inconnaissable mystère, et qui possède une qualité précieuse, pour un point de départ, celle de sa fixité absolue.
La traduction de cet ouvrage d’Alfred Russel Wallace est donc un vrai et éminent service rendu au public instruit de langue française, d’autant plus qu’elle est très bien faite. Mme William Barbey a su rendre toute la pensée de l’illustre auteur, tout en lui conservant, dans une langue qui a une allure si différente, cette spéciale fluidité de style qui entraîne et charme le lecteur. Tous ceux qui cherchent la vérité dans ces hautes régions de la science et de la philosophie, s’uniront à moi pour présenter des hommages reconnaissants à la studieuse et habile traductrice.
Champel, près Genève,
Thomas TOMMASINA.
Septembre 1907.
NOTE DE LA TRADUCTRICE
Nous ne pouvons terminer ce travail sans offrir ici l’expression de notre plus vive gratitude à M. le docteur Pidoux, de l’Observatoire de Genève.
Notre collaborateur a consenti à relire notre manuscrit et à revoir les épreuves. Sa parfaite compétence en ces matières donne à sa collaboration une valeur qui n’est dépassée que par son extrême obligeance.
C. BARBEY-BOISSIER.
Valleyres, ce 17 septembre 1907.