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DIMANCHE

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Table des matières

Sur l'agenda :

Dix heures : culte.

Visite à Richard.

Vers cinq heures aller visiter avec Hubert l'indigente famille Rosselange et le petit fouisseur Grabu.

Faire remarquer à Angèle combien j'ai la plaisanterie sérieuse.

Finir Paludes. Gravité.

Il était neuf heures. De cette journée je sentis la solennité à ma recrudescente agonie. Je posai doucement ma tête sur ma main ; j'écrivis :

« Toute la vie j'aurai tendu vers une un peu plus grande lumière. J'ai vu, ah ! tout autour de moi, des tas d'êtres languir dans les pièces trop étroites ; le soleil n'y pénétrait point ; de grandes plaques décolorantes en amenaient vers midi des reflets. C'était l'heure où, dans les ruelles, on étouffait de la chaleur sans souffles ; des rayons ne trouvant pas où se répandre concentraient entre les murailles une malsaine pâmoison. Ceux qui les avaient vues pensaient aux étendues, aux rayons sur l'écume des vagues et sur les céréales des plaines... »

Angèle entra :

Je m'écriai : « Vous ! chère Angèle ! »

Elle me dit : « Vous travaillez ? Vous êtes triste, ce matin. Je l'ai senti. Je suis venue.

– Chère Angèle !... Mais – asseyez-vous. – Pourquoi serais-je plus triste ce matin ?

– Oh ! vous êtes triste, n'est-ce pas ? – Et ce n'était pas vrai ce que vous me disiez hier... Vous ne pouvez vous réjouir de ce que n'ait pas été tel que nous le souhaitions notre voyage.

– Douce Angèle !... Je suis vraiment touché par vos paroles... Oui, je suis triste, chère amie ; – j'ai vraiment ce matin l'âme bien désolée.

– Je viens la consoler, dit-elle.

– Comme nous retombons, ma chère ! Tout est bien plus triste à présent. – Je comptais, je l'avoue, beaucoup sur ce voyage, je croyais qu'il allait donner à mon talent une direction nouvelle. C'est vous qui me le proposâtes, il est vrai, mais j'y pensais depuis bien des années. – Je sens mieux à présent tout ce que j'aurais voulu quitter, à voir tout ce que je retrouve.

– Peut-être, dit Angèle, que nous n'avons pas été assez loin. – Mais il fallait deux jours pour voir la mer, et nous voulions être rentrés dimanche pour le culte.

– Nous n'avions pas assez pensé, Angèle, a cette coïncidence ; – et puis, jusqu'où nous fallait-il aller ? Comme nous retombons, chère Angèle ! – Lorsqu'on y repense, à présent : comme il fut triste notre voyage ! – le mot “aristoloche” exprime quelque chose de ça. – Vous souviendrez-vous bien longtemps de ce petit repas dans le pressoir humide, et comme, après, ne disant rien, nous frissonnâmes. – Restez – restez ici tout ce matin, ah ! je vous prie. – Je sens que je vais sangloter tout à l'heure. Il me semble que je porte toujours Paludes avec moi. – Paludes n'ennuiera personne autant que moi-même...

– Si vous le laissiez, me dit-elle.

– Angèle ! Angèle, vous ne comprenez pas ! Je le laisse ici ; je le retrouve là ; je le retrouve partout ; la vue des autres m'en obsède et ce petit voyage ne m'en aura pas délivré. – Nous n'usons pas notre mélancolie, à refaire chaque jour nos hiers nous n'usons pas nos maladies, nous n'y usons rien que nous-mêmes, et perdons chaque jour de la force. – Quelles prolongations du passé ! – J'ai peur de la mort, chère Angèle. – Ne pourrons-nous jamais poser rien hors du temps – que nous ne soyons pas obligés de refaire. – Quelque œuvre enfin qui n'ait plus besoin de nous pour durer. – Mais de tout ce que nous faisons, rien ne dure sitôt que nous ne l'entretenons plus. Et pourtant tous nos actes subsistent horriblement et pèsent. Ce qui pèse sur nous, c'est la nécessité de les refaire ; il y a là quelque chose que je ne comprends plus bien. – Pardonnez – un instant... »

Et prenant un papier, j'écrivis : Nous devons entretenir nos actions lorsqu'elles ne sont pas sincères.

Je repris : « Mais comprenez-vous, chère Angèle, que c'est cela qui fit rater notre voyage... Rien qu'on puisse laisser derrière soi, disant : “CELA EST.” De sorte que nous revînmes pour voir si tout y était encore. – Ah ! misère de notre vie, n'aurons-nous donc rien fait faire aux autres ! rien fait ! que remorquer ainsi ces flottantes dérives... – Et nos relations, chère Angèle ! sont-elles assez transitoires ! C'est même ça qui nous permet, vous comprenez, de les continuer si longtemps.

– O ! vous êtes injuste, dit-elle.

– Non, chère amie – non, ce n'est pas cela, – mais je tiens à vous faire constater l'impression de stérilité qui s'en dégage. »

Alors Angèle courba le front, et souriant un peu, par convenance :

« Ce soir, je resterai, dit-elle ; – voulez-vous ? »

Je m'écriai : « O ! voyons, chère amie ! – Si maintenant l'on ne peut plus vous parler de ces choses, sans que tout de suite... – Avouez d'ailleurs que vous n'en avez pas grande envie ; – puis vous êtes, je vous assure, délicate, et c'est en pensant à vous que j'écrivais, vous en souvenez-vous, cette phrase : “elle craignait la volupté comme une chose trop forte et qui l'eût peut-être tuée.” Vous m'affirmiez que c'était exagéré... Non, chère amie, – non – nous pourrions en être gênés ; – j'ai même fait à ce sujet quelques vers :

.........................

Nous ne sommes pas,

Chère, de ceux-là

Par qui naissent les fils des hommes.

« (Le reste de la pièce est pathétique, mais trop long pour être cité maintenant.) – D'ailleurs, je ne suis pas bien robuste moi-même et c'est ce que j'ai tâché d'exprimer dans ces vers, dont vous vous souviendrez désormais (ils sont un peu exagérés) :

... Mais toi, le plus débile des êtres

Que peux-tu faire ? Que veux-tu faire ?

Est-ce que c'est ta passion

Qui va te donner de la force

Ou de rester à la maison

A te dorloter de la sorte ?

« Et vous voyez bien à cela que j'avais envie de sortir... Il est vrai que j'ajoutais d'une façon encore plus triste – et, dirai-je même, découragée :

Si tu sors, ah ! prends garde à quoi ?

Si tu restes, le mal est pire.

La mort te suit – la mort est là

Qui t'emportera sans rien dire.

« ... La suite se rapporte à vous et n'est pas achevée. – Mais si vous y tenez... Invitez plutôt Barnabé !

– O ! vous êtes cruel ce matin, dit Angèle ; – elle ajouta : “Il sent mauvais.”

– Mais précisément, chère Angèle ; les hommes forts sentent tous mauvais. – C'est ce que mon jeune ami Tancrède a tâché d'exprimer dans ces vers :

Les capitaines vainqueurs ont une odeur forte !

« (Je sais ce qui vous étonne : c'est la césure.) – Mais comme vous êtes colorée !... Et puis je tenais seulement à vous faire constater. – Ah ! je voulais encore, délicate amie, vous faire remarquer combien j'ai la plaisanterie sérieuse... Angèle ! je suis affreusement las ! – je m'en vais bientôt sangloter... Mais, d'abord, laissez-moi vous dicter quelques phrases ; vous écrivez plus vite que moi ; – puis je marche en parlant ; cela m'aide. Voici le crayon, le papier. Ah ! douce amie ! que vous fîtes bien de venir ! – Écrivez, écrivez en hâte ; d'ailleurs c'est à propos de notre pauvre voyage :

« ... Il y a des gens qui sont dehors tout de suite. La nature frappe à leur porte : elle ouvre sur l'immense plaine, où, sitôt qu'ils sont descendus, s'oublie et se perd leur demeure. Ils la retrouvent au soir, quand ils en ont besoin pour dormir ; ils la retrouvent aisément. Ils pourraient, s'ils voulaient, s'endormir à la belle étoile, laisser leur maison tout un jour, – l'oublier même pour longtemps. – Si vous trouvez cela naturel, c'est que vous ne me comprenez pas bien. Étonnez-vous plus de ces choses... Je vous assure que, quant à nous, si nous envions ces habitants si libres, c'est parce que, chaque fois que nous avons bâti dans la peine quelque toit pour nous abriter, ce toit nous a suivis, s'est placé dès lors sur nos têtes ; nous a préservés de la pluie, il est vrai, mais nous a caché le soleil. Nous avons dormi à son ombre ; nous avons travaillé, dansé, baisé, pensé à son ombre ; – parfois, tant la splendeur de l'aurore était grande, nous avons cru pouvoir nous échapper au matin ; nous avons voulu l'oublier ; nous nous sommes glissés, comme des voleurs sous du chaume, non pour entrer, nous, mais pour sortir – subrepticement – et nous avons couru vers la plaine. Et le toit courait après nous. Il bondissait à la façon de cette cloche des légendes après ceux qui tentaient d'échapper au culte. Nous ne cessions d'en sentir le poids sur nos têtes. Nous en avions, pour le faire, porté déjà tous les matériaux ; nous jaugions le poids de l'ensemble. Il courbait notre front, il voûtait nos épaules, – comme faisait à Sindbad tout le poids du Vieillard de la Mer. – On n'y prend pas garde d'abord ; puis, c'est horrible ; cela s'attache à nous par la seule vertu du poids. On ne s'en débarrasse pas. Il faut porter jusqu'à la fin toutes les idées qu'on soulève...

– Ah ! dit Angèle, malheureux – malheureux ami – pourquoi commençâtes-vous Paludes ? – quand il est tant d'autres sujets – et même de plus poétiques.

– Précisément, Angèle ! Écrivez ! Écrivez ! – (Mon Dieu ! vais-je enfin pouvoir être sincère aujourd'hui ?)

« Je ne comprends plus du tout ce que vous voulez dire avec votre plus ou moins grande poésie. – Toutes les angoisses d'un poitrinaire dans une chambre trop petite, d'un mineur qui veut remonter vers le jour, et du pêcheur de perles qui sent peser sur lui tout le poids des sombres ondes de la mer ! toute l'oppression de Plaute ou de Samson tournant la meule, de Sisyphe roulant le rocher ; tout l'étouffement d'un peuple en esclavage – entre autres peines, celles-là, toutes, je les ai toutes connues.

– Vous dictez trop vite, dit Angèle. – Je ne peux pas vous suivre...

– Alors tant pis ! – n'écrivez plus ; – écoutez, Angèle ! Écoutez – car mon âme est désespérée. Que de fois, que de fois j'ai fait ce geste, comme en un cauchemar affreux où j'imaginais le ciel de mon lit détaché, tomber, m'envelopper, peser sur ma poitrine – et presque debout, lorsque je me réveillais – pour repousser de moi, à bras tendus, quelques parois invisibles – ce geste d'écarter quelqu'un dont je sentais trop près de moi l'impure haleine – de retenir à bras tendus des murs qui toujours se rapprochent, ou dont la pesante fragilité branle et chancelle au-dessus de nos têtes ; ce geste aussi, de rejeter des vêtements trop lourds, des manteaux, de dessus nos épaules. Que de fois, cherchant un peu d'air, suffocant, j'ai connu le geste d'ouvrir des fenêtres – et je me suis arrêté, sans espoir, parce qu'une fois, les ayant ouvertes...

– Vous aviez pris froid ? dit Angèle.

– ... Parce qu'une fois, les ayant ouvertes, j'ai vu qu'elles donnaient sur des cours – ou sur d'autres salles voûtées – sur des cours misérables, sans soleil et sans air – et qu'alors, ayant vu cela, par détresse, je criai de toutes mes forces : Seigneur ! Seigneur ! nous sommes terriblement enfermés ! – et que ma voix me revint tout entière de la voûte. – Angèle ! Angèle ! que ferons-nous à présent ? Tenterons-nous encore de soulever ces oppressants suaires – ou nous accoutumerons-nous à ne plus respirer qu'à peine – à prolonger ainsi notre vie dans cette tombe ?

– Nous n'avons jamais vécu plus, dit Angèle. Peut-on, dites-moi vraiment, vivre plus ? Où prîtes-vous le sentiment d'une plus grande exubérance ? Qui vous a dit que cela soit possible ? – Hubert ? – Vit-il plus parce qu'il s'agite ?

– Angèle ! Angèle ! voyez comme je sanglote à présent ! Auriez-vous donc un peu compris mon angoisse ? En votre sourire aurais-je mis peut-être enfin quelque amertume ? – Eh ! quoi ! vous pleurez maintenant. – C'est bien ! Je suis heureux ! J'agis ! – Je m'en vais terminer Paludes ! »

Angèle pleurait, pleurait et ses longs cheveux se défirent.

Ce fut alors que Hubert entra. En nous voyant échevelés : « Pardon ! – je vous dérange », dit-il, en faisant mine de ressortir.

Cette discrétion me toucha beaucoup ; de sorte que je m'écriai :

« Entre ! Entre, cher Hubert ! On ne nous dérange jamais ! – puis tristement j'ajoutai : – N'est-ce pas, Angèle ? »

Elle répondit : « Non, nous causions.

– Je ne venais qu'en passant, dit Hubert – et pour quelques mots seulement. – Je pars pour Biskra dans deux jours ; – j'ai décidé Roland à m'y accompagner. »

Brusquement je m'indignai :

« Outrecuidant Hubert – c'est moi, moi qui l'y ai décidé. Nous sortions de chez Abel tous deux – je me souviens – quand je lui dis qu'il devrait faire ce voyage. »

Hubert éclata de rire ; il dit :

« Toi ? mais mon pauvre ami, réfléchis un peu que tu en as eu assez pour être allé jusqu'à Montmorency ! comment peux-tu prétendre ?... Au reste il se peut bien que ce soit toi qui en aies parlé le premier ; mais à quoi ça sert-il, je te prie, de mettre des idées dans la tête des gens ? penses-tu que ce soit là ce qui les fasse agir ? Et même laisse-moi t'avouer ici que tu manques étrangement de force impulsive... Tu ne peux donner aux autres que ce que tu as. – Enfin, veux-tu venir avec nous ?... – non ? Eh bien ! alors ?... Donc, chère Angèle, adieu – je repasserai vous voir. »

Il sortit.

« Vous le voyez, benoîte Angèle – dis-je – je reste auprès de vous ;... mais ne croyez pas que ce soit par amour...

– O non ! je sais... répondit-elle.

– ... Mais, Angèle, voyez ! m'écriai-je avec un peu d'espoir : onze heures presque ! Oh ! comme l'heure du culte est passée ! »

Alors, en soupirant, elle dit :

« Nous irons à celui de quatre heures. »

Et tout retomba de nouveau.

Angèle eut à sortir.

– Regardant par hasard l'agenda j'y vis l'indication de la visite aux pauvres, je m'élançai vers le bureau de poste et télégraphiai :

« Oh ! Hubert ! – et les pauvres ! »

Puis rentré j'attendis la réponse en relisant le Petit Carême.

– A deux heures je reçus la dépêche. – On lisait : « Merde, lettre suit. »

– Alors m'envahit plus complètement la tristesse.

– Car, si Hubert s'en va, gémis-je – qui viendra me voir à six heures ? Paludes terminé, Dieu sait ce que je m'er vais pouvoir faire. – Je sais que ni les vers ni les drames... je ne les réussis pas bien – et mes principes esthétiques s'opposent à concevoir un roman. – J'avais pensé déjà à reprendre mon ancien sujet de POLDERS – qui continuerait bien Paludes, et ne me contredirait pas...

A trois heures, un exprès m'apporta la lettre de Hubert ; on y lisait : « Je remets à tes soins mes cinq familles indigentes ; un papier qui viendra te donnera leurs noms et les indications suffisantes ; – pour les autres diverses affaires, je les confie à Richard et à son beau-frère, car toi tu n'y connaîtrais rien. Adieu – je t'écrirai de là-bas. »

– Alors je rouvris mon agenda et sur la feuille du lundi, j'écrivis : « Tâcher de se lever à six heures. »

... A trois heures et demie, j'allai prendre Angèle ; – nous allâmes ensemble au culte de l'Oratoire.

A cinq heures – j'allai voir mes pauvres. – Puis, le temps rafraîchissant, je rentrai – je fermai mes fenêtres et me mis à écrire...

A six heures, entra mon grand ami Gaspard.

Il revenait de l'escrime. Il dit :

« Tiens ! Tu travailles ? »

Je répondis : « J'écris Polders... »

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Oeuvres complètes de André Gide: Romans

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