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IV

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Une femme fidèle.

Mme Lauter, encore sur ce point, était comme toutes les femmes, excepté vous, madame: elle ne plaçait l'infidélité que dans la dernière faveur. Tout ce qui précède n'était coupable à ses yeux que parce que cela d'ordinaire conduit par degrés à l'infidélité; mais pour la femme qui pouvait avec certitude se promettre de ne pas se laisser entraîner jusque-, le reste n'avait pas la plus petite importance.

C'est pourquoi, au bout de quelque temps, ses yeux rencontrèrent ceux de M. Stoltz. Il y a un moment où deux regards qui se rencontrent, se touchent par un certain point qui produit une commotion dans la poitrine. Ils ne peuvent plus alors se détacher l'un de l'autre; il s'établit entre eux une sorte de conducteur électrique invisible qui transmet par un échange doux et poignant l'âme et la vie. C'est en vain que l'une des deux personnes entre lesquelles s'est établie cette communication voudrait baisser ou détourner les yeux; elle est sous l'influence d'un magnétisme puissant, impérieux, invincible. Il se donne alors par les yeux un long baiser d'âme, dans lequel se mêlent et se confondent deux existences; à ce moment, chacun sent la vie l'abandonner et sa poitrine manquer de souffle, jusqu'à ce que la vie et le souffle de l'autre viennent voluptueusement remplacer la vie et le souffle qu'on lui a donnés.

Ce n'est rien que cela, et Mme Lauter se disait: «Je suis coquette, mais rien au monde ne me ferait manquer à mes devoirs.»

Il vint un moment où lorsque, par hasard. M. Stoltz et Mme Lauter se trouvaient seuls ensemble, tous deux rougissaient, n'osaient lever les yeux l'un sur l'autre, et n'eussent pas prononcé une syllabe, quand on les eût laissés ensemble pendant huit ans.

Mme Lauter devint inquiète, impatiente. Quand M. Stoltz n'était pas là, elle ne pouvait rester en place: elle se mettait au clavecin, commençait n'importe quel air, et le finissait invariablement par la valse qu'elle avait pour la première fois dansée avec M. Stoltz.

Elle ne s'occupa plus de ses enfants, repoussa leurs caresses avec brusquerie, fut avec eux violente, injuste, exigeante.

Elle négligea sa maison, le dîner fut servi à des heures irrégulières. M. Lauter demanda pendant un mois un gigot à l'ail, sans pouvoir l'obtenir; les chemises dudit M. Lauter furent mal plissées.

M. Lauter peignait un peu: on découvrit que son chevalet encombrait la maison.

Mme Lauter prit l'habitude de garder ses papillotes toute la journée pour être mieux frisée à l'heure où arrivait M. Stoltz. C'était pour ce moment seulement qu'elle se parait et se faisait belle.

Un jour, M. Stoltz et elle restèrent seuls un quart d'heure, sans parler. Au bout de ce quart d'heure, tous deux comprirent la difficulté de la situation, et M. Stoltz dit, comme s'il eût mis un quart d'heure à méditer cette pensée hardie: «Il fait bien mauvais temps aujourd'hui,» qui signifie tout simplement: «Je vous aime, je vous désire, je vous adore.» On ne se dit: «Je vous aime,» en propres termes, que quand on a épuisé toutes les autres manières de le dire; et il y en a tant, que l'on n'arrive quelquefois à dire le mot que lorsqu'on ne sent plus la chose et que le mot est devenu un mensonge.

M. Lauter rentra alors. Pour Mme Lauter, elle fut distraite et préoccupée pendant deux jours; la voix de Stoltz lui bourdonnait sans cesse aux oreilles.

«Mon Dieu! qu'avez-vous donc, dit M. Lauter le troisième jour, que vous ne répondez à rien de ce que je vous demande? Vous paraissez triste et ennuyée: vous vous promenez seule dans le jardin; quand j'arrive pour vous rejoindre, causer avec vous de ces fleurs, de ces arbres que nous aimions ensemble, vous me fuyez; je suis horriblement seul; il me semble ici qu'il y a quelqu'un de mort, et ce quelqu'un est la douce confiance qui a tant d'années embelli notre vie. Vous n'êtes plus ni affable ni prévenante pour personne; il me semble que vos enfants et moi nous vous soyons devenus odieux. Vous étiez la joie et la paix de la maison: vous en faites aujourd'hui une maison de tristesse et de discorde.»

Mme Lauter fut intérieurement très-irritée de ces représentations de son mari: elle pensait que toute la terre devait lui savoir gré des limites qu'elle avait imposées à son sentiment pour Stoltz; son mari surtout, pour lequel elle se conservait au prix de tant de combats, eût dû se montrer plein de gratitude et de vénération. Elle ne songeait pas assez que ces combats et cette victoire étaient ignorés, et que, s'ils eussent été connus, M. Lauter eût bien pu s'en affliger et s'en offenser autant que d'une défaite. Elle répondit avec aigreur qu'il était bien malheureux pour une femme de ne pouvoir être appréciée par son mari; que néanmoins, malgré ses injustices et son humeur insupportable, elle n'oublierait jamais ce qu'elle se devait à elle-même et qu'elle resterait toujours fidèle à ses devoirs, comme elle l'avait toujours été.

M. Lauter lui répondit qu'il rendait justice à ses mœurs et à sa sagesse, mais que les devoirs d'une jeune femme consistent dans bien d'autres choses que la fidélité à son mari: qu'elle doit être la providence, la consolation, l'attrait et le charme de la maison; qu'une femme n'a pas rempli exactement ses devoirs si, tout en restant fidèle à son mari, elle le fait mourir à force de petits chagrins et de mesquines tracasseries.

Et il aurait pu ajouter que la fidélité dont Mme Rosalie Lauter se targuait, pour être sur les autres points si parfaitement insupportable, n'était nullement complète par le peu qu'elle réservait à son mari.

Il arriva vers ce temps que M. Lauter fit un voyage de deux mois. M. Stoltz vint, comme de coutume, tous les jours à la maison. Il n'y avait pas bien loin de cinq mois que Stoltz et Rosalie se disaient chaque jour qu'ils s'aimaient par les indices les plus clairs, par les preuves les plus convaincantes, lorsque Stoltz sentit le besoin de ne pas cacher plus longtemps son amour à Mme Lauter, et lui tint à peu près ce langage:

«Il est un secret qui m'oppresse, un secret qui me remplit le cœur, qui est à chaque instant sur mes lèvres, et que j'ai eu le courage et la force de vous dérober; et, en ce moment où il faut que je parle, où je suis décidé à vous ouvrir enfin mon cœur, j'hésite, tant je redoute votre étonnement et votre indignation. Je vous aime.

—Hélas! dit Mme Lauter; je ne serai avec vous ni prude ni dissimulée. Il est un secret inconnu au monde entier et que je voudrais me cacher à moi-même: je vous aime aussi; vous seul occupez mon âme et ma pensée; je ne vis que par vous; votre image est présente pour moi et le jour et la nuit; mais n'espérez pas que jamais j'oublie mes devoirs un seul instant.»

Stoltz pria, pleura, gémit; Mme Lauter fut inflexible. Elle lui permit bien, il est vrai, et par degrés, de baiser sa main et ses cheveux, et son front; elle lui donna, il faut le dire, un bracelet de ces mêmes cheveux; elle reçut ses lettres et elle lui répondit; ces lettres, je n'essayerai pas de le cacher, étaient remplies de l'expression de la passion la plus ardente; on arriva à s'y tutoyer et à s'appeler cher ange; on passa les soirées entières à plonger les regards dans les regards, à se serrer les mains de telle façon que, par les paumes qui se touchent, il semble que les veines s'ouvrent et s'unissent, et que le sang se mêle.

Un soir même, leurs yeux attirèrent leurs lèvres; un long baiser les laissa tous deux étourdis, anéantis; mais néanmoins Mme Lauter n'oublia pas ses devoirs et se conserva à son mari.

Cependant, grâce aux imprudences que commettent sans cesse les gens vertueux, quand ils rêvent le crime sans en être arrivés encore à la prudence de la complicité et des précautions prises de concert, Mme Lauter était bien plus compromise aux yeux du monde que ne l'eût été une femme qui eût pris franchement un amant. La justice du monde, comme la justice des lois, ne découvre presque jamais les crimes que lorsqu'ils n'existent pas encore, ou lorsqu'ils n'existent plus. Personne ne doutait que Stoltz ne fût l'amant de Mme Lauter: on plaignait le mari et on se moquait de lui. Et quand, pour des affaires survenues depuis son départ, Rosalie écrivit plusieurs lettres à son mari pour hâter son retour, lorsqu'elle laissa voir la vive impatience que lui causaient de nouveaux retards à l'arrivée de M. Lauter, lorsque surtout, pour échapper à Stoltz et à elle-même, feignant de croire Lauter malade, elle se détermina à l'aller rejoindre, ses amis et ses amies se livrèrent aux conjectures les plus hasardeuses et les plus fausses, et lorsqu'un habitué des assemblées dit assez grossièrement:

«Ah ça! quelle diable d'envie a donc Mme Lauter de coucher avec son mari?»

Mme Reiss répliqua charitablement:

«Oh! mon Dieu! c'est une envie de femme grosse.»

Geneviève

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