Читать книгу Oeuvres complètes de André Gide: Romans - Андре Жид - Страница 23

ANGÈLE

Оглавление

Table des matières

Mercredi.

Tenir un agenda ; écrire pour chaque jour ce que je devrai faire dans la semaine, c'est diriger sagement ses heures. On décide ses actions soi-même ; on est sûr, les ayant résolues d'avance et sans gêne, de ne point dépendre chaque matin de l'atmosphère. Dans mon agenda je puise le sentiment du devoir ; j'écris huit jours à l'avance, pour avoir le temps d'oublier et pour me créer des surprises, indispensables dans ma manière de vivre ; chaque soir ainsi je m'endors devant un lendemain inconnu et pourtant déjà décidé par moi-même

Dans mon agenda il y a deux parties : sur une feuille j'écris ce que je ferai, et sur la feuille d'en face, chaque soir, j'écris ce que j'ai fait. Ensuite je compare ; je soustrais, et ce que je n'ai pas fait, le déficit, devient ce que j'aurais dû faire. Je le récris pour le mois de décembre et cela me donne des idées morales. – J'ai commencé depuis trois jours. – Ainsi ce matin, en face de l'indication : tâcher de se lever à six heures, j'écrivis : levé à sept – puis entre parenthèses : imprévu négatif. – Suivaient sur l'agenda diverses notes :

Écrire à Gustave et à Léon.

S'étonner de ne pas recevoir de lettre de Jules.

Aller voir Gontran.

Penser à l'individualité de Richard.

S'inquiéter à propos des relations de Hubert et d'Angèle.

Tâcher d'avoir le temps d'aller au Jardin des Plantes ; y étudier les variétés du petit Potamogéton pour Paludes.

Passer la soirée chez Angèle.

Suivait cette pensée (j'en écris à l'avance une pour chaque jour ; elles décident de ma tristesse ou de ma joie) :

« Il y a des choses que l'on recommence chaque jour, simplement parce qu'on n'a rien de mieux à faire ; il n'y a là ni progrès, ni même entretien – mais on ne peut pourtant pas ne rien faire... C'est dans le temps le mouvement dans l'espace des fauves prisonniers ou celui des marées sur les plages. » – Je me souviens que cette idée m'est venue, passant devant un restaurant à terrasse, à voir les garçons servir et desservir les plats. – J'écrivis dessous : « Bon pour Paludes. » Et je m'apprêtai à penser à l'individualité de Richard. Dans un petit secrétaire je serre mes réflexions et incidences sur mes quelques meilleurs amis ; un tiroir pour chacun ; je pris la liasse et je relus :

RICHARD

Feuille I.

Excellent homme ; mérite toute mon estime.

Feuille II.

Par une application perpétuelle, est parvenu à sortir de la grande misère où la mort de ses parents le laissait. La mère de ses parents vit encore ; il l'entoure de ces soins pieux et tendres qu'on a souvent pour la vieillesse ; depuis bien des années pourtant elle est retombée en enfance. Il a épousé une femme plus pauvre que lui, par vertu, et lui fait un bonheur de sa fidélité. – Quatre enfants. Je suis parrain d'une petite fille qui boite.

Feuille III.

Richard avait pour mon père une vénération très grande ; c'est le plus sûr de mes amis. Il prétend parfaitement me connaître, bien qu'il ne lise jamais rien de ce que j'écris ; c'est ce qui me permet d'écrire Paludes ; je songe à lui quand je songe à Tityre ; je voudrais ne l'avoir jamais connu. – Angèle et lui ne se connaissent pas ; ils ne sauraient pas se comprendre.

Feuille IV.

J'ai le malheur d'être très estimé de Richard ; cela est cause que je n'ose rien faire. On ne se débarrasse pas aisément d'une estime tant qu'on ne cesse pas d'y tenir. Souvent Richard m'affirme avec émotion que je suis incapable d'une action mauvaise, et cela me retient quand parfois je voudrais me décider à agir. Richard prise fort en moi cette passivité qui me maintient dans les sentiers de la vertu, où d'autres, pareils à lui, m'ont poussé. Il appelle souvent vertu l'acceptation, parce que cela la permet aux pauvres.

Feuille V.

Travail de bureau tout le jour ; le soir, auprès de sa femme, Richard lit le journal afin de pouvoir causer. « Avez-vous vu, me demandait-il, la nouvelle pièce de Pailleron au Français ? » Il se tient au courant de tous les arrivages. « Vous allez voir les nouveaux gorilles ? » demande-t-il quand il sait que je vais au Jardin des Plantes. Richard me traite en grand enfant ; moi, cela m'est insupportable ; ce que je fais n'est pas sérieux pour lui ; je lui raconterai Paludes.

Feuille VI.

Sa femme s'appelle Ursule.

Je pris une feuille VII et j'écrivis :

« Toutes les carrières sans profit pour soi sont horribles, – celles qui ne rapportent que de l'argent – et si peu qu'il faut recommencer sans cesse. Quelles stagnations ! Au moment de la mort qu'auront-ils fait ? Ils auront rempli leur place. – Je crois bien ! ils l'ont prise aussi petite qu'eux. » Moi cela m'est égal, parce que j'écris Paludes, mais sinon je penserais de moi comme d'eux. Il faut vraiment tâcher de varier un peu notre existence.

Mon domestique à ce moment apporta ma collation et des lettres, – une de Jules précisément, et je cessai de m'étonner de son silence ; – je me pesai, par hygiène, ainsi que chaque autre matin ; j'écrivis à Léon et à Gustave quelques phrases, puis tout en prenant mon bol de lait quotidien (à la façon de quelques lakistes) je pensai : – Hubert n'a rien compris à Paludes ; il ne peut se persuader qu'un auteur n'écrive pas pour distraire, dès qu'il n'écrit plus pour renseigner. Tityre l'ennuie ; il ne comprend pas un état qui n'est pas un état social ; il s'en croit loin parce qu'il s'agite ; – je me serai mal expliqué. Tout va pour le mieux, pense-t-il, puisque Tityre est content ; mais c'est parce que Tityre est content que moi je veux cesser de l'être. Il faut qu'on s'indigne au contraire. Je vais rendre Tityre méprisable à force de résignation... – J'allais recommencer de penser à l'individualité de Richard quand j'entendis sonner et lui-même, faisant passer sa carte, entra. J'étais légèrement ennuyé, ne pouvant pas bien penser aux gens en leur présence.

« Ah ! cher ami ! criai-je en l'embrassant, précisément quelle coïncidence ! J'allais penser à vous ce matin.

– Je viens, dit-il, vous demander un service – oh ! presque rien ; mais comme vous, vous n'avez rien à faire, j'ai pensé que vous pourriez me céder quelques instants ; – une simple signature à donner ; une présentation ; il me faut un parrain ; vous répondrez de moi ; – je vous expliquerai tout en route ; hâtons-nous : je dois être aux bureaux à dix heures »

J'ai horreur de paraître désœuvré ; je répondis :

« Heureusement il n'est pas neuf heures, nous avons le temps ; mais sitôt après, j'ai moi-même affaire au Jardin des Plantes.

– Ah ! Ah ! commença-t-il, vous allez voir les nouveaux...

– Non, cher Richard, interrompis-je avec une apparente aisance – je ne vais pas voir les gorilles ; il faut que j'aille étudier là-bas quelques variétés de petits potamogétons pour Paludes. »

Puis aussitôt j'en voulus à Richard de ma stupide réponse. Lui se tut, craignant notre ignorance. Je pensai : il devrait éclater de rire. Il n'ose pas. Sa pitié m'est insupportable. Évidemment il me trouve absurde. Il me cache ses sentiments pour m'empêcher d'en manifester à son égard de semblables. Mais nous savons que nous les avons. Nos réciproques estimes se maintiennent en respect, l'une contre l'autre accotée ; il n'ose pas m'enlever la sienne, craignant qu'aussitôt la mienne ne retombe. Il a pour moi des affabilités protectrices... Ah ! tant pis ; je raconte Paludes – et je commençai doucement :

« Comment va votre femme ? »

Richard aussitôt racontant tout seul continua :

« Ursule ? Ah ! la pauvre amie ! Ce sont ses yeux à présent qui sont fatigués – par sa faute ; – vous raconterai-je, cher ami ce que je n'aurais dit à personne ? – Mais je connais votre discrète amitié. – Voici l'histoire tout entière. Édouard, mon beau-frère, avait un grand besoin d'argent ; il fallait en trouver. Ursule savait tout, car Jeanne sa belle-sœur était venue la trouver le même jour. Donc mes tiroirs restaient à peu près vides, et pour payer la cuisinière il fallait priver Albert de ses leçons de violon. J'en étais désolé, car ce sont les seules distractions de sa longue convalescence. Je ne sais comment, la cuisinière eut vent de la chose ; cette pauvre fille nous est très attachée ; – vous la connaissez bien, c'est Louise. Elle vint nous trouver en pleurant, disant qu'elle se priverait de manger plutôt que de peiner Albert. Il n'y avait qu'à accepter, pour ne pas froisser cette brave fille ; mais je pris la résolution de me relever deux heures chaque nuit, lorsque ma femme me croit endormi, et de ramasser, à l'aide de quelques traductions d'articles anglais que je sais où placer, l'argent dont nous privions la bonne Louise.

« La première nuit tout alla bien ; Ursule dormait profondément. La seconde nuit, à peine étais-je installé, qui vois-je arriver ?... Ursule ! – Elle avait eu la même idée : pour payer Louise, elle préparait de petits écrans, qu'elle sait où placer ; – vous savez qu'elle possède un certain talent pour l'aquarelle... des choses charmantes, mon ami... Nous étions tous deux très émus, nous nous sommes embrassés en pleurant. J'ai vainement tâché de la persuader de se coucher, – elle qui est si vite fatiguée pourtant – elle n'a jamais voulu ; – elle m'a supplié, comme une preuve de l'amitié la plus grande, de la laisser travailler près de moi ; – j'ai dû consentir, – mais elle se fatigue. Nous faisons ainsi tous les soirs. Cela nous fait des veillées un peu longues – seulement nous avons trouvé inutile de nous coucher d'abord, puisque nous ne nous cachions plus l'un de l'autre.

– Mais c'est excessivement touchant, ce que vous me racontez là », m'écriai-je, – et je pensai : non, jamais je ne pourrai lui parler de Paludes ; au contraire – et je murmurai : « Cher Richard ! croyez que je comprends très bien vos tristesses – vous êtes vraiment bien malheureux.

– Non, mon ami, me dit-il, je ne suis pas malheureux. Peu de choses me sont accordées, mais j'ai fait mon bonheur de peu de choses ; croyez-vous que je vous aie raconté pour vous apitoyer, mon histoire ? – Autour de soi l'amour et l'estime, le travail près d'Ursule le soir... je ne changerais pas ces joies... »

Il y eut un assez long silence, je demandai : « Et les enfants ?

– Pauvres enfants ! dit-il, voilà pourtant bien qui m'attriste : ce qu'il leur faudrait, c'est le grand air, les jeux au soleil ; on s'étiole dans ces pièces trop étroites. Moi, cela m'est égal ; je suis vieux ; j'ai pris mon parti de ces choses – mais mes enfants ne sont pas joyeux et j'en souffre.

– Il est vrai, repartis-je, que chez vous cela sent un peu le renfermé ; – mais quand on ouvre trop la fenêtre les odeurs de la rue montent toutes... Enfin, il y a le Luxembourg... C'est même le sujet de.. » Mais aussitôt je pensai : Non, décidément je ne peux pas lui parler de Paludes, – et j'eus l'air, en fin d'aparté, de tomber dans une méditation profonde.

Au bout d'un peu de temps, j'allais éperdument demander des nouvelles de la grand-mère, quand Richard me fit signe que nous étions arrivés.

« Hubert est déjà là, dit-il. – Au fait je ne vous ai rien expliqué... il me fallait deux garants, – tant pis, – vous comprendrez – on lira les papiers.

– Je crois que vous vous connaissez – ajouta Richard, comme je serrais la main de mon grand ami. Celui-ci commen çait déjà : « Eh bien ! et Paludes ? » – je lui serrai la main plus fort et à voix basse « Chut ! fis-je ; pas maintenant ! tantôt tu me suivras ; nous causerons. »

Et sitôt les papiers signés, ayant pris congé de Richard, Hubert et moi nous nous acheminâmes. – Un cours d'accouchement pratique l'appelait précisément du côté du Jardin des Plantes.

« Eh bien, commençai-je – voilà : Tu te souviens des macreuses ; – Tityre en tuait quatre, disais-je. Du tout ! – il ne peut pas : la chasse est défendue. Aussitôt de venir un prêtre : l'Église, dit-il à Tityre, eût avec bien de la tristesse vu Tityre manger des sarcelles ; c'est un gibier peccamineux ; on ne sait trop se mettre en garde ; le péché nous attend partout ; dans le doute autant l'abstinence ; – préférons la macération ; – l'Église en connaît d'excellentes et dont l'efficace est certaine. – Oserai-je conseiller un frère : – mangez, mangez des vers de vase.

« Sitôt le prêtre parti, c'est un médecin qui s'amène : Vous alliez manger des sarcelles ! mais ne saviez-vous pas que c'est très dangereux ! Dans ces marais la fièvre maligne est à craindre ; il faut adapter votre sang ; similia similibus, Tityre ! mangez des vers de vase (lumbriculi limosi) – l'essence des marais s'y concentre et c'est de plus un aliment fort nourrissant.

– Pouah ! fit Hubert.

– N'est-ce pas ? repartis-je ; et tout cela c'est affreusement faux ; tu penses bien qu'il n'y a là qu'une question de garde : chasse ! Mais le plus étonnant, – c'est que Tityre y goûte ; au bout de peu de jours il s'y fait ; il va les trouver excellents. – Dis ! est-il répugnant, Tityre !?

– C'est un bienheureux, dit Hubert.

– Alors, parlons d'autres choses », m'écriai-je – impatienté. Et me souvenant tout à coup que je devais m'inquiéter des rapports d'Hubert et d'Angèle, je tâchai de l'inciter à parler :

« Quelle monotonie ! recommençai-je – après un silence. Pas un événement ! – Il faudrait tâcher de remuer un peu notre existence. Mais on n'invente pas ses passions ! – D'ailleurs je ne connais qu'Angèle ; – elle et moi nous ne nous sommes jamais aimés d'une façon bien décisive : – Ce que je lui dirai ce soir, j'aurais aussi bien pu le lui dire la veille ; il n'y a pas d'acheminement... »

J'attendais entre chaque phrase. Il se taisait. Alors je continuai machinalement :

« Moi, cela m'est égal, parce que j'écris Paludes, – mais ce qui m'est insupportable c'est qu'elle ne comprenne pas cet état... C'est même ce qui m'a donné l'idée d'écrire Paludes. »

Hubert à la fin s'excita : « Pourquoi veux-tu donc la troubler, si elle est heureuse comme cela ?

– Mais elle n'est pas heureuse, mon cher ami ; elle croit l'être parce qu'elle ne se rend pas compte de son état ; tu penses bien que si à la médiocrité se joint la cécité, c'est encore plus triste.

– Et quand tu ouvrirais ses yeux ; quand tu aurais tant fait que de la rendre malheureuse ?

– Ce serait déjà bien plus intéressant ; au moins elle ne serait plus satisfaite : – elle chercherait. » – Mais, je ne pus rien savoir de plus, car Hubert à ce moment haussa les épaules et se tut.

Il reprit au bout d'un instant : « Je ne savais pas que tu connusses Richard. »

C'était presque une question ; – j'aurais pu lui dire que Richard c'était Tityre, mais, comme je ne connaissais à Hubert aucun droit à mépriser Richard, je lui dis simplement : « C'est un garçon très estimable. » Et je me promis, par compensation, d'en parler le soir à Angèle.

« Allons, adieu, dit Hubert comprenant que nous ne parlerions pas ; je suis pressé – tu ne marches pas assez vite. – A propos, ce soir à six heures je ne pourrai pas venir te voir.

– Allons, tant mieux, répondis-je ; ça nous changera. »

Il partit. J'entrai seul au jardin ; je me dirigeai lentement vers les plantes. J'aime ces lieux ; j'y viens souvent ; tous les jardiniers me connaissent ; ils m'ouvrent les enclos réservés et me croient un homme de science parce que, près des bassins, je m'assieds. Grâce à des surveillances continuelles ces bassins ne sont pas soignés ; de l'eau coulant sans bruit les alimente. Il y pousse les plantes qu'on y laisse pousser ; il y nage beaucoup d'insectes. Je m'occupe à les regarder ; c'est même un peu cela qui m'a donné l'idée d'écrire Paludes ; le sentiment d'une inutile contemplation, l'émotion que j'ai devant les délicates choses grises. – Ce jour-là j'écrivis pour Tityre :

– Entre tous, les grands paysages plats m'attirent, – les landes monotones, – et j'aurais fait de longs voyages pour trouver des pays d'étangs, mais j'en trouve ici qui m'entourent. – Ne croyez pas à cela que je sois triste ; je ne suis même pas mélancolique ; je suis Tityre et solitaire et j'aime un paysage ainsi qu'un livre qui ne me distrait pas de ma pensée. Car elle est triste, ma pensée ; elle est sérieuse, et, même près des autres, morose ; je l'aime plus que tout, et c'est parce que je l'y promène que je cherche surtout les plaines, les étangs sans sourires les landes. Je l'y promène doucement.

Pourquoi ma pensée est-elle triste ? – Si j'en avais souffert je me le serais plus souvent demandé. Si vous ne me l'aviez pas fait remarquer, je ne l'aurais peut-être pas su, car souvent elle s'amuse à beaucoup de choses qui ne vous intéressent pas du tout. Ainsi elle se plaît à relire ces lignes ; elle prend sa joie à de toutes petites besognes qu'il est inutile que je vous dise parce que vous ne les reconnaîtriez pas...

Un air presque tiède soufflait ; au-dessus de l'eau, de frêles gramens se penchaient que firent ployer des insectes. Une poussée germinative disjoignait les marges de pierres ; un peu d'eau s'enfuyait, humectait les racines. Des mousses, jusqu'au fond descendues, faisaient une profondeur avec l'ombre : des algues glauques retenaient des bulles d'air pour la respiration des larves. Un hydrophile vint à passer. Je ne pus retenir une pensée poétique et, sortant un nouveau feuillet de ma poche, j'écrivis :

Tityre sourit.

Après quoi j'eus faim et, réservant l'étude des potamogétons pour un autre jour, je cherchai sur le quai le restaurant dont m'avait parlé Pierre. Je pensais être seul. J'y rencontrai Léon, qui me parla d'Edgar. Après midi je visitai quelques littérateurs. Vers cinq heures commença de tomber une petite averse ; je rentrai ; j'écrivis les définitions de vingt vocables de l'école et trouvai pour le mot blastoderme jusqu'à huit épithètes nouvelles.

J'étais un peu las vers le soir et, après mon dîner, je m'en fus coucher chez Angèle. Je dis chez et non avec elle, n'ayant jamais fait avec elle que de petits simulacres ano dins.

Elle était seule. Comme j'entrai elle jouait avec exactitude une sonatine de Mozart sur un piano fraîchement accordé. Il était déjà tard, et l'on n'entendait pas d'autre bruit. Elle avait allumé toutes les bougies des candélabres et mis une robe à petits carreaux.

« Angèle, dis-je en entrant, nous devrions tâcher de varier un peu notre existence ! Allez-vous me demander encore ce que je viens de faire aujourd'hui ? »

Elle ne comprit sans doute pas bien l'amertume de ma phrase, car aussitôt elle me demanda :

« Eh bien, qu'avez-vous fait aujourd'hui ? »

Alors et malgré moi, je répondis :

« J'ai vu mon grand ami Hubert.

– Il sort d'ici, reprit Angèle.

– Mais ne pourrez-vous donc, chère Angèle, jamais nous recevoir ensemble ? m'écriai-je.

– Il n'y tient peut-être pas tant que ça, dit-elle. – Enfin, si vous, vous y tenez beaucoup, venez dîner chez moi vendredi soir, il y sera : vous nous lirez des vers... A propos, – demain soir ; vous ai-je invité ? je reçois quelques littérateurs ; vous en serez. – On se réunit à neuf heures.

– J'en ai vu plusieurs aujourd'hui, répondis-je, parlant des littérateurs. – J'aime ces existences tranquilles. Ils travaillent toujours et pourtant on ne les dérange jamais ; il semble, lorsqu'on va les voir, que ce n'était que pour vous qu'ils travaillent et qu'ils préfèrent vous parler. Leurs amabilités sont charmantes ; ils les composent à loisir. J'aime ces gens dont la vie est occupée sans cesse mais peut-être occupée avec nous. Et comme ils ne font rien qui vaille on n'a pas de remords de leur prendre leur temps. Mais à propos : J'ai vu Tityre.

– Le célibataire ?

– Oui – mais dans la réalité il est marié, – père de quatre enfants. Il s'appelle Richard... ne me dites pas qu'il sort d'ici, vous ne le connaissez pas. »

Angèle, un peu froissée, me dit alors : « Vous voyez bien qu'elle n'était pas vraie, votre histoire !

– Pourquoi, pas vraie ? – parce qu'ils sont six au lieu d'un ! – J'ai fait Tityre seul, pour concentrer cette monotonie ; c'est un procédé artistique ; vous ne voudriez pourtant pas que je les fasse pêcher tous les six à la ligne ?

– Je suis tellement sûre que dans la réalité ils ont des occupations différentes !

– Si je les décrivais, elles paraîtraient trop différentes ; les événements racontés ne conservent pas entre eux les valeurs qu'ils avaient dans la vie. Pour rester vrai on est obligé d'arranger. L'important c'est que j'indique l'émotion qu'ils me donnent.

– Mais si cette émotion est fausse ?

– L'émotion, chère amie, n'est jamais fausse ; n'avez-vous donc point lu parfois que l'erreur vient à partir du jugement ? Mais pourquoi raconter six fois ? mais puisque l'impression qu'ils donnent est la même – précisément, six fois... Voulez-vous savoir ce qu'ils font – dans la réalité ?

– Parlez, dit Angèle ; vous avez l'air exaspéré.

– Du tout, criai-je... Le père fait des écritures ; la mère tient la maison ; un grand garçon donne des leçons chez les autres ; un autre en reçoit ; la première fille boite ; la dernière, trop petite, ne fait rien. – Il y a aussi la cuisinière... La femme s'appelle Ursule... Et remarquez que tous, ils font la même chose exactement tous les jours !!!

– Peut-être qu'ils sont pauvres, dit Angèle.

– Nécessairement ! Mais comprenez-vous Paludes ? – Richard, sitôt sorti des bancs, a perdu son père, – un veuf. Il a dû travailler : il n'avait que peu de fortune, qu'un frère plus âgé lui a prise ; mais travailler à des besognes ridicules, songez donc ! celles qui ne rapportent que de l'argent ! dans les bureaux, de la copie à tant la page ! au lieu de voyager ! Il n'a rien vu ; sa conversation est devenue insipide ; il lit les journaux afin de pouvoir causer – quand il a le temps – toutes ses heures sont prises. – Il n'est pas dit qu'il pourra jamais rien faire d'autre avant de mourir. – Il a épousé une femme plus pauvre que lui, par dignité, sans amour. Elle s'appelle Ursule. – Ah ! je vous l'avais dit. – Ils ont fait du mariage un lent apprentissage de l'amour ; ils sont arrivés à s'aimer beaucoup, et à me le dire. Ils aiment beaucoup leurs enfants, les enfants les aiment beaucoup... il y a aussi la cuisinière. – Le dimanche soir tout le monde joue au loto... j'allais oublier la grand-mère ; – elle joue aussi, mais comme elle ne voit plus les jetons, on dit tout bas qu'elle compte pour du beurre. Ah ! Angèle ! Richard ! tout dans sa vie a été inventé pour boucher des trous, pour combler des lacunes trop creuses, – tout ! sa famille aussi. – Il est né veuf ; – ce sont chaque jour les mêmes pis-aller lamentables, les substituts de toutes les choses meilleures. – Et maintenant n'en pensez pas de mal, – il est extrêmement vertueux. D'ailleurs il se trouve heureux.

– Mais quoi ! vous sanglotez ? dit Angèle.

– Ne faites pas attention – c'est nerveux. – Angèle, chère amie, – ne trouvez-vous pas à la fin que notre vie manque de réelle aventure ?

– Qu'y faire ? – reprit-elle doucement – voulez-vous que tous deux nous partions pour un petit voyage ? – Tenez – samedi – n'avez-vous rien à faire ?

– Mais vous n'y songez pas, Angèle, – après-demain !

– Pourquoi pas ? Nous partirions de bon matin ensemble ; vous auriez dîné chez moi la veille – avec Hubert ; vous resteriez à coucher près de moi... Et maintenant, adieu, dit Angèle ; je m'en vais dormir ; il est tard et vous m'avez un peu fatiguée. – La bonne a préparé votre chambre. – Non, je ne resterai pas, chère amie, – pardonnez-moi ; je suis très excité. Avant de me coucher j'ai besoin de beaucoup écrire. A demain. Je rentre chez moi. »

Je voulais consulter mon agenda. Je partis en courant presque, d'autant plus qu'il pleuvait et que je n'avais pas de parapluie. Sitôt rentré j'écrivis, pour un jour d'une prochaine semaine, cette pensée, pas seulement à propos de Richard.

« Vertu des humbles – acceptation ; et cela leur va si bien, à certains, qu'on croit comprendre que leur vie est faite à la mesure de leur âme. Surtout ne pas les plaindre : leur état leur convient ; déplorable ! Ils ne s'aperçoivent plus de la médiocrité, sitôt que ce n'est plus une médiocrité de fortune. – Ce que je disais à Angèle en sursaut est pourtant vrai : les événements arrivent à chacun selon les affinités appropriatives. Chacun trouve ce qui lui convient. Donc si l'on se contente du médiocre que l'on a, l'on prouve qu'il est à votre taille et rien d'autre n'arrivera. Destinées faites sur mesure. Nécessité de faire craquer ses vêtements comme le platane ou l'eucalyptus, en s'agrandissant, ses écorces. »

« J'en écris beaucoup trop, me dis-je ; il suffisait de quatre mots – Mais je n'aime pas les formules. A présent, examinons la proposition prodigieuse d'Angèle. »

J'ouvris l'agenda au premier samedi, et sur la feuille de ce jour je pus lire :

« Tâcher de se lever à six heures. – Varier ses émotions.

– Écrire à Lucien et à Charles.

– Trouver l'équivalent du nigra sed formosa pour Angèle.

– Espérer que je pourrai finir Darwin.

– Rendre visites – à Laure (expliquer Paludes), à Noémi, à Bernard ; – bouleverser Hubert (important).

– Vers le soir tâcher de passer sur le pont Solférino.

– Chercher des épithètes pour fongosités. » – C'était tout. Je repris la plume ; je biffai tout cela et j'écrivis simplement à sa place :

« Faire avec Angèle un petit voyage d'agrément. » Puis j'allai me coucher.

Oeuvres complètes de André Gide: Romans

Подняться наверх