Читать книгу Oeuvres complètes de André Gide: Romans - Андре Жид - Страница 24
LE BANQUET
ОглавлениеJeudi.
Ce matin, après une nuit très agitée, je me levai un peu souffrant ; au lieu de mon bol de lait, pour varier, je pris un peu de tisane. Sur l'agenda la feuille était blanche ; – cela voulait dire : Paludes. Je garde ainsi pour le travail les jours où je n'ai rien avisé d'autre. J'écrivis toute la matinée. J'écrivis :
JOURNAL DE TITYRE
J'ai traversé de grandes landes, de vastes plaines, d'interminables étendues ; même en les collines très basses, la terre à peine soulevée y semblait encore endormie. J'aime errer au bord des tourbières ; des sentiers y sont faits où la terre tassée, moins spongieuse, est plus solide. Partout ailleurs le terrain cède et sous les pieds l'amas des mousses s'enfonce ; pleines d'eau les mousses sont molles ; des drainages secrets, par places, les assèchent ; il pousse alors dessus de la bruyère et une espèce de pin trapu ; il y rampe des lycopodes ; et l'eau par places est cantonnée en flaques brunes et croupies. J'habite les basfonds et ne songe pas trop à me hisser sur les collines, d'où je sais bien qu'on ne verrait rien d'autre. Je ne regarde pas au loin, bien que le ciel trouble ait son charme.
Parfois, à la surface des eaux croupies, s'étale une irisation merveilleuse, et les papillons les plus beaux n'ont rien de pareil sur leurs ailes ; la pellicule qui s'y diapre est formée de matières décomposées. Sur les étangs, la nuit éveille des phosphorescences, et les feux des marais qui s'élèvent semblent celles-là mêmes sublimées.
Marais ! qui donc raconterait vos charmes ? Tityre !
Nous ne montrerons pas ces pages à Angèle, pensai-je : Tityre y paraîtrait heureux.
Je pris encore ces quelques notes :
Tityre achète un aquarium ; il le place au milieu de sa chambre la plus verte et se réjouit à l'idée que tout le paysage du dehors s'y retrouve. Il n'y met que de la vase et de l'eau ; en la vase est un peuple inconnu qui se débrouille et qui l'amuse ; dans cette eau toujours trouble, où l'on ne voit que ce qui vient près de la vitre, il aime qu'une alternance de soleil et d'ombre y paraisse plus jaune et plus grise – lumières qui, venues par les fentes du volet clos, la traversent ; – Eaux toujours plus vivantes qu'il ne croyait...
A ce moment Richard entra ; il m'invitait à déjeuner pour samedi. Je fus heureux de pouvoir lui répondre que précisément ce jour-là j'avais affaire en province. – Il parut très surpris et partit sans rien ajouter.
Je sortis, bientôt après, moi-même, après mon succinct déjeuner. J'allai voir Étienne qui corrigeait les épreuves de sa pièce. Il me dit que j'avais bien raison d'écrire Paludes, parce que, selon lui, je n'étais pas né pour les drames. Je le quittai. Dans la rue je croisai Roland qui m'accompagna chez Abel. Là je trouvai Claudius et Urbain les poètes ; ils étaient en train d'affirmer qu'on ne pouvait plus faire de drames ; chacun n'approuva pas les raisons que l'autre en donnait, mais ils s'accordèrent pour supprimer le théâtre. Ils me dirent aussi que je faisais bien de ne plus écrire de vers, parce que je les réussissais mal. Théodore entra, puis Walter que je ne peux pas sentir ; je sortis, Roland sortit avec moi. Sitôt dans la rue, je commençai :
« Quelle existence intolérable ! La supportez-vous cher ami ?
– Assez bien, me dit-il – mais intolérable pourquoi ?
– Il suffit qu'elle puisse être différente et qu'elle ne le soit pas. Tous nos actes sont si connus qu'un suppléant pourrait les faire et, répétant nos mots d'hier, former nos phrases de demain. C'est le jeudi qu'Abel reçoit ; il eût eu le même étonnement à ne pas voir venir Urbain, Claudius, Walter et vous, que nous tous à ne pas le trouver chez lui ! Oh ! ce n'est pas que je me plaigne ; mais je n'y pouvais plus tenir : – Je pars – je pars en voyage.
– Vous, dit Roland. Bah ! où, et quand ?
– Après-demain – où ? je ne sais pas... mais, cher ami, vous comprenez que si je savais où je vais, et pour qu'y faire, je ne sortirais pas de ma peine. Je pars simplement pour partir ; la surprise même est mon but – l'imprévu – comprenez-vous ? – l'imprévu ! Je ne vous propose pas de m'accompagner, parce que j'emmène Angèle – mais que ne partez-vous donc vous-même, de votre côté, n'importe où, laissant stagner les incurables.
– Permettez, dit Roland, je ne suis pas comme vous ; j'aime bien, quand je pars, à savoir où je vais.
– Donc l'on choisit alors ! que vous dirais-je ? – l'Afrique ! connaissez-vous Biskra ? Songez au soleil sur les sables ! et les palmiers. Roland ! Roland ! les dromadaires ! – Songez que ce même soleil que nous entrevoyons si misérable, entre les toits, derrière la poussière et la ville, luit déjà, luit déjà là-bas, et que tout est partout disponible ! Attendrez-vous toujours ? Ah ! Roland. Le manque d'air ici, autant que l'ennui, fait bâiller ; partez-vous ?
– Cher ami, dit Roland, il se peut que m'attendent là-bas de très agréables surprises ; – mais trop d'occupations me retiennent – j'aime mieux ne pas désirer. Je ne peux pas aller à Biskra.
– Mais c'est pour les lâcher, précisément, repris-je, ces occupations qui vous tiennent – Accepterez-vous donc d'y être astreint toujours ? Moi, cela m'est égal, comprenez : je pars pour un autre voyage ; – mais songez que peut-être on ne vit qu'une fois, et combien est petit le cercle de votre manège !
– Ah ! cher ami, dit-il, n'insistez plus – j'ai des raisons très sérieuses, et votre argumentation me lasse. Je ne peux pas aller à Biskra.
– Alors laissons cela – lui dis-je ; aussi bien voilà ma demeure, – allons ! adieu pour quelque temps – et de mon départ, s'il vous plaît, veuillez informer tous les autres. »
Je rentrai.
A six heures vint mon grand ami Hubert ; il sortait d'un comité de choses mutuelles. Il dit :
« On m'a parlé de Paludes !
– Qui donc ? demandai-je excité.
– Des amis... Tu sais : ça n'a pas beaucoup plu ; on m'a même dit que tu ferais mieux d'écrire autre chose.
– Alors tais-toi.
– Tu sais, reprit-il, moi je ne m'y connais pas ; j'écoute ; du moment que ça t'amuse d'écrire Paludes...
– Mais ça ne m'amuse pas du tout, criai-je ; j'écris Paludes parce que... Et puis parlons d'autre chose... Je pars en voyage.
– Bah ! fit Hubert.
– Oui, dis-je, on a besoin parfois de sortir un peu de la ville. Je pars après-demain ; et pour je ne sais où... J'emmène Angèle.
– Comment, à ton âge !
– Mais, cher ami, c'est elle qui m'a invité. Je ne te propose pas de venir avec nous, parce que je sais que tu es très occupé...
– Et puis vous préférez être seuls... Suffit. Vous restez longtemps loin ?
– Pas trop ; le temps et l'argent nous limitent ; mais l'important c'est de quitter Paris ; on ne sort des cités que par des moyens énergiques, des express ; le difficile, c'est de franchir les banlieues. » Je me levai pour marcher et pour m'exciter : « Que de stations avant la vraie campagne ! A chacune, du monde descend ; c'est comme s'ils tombaient au début de la course ; les wagons se vident. – Voyageurs ! où sont les voyageurs ? – Ceux qui restent encore, ils vont à des affaires ; et les chauffeurs et les mécaniciens, eux, qui vont jusqu'au bout, ils restent aux locomotives. D'ailleurs, au bout, il y a une autre ville. – Campagnes ! où sont les campagnes ?
– Cher ami, dit Hubert marchant aussi, tu exagères : les campagnes commencent où finissent les villes, simplement. »
Je repris :
« Mais, cher ami, précisément, elles n'en finissent pas, les villes ; puis, après elles, c'est la banlieue... Tu me parais oublier la banlieue – tout ce qu'on trouve entre deux villes. Maisons diminuées, espacées, quelque chose de plus laid encore... de la ville en traînasses ; des potagers ! Et des talus bordent la route. La route ! c'est là qu'il faut qu'on aille, et tous, et pas ailleurs...
– Tu devrais mettre cela dans Paludes », dit Hubert.
Du coup je m'irritai tout à fait :
« N'aurais-tu jamais rien compris, pauvre ami, aux raisons d'être d'un poème ? à sa nature ? à sa venue ? Un livre... mais un livre, Hubert, est clos, plein, lisse comme un œuf. On n'y saurait faire entrer rien, pas une épingle, que par force, et sa forme en serait brisée.
– Alors ton œuf est plein ? reprit Hubert.
– Mais, cher ami, criai-je, les œufs ne se remplissent pas : les œufs naissent pleins... D'ailleurs ça y est déjà dans Paludes... et puis je trouve stupide de dire que je ferais mieux d'écrire autre chose... stupide ! entends-tu ?... autre chose ! d'abord je ne demanderais pas mieux ; mais comprends donc qu'ici c'est bordé de talus comme ailleurs ; nos routes sont forcées, nos travaux de même. Je me tiens ici parce qu'il ne s'y tenait personne ; je choisis un sujet par exhaustion, et Paludes parce que je suis bien sûr qu'il ne se trouvera personne d'assez déshérité pour venir travailler sur ma terre ; c'est ce que j'ai tâché d'exprimer par ces mots : Je suis Tityre et solitaire. – Je t'ai lu ça, mais tu ne l'as pas remarqué... Et puis combien de fois t'ai-je déjà prié de ne jamais me parler de littérature ! A propos – continuai-je par manière de diversion – iras-tu ce soir chez Angèle ? elle reçoit.
– Des littérateurs... Non, me répondit-il, je n'aime pas, tu le sais, ces réunions nombreuses où l'on ne fait que causer ; et je croyais que toi, de même y étouffais.
– Il est vrai, repartis-je, mais je ne veux pas désobliger Angèle ; elle m'a convié. D'ailleurs, j'y veux retrouver Amilcar pour lui faire observer qu'on étouffe. Le salon d'Angèle est beaucoup trop petit pour ces soirées ; je tâcherai de le lui dire ; j'emploierai même le mot exigu ;... puis j'ai besoin d'y parler à Martin.
– A ton aise, dit Hubert, je te quitte ; adieu. »
Il partit.
Je rangeai mes papiers ; je dînai ; tout en mangeant je pensais au voyage, je me répétais : « Plus qu'un jour ! » – Vers la fin du repas je fus si ému par cette proposition d'Angèle que je crus devoir lui écrire ces quelques mots : « La perception commence au changement de sensation ; d'où la nécessité du voyage. »
Puis, la lettre enveloppée, je m'acheminai docilement chez elle.
Angèle habite au quatrième.
Les jours où elle reçoit, Angèle place devant sa porte une banquette, et une autre au second palier, devant la porte de Laure ; on y fait souffle ; on se prépare à manquer d'air ; stations ; donc essoufflé je m'assis sur la première ; et, sortant de ma poche un feuillet, je tentai de formuler des arguments à l'usage de Martin. J'écrivis :
« On ne sort pas ; c'est un tort. D'ailleurs on ne peut pas sortir ; mais c'est parce qu'on ne sort pas. » – Non ! pas cela ! Recommençons. Je déchirai. – Ce qu'il faut indiquer c'est que chacun, quoique enfermé, se croit dehors. Misère de ma vie ! Un exemple. – A ce moment quelqu'un monta ; c'était Martin. Il dit :
« Tiens ! tu travailles ! »
Je répondis :
« Mon cher, bonsoir. Je suis en train de t'écrire ; ne me dérange pas. Tu m'attendras là-haut sur la banquette. »
Il monta.
J'écrivis :
« On ne sort pas ; – c'est un tort. D'ailleurs on ne peut pas sortir ; – mais c'est parce que l'on ne sort pas. – On ne sort pas parce que l'on se croit déjà dehors. Si l'on se savait enfermé, on aurait du moins l'envie de sortir.
« Non ! pas cela ! pas cela ! Recommençons. Je déchirai. – Ce qu'il faut indiquer, c'est que chacun se croit dehors parce qu'il ne regarde pas. – D'ailleurs il ne regarde pas parce qu'il est aveugle. Misère de ma vie ! Je n'y comprends plus rien... Mais aussi l'on est horriblement mal ici pour produire. » Je pris un autre feuillet. A ce moment quelqu'un monta ; c'était le philosophe Alexandre. Il dit :
« Tiens ! Vous travaillez ? »
Je répondis, absorbé :
« Bonsoir ; j'écris à Martin ; il est là-haut sur la banquette. – Asseyez-vous ; j'ai bientôt fini... Ah ! il n'y a plus de place ?...
– Ça ne fait rien, dit Alexandre, car j'ai ma canne à reposoir. » Et dépliant son instrument, il attendit.
« A présent, j'ai fini », repris-je. Et me penchant sur la rampe : « Martin ! criai-je, es-tu là-haut ?
– Oui ! cria-t-il. J'attends. Apporte ta banquette. »
Or, comme chez Angèle je suis presque chez moi, je trimbalai mon siège ; et là-haut, tous trois installés, Martin et moi nous échangeâmes nos feuilles, tandis qu'Alexandre attendait.
Sur ma feuille on lisait :
Être aveugle pour se croire heureux. Croire qu'on y voit clair pour ne pas chercher à y voir puisque :
L'on ne peut se voir que malheureux.
Sur sa feuille on lisait :
Être heureux de sa cécité. Croire qu'on y voit clair pour ne pas chercher à y voir puisque :
L'on ne peut être que malheureux de se voir.
« Mais, m'écriai-je, c'est précisément ce qui te réjouit que je déplore ; – et il faut bien que j'aie raison puisque je déplore que tu t'en réjouisses, tandis que toi tu ne peux pas te réjouir de ce que je le déplore. – Recommençons. »
Alexandre attendait.
« C'est bientôt fini, lui dis-je – on vous expliquera. »
Nous reprîmes nos feuilles.
J'écrivis :
« Tu me rappelles ceux qui traduisent Numero Deus impare gaudet par : “Le numéro Deux se réjouit d'être impair” et qui trouvent qu'il a bien raison. – Or s'il était vrai que l'imparité porte en elle quelque promesse de bonheur – je dis de liberté, on devrait dire au nombre Deux : “Mais, pauvre ami, vous ne l'êtes pas, impair ; pour vous satisfaire de l'être tâchez au moins de le devenir.” »
Il écrivit :
« Tu me rappelles ceux qui traduisent : Et dona ferentes par : “Je crains les Grecs.” – Et qui ne s'aperçoivent plus des présents. – Or, s'il était vrai que chaque présent cache un Grec qui tout aussitôt nous captive ; – je dirais au Grec : “Gentil Grec, donne et prends ; nous serons quittes. Je suis ton homme, il est vrai, mais sinon tu ne m'auras rien donné.” Où je dis Grec, entends Nécessité. Elle ne prend qu'autant qu'elle donne. »
Nous échangeâmes. Un peu de temps passa.
Au-dessous de mon feuillet, il écrivit :
« Plus j'y réfléchis, plus je trouve ton exemple stupide, car enfin...
Au-dessous de son feuillet j'écrivis :
« Plus j'y réfléchis, plus je trouve ton exemple stupide, car enfin...
– ... Ici la feuille étant remplie, chacun de nous la tourna – mais au verso de la sienne on lisait déjà
– Du bonheur dans la règle. Être joyeux. Recherche d'un menu type.
1 Potage (selon Monsieur Huysmans) ;
2 Beefsteck (selon Monsieur Barrès) ;
3 Choix de légumes (selon Monsieur Gabriel Trarieux) ;
4 Bonbonne d'eau d'Évian (selon Monsieur Mallarmé) ;
5 Chartreuse vert doré (selon Monsieur Oscar Wilde).
Sur ma feuille on lisait simplement ma poétique pensée du Jardin des Plantes :
Tityre sourit.
Martin dit : « Qui c'est, Tityre ? »
Je répondis : – « C'est moi.
– Donc tu souris parfois ! reprit-il.
– Mais, cher ami, attends un peu que je t'explique – (pour une fois qu'on se laisse aller !...) Tityre, c'est moi et ce n'est pas moi ; – Tityre, c'est l'imbécile ; c'est moi, c'est toi – c'est nous tous... Et ne rigole donc pas comme ça – tu m'agaces ; – je prends imbécile dans le sens d'impotent ; il ne se souvient pas toujours de sa misère ; c'est ce que je te disais tout à l'heure. On a ses moments d'oubli ; mais comprends donc que ce n'est là rien qu'une pensée poétique... »
Alexandre lisait les papiers. Alexandre est un philosophe ; de ce qu'il dit je me méfie toujours ; à ce qu'il dit je ne réponds jamais. – Il sourit et, se tournant vers moi, commença :
« Il me semble, Monsieur, que ce que vous appelez acte libre, ce serait, d'après vous, un acte ne dépendant de rien ; suivez-moi : détachable – remarquez ma progression : supprimable, – et ma conclusion : sans valeur. Rattachez-vous à tout, Monsieur, et ne demandez pas la contingence ; d'abord vous ne l'obtiendriez pas – et puis : à quoi ça vous servirait-il ? »
Je ne dis rien, par habitude ; quand un philosophe vous répond, on ne comprend plus du tout ce qu'on lui avait demandé. – On entendait monter ; c'était Clément, Prosper et Casimir. – « Alors, dirent-ils en voyant Alexandre avec nous installé – vous devenez stoïciens ? – Entrez donc, Messieurs du Portique. »
Leur plaisanterie me parut prétentieuse, de sorte que je crus devoir n'entrer qu'après eux.
Le salon d'Angèle était déjà plein de monde ; au milieu de tous Angèle circulait, souriait, offrait du café, des brioches. Sitôt qu'elle m'aperçut elle accourut :
« Ah ! vous voilà, dit-elle à voix basse ; – j'ai un peu peur qu'on ne s'ennuie ; vous nous réciterez des vers.
– Mais, répondis-je, on s'ennuiera tout autant, – et puis vous savez que je n'en sais pas.
– Mais si, mais si, vous venez toujours d'écrire quelque chose... »
A ce moment Hildebrant s'approcha :
« Ah ! Monsieur, dit-il en me prenant la main – enchanté de vous voir. Je n'ai pas eu le plaisir de lire votre dernier ouvrage, mais mon ami Hubert m'en a dit le plus grand bien... Et il paraît que vous nous ferez ce soir la faveur de nous lire des vers... »
Angèle s'était éclipsée.
Ildevert s'amena :
« Alors, Monsieur, dit-il, vous écrivez Paludes ?
– Comment savez-vous ? m'écriai-je.
– Mais, reprit-il (exagérant) – il n'est plus question que de cela ; – il paraît même que ça ne ressemblera pas à votre dernier ouvrage – que je n'ai pas eu le plaisir de lire, mais dont mon ami Hubert m'a beaucoup parlé. – Vous nous lirez des vers, n'est-ce pas ?
– Pas des vers de vase, dit Isidore bêtement – il paraît que c'en est plein dans Paludes, – à ce que raconte Hubert. Ah ! çà, cher ami, – Paludes, qu'est-ce que c'est ? »
Valentin s'approcha, et, comme plusieurs écoutaient à la fois, je m'embrouillai.
« Paludes – commençai-je – c'est l'histoire du terrain neutre, celui qui est à tout le monde... – mieux : de l'homme normal, celui sur qui commence chacun ; – l'histoire de la troisième personne, celle dont on parle – qui vit en chacun, et qui ne meurt pas avec nous. – Dans Virgile il s'appelle Tityre – et il nous est dit expressément qu'il est couché – “Tityre recubans”. – Paludes, c'est l'histoire de l'homme couché.
– Tiens, dit Patras – je croyais que c'était l'histoire d'un marais.
– Monsieur, dis-je, les avis diffèrent – le fond permane. – Mais comprenez, je vous prie, que la seule façon de raconter la même chose à chacun, – la même chose, entendez-moi bien, c'est d'en changer la forme selon chaque nouvel esprit. – En ce moment, Paludes c'est l'histoire du salon d'Angèle.
– Enfin, je vois que vous n'êtes pas encore bien fixé », dit Anatole.
Philoxène s'approcha :
« Monsieur, dit-il, tout le monde attend vos vers.
– Chut ! chut ! fit Angèle ; – il va réciter. »
Tout le monde se tut.
« Mais, Messieurs, criai-je exaspéré, je vous assure que je n'ai rien qui vaille. Pour ne pas me faire prier, je vais être forcé de vous lire une toute petite pièce sans...
– Lisez ! Lisez ! dirent plusieurs.
– Enfin, Messieurs, si vous y tenez... » Je sortis un feuillet de ma poche, et sans posture, j'y lus d'une manière atone :
PROMENADE
Nous nous sommes promenés dans la lande.
Ah ! que Dieu enfin nous entende !
Nous avons erré sur la lande
Et quand est descendu le soir
Nous avons voulu nous asseoir
Tant notre fatigue était grande.
... Tout le monde continuait de se taire ; évidemment on ne comprenait pas que c'était fini ; on attendait.
« C'est fini », dis-je.
Alors, au milieu du silence, on entendit la voix d'Angèle :
« Ah ! Charmant ! – Vous devriez mettre cela dans Paludes. Et comme on se taisait toujours : – N'est-ce pas, Messieurs, qu'il devrait mettre cela dans Paludes ? »
Alors, pendant un instant il se fit une espèce de tumulte, car les uns demandaient : « Paludes ? Paludes ? – qu'est-ce que c'est ? » et les autres expliquaient ce que c'était que Paludes – mais ce que c'était d'une manière encore peu sûre.
Je ne pouvais rien dire, mais à ce moment le savant physiologiste Carolus, par manie de remonter aux sources, s'approcha de moi, interrogatif.
« Paludes ? commençai-je aussitôt-Monsieur, c'est l'histoire des animaux vivant dans les cavernes ténébreuses, et qui perdent la vue à force de ne pas s'en servir. – Et puis laissez-moi, j'ai horriblement chaud. »
Cependant Évariste, le fin critique, argua :
« J'ai peur que ce ne soit un peu spécial comme sujet.
– Mais, Monsieur, dus-je dire, il n'y a pas de sujet trop particulier. Et tibi magna satis, écrit Virgile, et c'est même précisément là mon sujet – je le déplore.
– L'art est de peindre un sujet particulier avec assez de puissance pour que la généralité dont il dépendait s'y comprenne. En termes abstraits cela se dit très mal parce que c'est déjà une pensée abstraite ; – mais vous me comprendrez assurément en songeant à tout l'énorme paysage qui passe à travers le trou d'une serrure dès que l'œil se rapproche suffisamment de la porte. Tel, qui ne voit ici qu'une serrure, verrait le monde entier au travers s'il savait seulement se pencher. Il suffit qu'il y ait possibilité de généralisation ; la généralisation, c'est au lecteur, au critique de la faire.
– Monsieur, dit-il, vous facilitez singulièrement votre tâche.
– Et sinon je supprime la vôtre », répondis-je, étouffant. Il s'éloigna. « Ah ! pensais-je, je vais respirer ! »
Précisément alors Angèle me prit par la manche :
« Venez, me dit-elle, que je vous montre. »
Et m'attirant près du rideau, elle le souleva discrètement afin de me laisser voir sur la vitre une grosse tache noire qui faisait du bruit.
« Pour que vous ne vous plaigniez pas qu'il fasse trop chaud, j'ai fait mettre un ventilateur, dit-elle.
– Ah ! chère Angèle.
– Seulement, continua-t-elle, comme il faisait du bruit j'ai dû ramener le rideau par-dessus.
– Ah ! c'est donc ça ! Mais, chère amie, c'est beaucoup trop petit !
– Le marchand m'a dit que c'était le format pour littérateurs. La taille au-dessus c'était pour réunions politiques ; mais on ne se serait plus entendu. »
A ce moment Barnabé le moraliste vint me tirer par la manche et dit :
« Divers de vos amis m'ont parlé de Paludes suffisamment pour que je voie assez clairement ce que vous voulez faire ; je viens vous avertir que cela me paraît inutile et fâcheux. – Vous voulez forcer les gens à agir parce que vous avez horreur du stagnant – les forcer à agir sans considérer que plus vous intervenez, avant leurs actes, moins ces actes dépendent d'eux. Votre responsabilité s'en augmente ; la leur en est d'autant diminuée. Or la responsabilité seule des actes fait pour chacun leur importance – et leur apparence n'est rien. Vous n'apprendrez pas à vouloir : velle non discitur ; simplement vous influencez ; la belle avance alors si vous pouvez à la fin procréer quelques actions sans valeur ! »
Je lui dis :
« Vous voulez donc, Monsieur, que l'on se désintéresse des autres puisque vous niez que l'on puisse s'occuper d'eux.
– Au moins, s'en occuper est-il très difficile, et notre rôle à nous qui nous en occupons n'est pas d'engendrer plus ou moins médiatement de grands actes, mais bien de faire la responsabilité des petits actes de plus en plus grande.
– Pour augmenter les craintes d'agir n'est-ce pas ? – Ce n'est pas les responsabilités que vous faites grandir, ce sont les scrupules. Ainsi vous réduisez encore la liberté. L'acte comme il faut responsable, c'est l'acte libre ; nos actes ne le sont plus ; ce n'est pas des actes que je veux faire naître, c'est de la liberté que je veux dégager... »
Il sourit alors finement pour donner de l'esprit à ce qu'il allait dire, et ce fut :
« Enfin – si je vous comprends bien, Monsieur – vous voulez contraindre les gens à la liberté...
– Monsieur, m'écriai-je, quand je vois près de moi des gens malades, je m'inquiète – et si je ne cherche pas à les guérir, de peur, comme vous diriez, de diminuer la valeur de leur guérison, du moins je cherche à leur montrer qu'ils sont malades – à le leur dire. »
Galéas s'approcha pour glisser seulement cette ineptie :
« Ce n'est pas en montrant au malade sa maladie qu'on le guérit, c'est en lui donnant le spectacle de la santé. Il faut peindre un homme normal au-dessus de chaque lit d'hôpital et fourrer des Hercules Farnèse dans les corridors. »
Alors Valentin survenu dit :
« L'homme normal d'abord ne s'appelle pas Hercule... » L'on fit aussitôt : « Chutt ! Chutt ! le grand Valentin Knox va parler. »
Il disait :
« La santé ne me paraît pas un bien à ce point enviable. Ce n'est qu'un équilibre, une médiocrité de tout ; c'est l'absence d'hypertrophies. Nous ne valons que par ce qui nous distingue des autres ; l'idiosyncrasie est notre maladie de valeur ; – ou en d'autres termes : ce qui importe en nous, c'est ce que nous seuls possédons, ce qu'on ne peut trouver en aucun autre, ce que n'a pas votre homme normal, – donc ce que vous appelez maladie.
« Car cessez à présent de regarder la maladie comme un manque ; c'est quelque chose de plus, au contraire ; un bossu, c'est un homme plus la bosse, et je préfère que vous regardiez la santé comme un manque de maladies.
« L'homme normal nous importe peu ; j'aimerais dire qu'il est supprimable – car on le retrouve partout. C'est le plus grand commun diviseur de l'humanité, et qu'en mathématiques, étant donné des nombres on peut enlever à chaque chiffre sans lui faire perdre sa vertu personnelle. L'homme normal (ce mot m'exaspère), c'est ce résidu, cette matière première, qu'après la fonte où les particularités se subtilisent, on retrouve au fond des cornues. C'est le pigeon primitif qu'on réobtient par le croisement des variétés rares – un pigeon gris – les plumes de couleur sont tombées ; il n'a plus rien qui le distingue. »
Moi, saisi d'enthousiasme parce qu'il parlait de pigeons gris, je voulus lui serrer la main et je fis :
« Ah ! Monsieur Valentin. »
Il dit simplement :
« Littérateur, tais-toi. D'abord je ne m'intéresse qu'aux fous, et vous êtes affreusement raisonnable. » Puis continua : « L'homme normal c'est celui que je rencontrai dans la rue et que j'appelai par mon nom, le prenant d'abord pour moi-même ; je m'écriai lui tendant la main : “Mon pauvre Knox, comme te voilà terne aujourd'hui ! Qu'as-tu donc fait de ton monocle ?” et ce qui me surprit c'est que Roland, qui se promenait avec moi, l'appelant aussi par son nom, lui disait en même temps que moi : “Pauvre Roland ! où donc avez-vous laissé votre barbe ?” Puis cet individu nous ennuyant, nous le supprimâmes, sans remords, puisqu'il ne présentait rien de nouveau. Lui, ne dit rien d'ailleurs, car il était piteux. Lui, l'homme normal, savez-vous qui c'est : c'est la troisième personne, celle dont on parle... »
Il se tournait vers moi ; je me tournai vers Ildevert et Isidore et leur dis :
« Hein ! qu'est-ce que je vous disais ? »
Valentin continua, très haut, me regardant :
« Dans Virgile, elle s'appelle Tityre ; c'est celle qui ne meurt pas avec nous, et vit à l'aide de chacun. » – Et il ajouta en éclatant de rire, sur moi : « C'est pourquoi il importe peu qu'on la tue. » Et Ildevert et Isidore s'esclaffant aussi s'écrièrent :
« Mais, Monsieur, supprimez Tityre !!! »
Alors, n'y tenant plus, exaspéré, je fis à mon tour :
« Chutt ! Chutt ! je vais parler ! » Et je commençai n'importe comment :
« Si, Messieurs, si ! Tityre a sa maladie !!! – Tous ! tous, nous sommes, et durant toute notre vie, comme durant ces périodes détériorées où nous prend la manie du doute : – a-t-on fermé sa porte à clef, cette nuit ? on reva voir ; a-t-on mis sa cravate ce matin ? on tâte ; boutonné sa culotte, ce soir ? on s'assure. Tenez ! regardez donc Madruce qui n'était pas encore rassuré ! Et Borace ! – Vous voyez bien. Et remarquez que nous savions la chose parfaitement faite ; – on la refait par maladie – la maladie de la rétrospection. On refait parce que l'on a fait ; chacun de nos actes d'hier semble nous réclamer aujourd'hui ; il semble que ce soit un enfant à qui nous avons donné vie et que dorénavant nous devions faire vivre... »
J'étais épuisé et je m'entendais parler mal...
« Tout ce que nous suscitons, il semble que nous le devions entretenir ; de là la crainte de commettre trop d'actes de peur de dépendre par trop, – car chaque acte, au lieu, sitôt fait, de devenir pour nous un repoussoir, devient la couche creuse où l'on retombe – recubans.
– Ce que vous dites là est assez curieux, commença Ponce...
– Mais non, Monsieur, ce n'est pas curieux du tout – et je ne devrais pas du tout le mettre dans Paludes... Je disais que notre personnalité ne se dégage plus de la façon dont nous agissons – elle gît dans l'acte même – dans les deux actes que nous faisons (un trille) – dans les trois. Qui est Bernard ? C'est celui qu'on voit le jeudi chez Octave. – Qui est Octave ? C'est celui qui reçoit le jeudi Bernard. – Mais encore ? C'est lui qui va le lundi chez Bernard. – Qui est... qui sommes-nous tous, Messieurs ? Nous sommes ceux qui vont tous les vendredis soir chez Angèle.
– Mais, Monsieur, dit Lucien par politesse, d'abord c'est tant mieux ; puis soyez sûr que c'est là notre seul point de tangence !
– Eh ! parbleu, Monsieur, repris-je, je pense bien que lorsque Hubert vient me voir tous les jours à six heures, il ne peut pas être en même temps chez vous ; mais qu'est-ce que cela change si, qui vous recevez tous les jours, c'est Brigitte ? – Qu'importe même si Joachim ne la reçoit que tous les trois jours ? – Est-ce que je fais de la statistique ? – Non ! mais j'aimerais mieux marcher aujourd'hui sur les mains, plutôt que de marcher sur les pieds – comme hier !
– Il me semble pourtant que c'est ce que vous faites, dit Tullius bêtement.
– Mais, Monsieur, c'est précisément ce dont je me plains ; je dis “j'aimerais mieux” remarquez ! d'ailleurs je tâcherais de le faire à présent, dans la rue, qu'on m'enfermerait comme un fou. Et c'est justement là ce qui m'irrite – c'est que tout le dehors, les lois, les mœurs, les trottoirs aient l'air de décider nos récidives et de s'attribuer notre monotonie, – quand, au fond, tout s'entend si bien avec notre amour des reprises.
– Alors de quoi vous plaignez-vous ? s'exclamèrent Tancrède et Gaspard.
– Mais précisément de ce que personne ne se plaigne ! l'acceptation du mal l'aggrave, – cela devient du vice, Messieurs, puisque l'on finit par s'y plaire. Ce dont je me plains, Monsieur – c'est qu'on ne regimbe pas ; c'est qu'on ait l'air de bien dîner quand on mange des ratatouilles et qu'on ait belle mine après un repas de quarante sous. C'est qu'on ne se révolte pas contre...
– Oh ! oh ! oh ! firent plusieurs – vous voilà révolutionnaire ?
– Mais pas du tout, Messieurs, je ne le suis pas, révolutionnaire ! vous ne me laissez pas achever, – je dis qu'on ne se révolte pas... en dedans. Ce n'est pas des répartitions que je me plains ; c'est de nous ; c'est des mœurs...
– Enfin Monsieur, fit un tumulte – vous reprochez aux gens de vivre comme ils font, – d'autre part vous niez qu'ils puissent vivre autrement, et vous leur reprochez d'être heureux de vivre comme ça – mais si ça leur plaît – mais... mais enfin, Monsieur : Qu'est-ce-que-vous-vou-lez ??? »
J'étais en eau et complètement ahuri ; je répondis éperdument :
« Ce que je veux ? Messieurs, ce que je veux – moi, personnellement – c'est terminer Paludes. »
Alors Nicodème s'élançant du groupe vint me serrer la main en criant :
« Ah ! Monsieur, comme vous ferez bien ! Tous les autres avaient du coup tourné le dos.
– Comment, dis-je, vous connaissez ?
– Non, Monsieur, reprit-il, mais mon ami Hubert m'en a beaucoup parlé.
– Ah ! il vous a dit...
– Oui, Monsieur, l'histoire du pêcheur à la ligne qui trouve les vers de vase si bons qu'il les mange au lieu d'en amorcer ses lignes ; – alors il ne prend rien... naturellement. Moi je trouve ça très drôle ! »
Il n'avait rien compris. – Tout est à recommencer, encore. Ah ! je suis éreinté ! Et dire que c'est justement ça que je voudrais leur faire comprendre, qu'il faut recommencer – toujours – à faire comprendre ; on s'y perd ; je n'en peux plus ; ah ! je l'ai déjà dit...
Et comme chez Angèle je suis presque chez moi, m'approchant d'elle et sortant ma montre, je criai très fort :
« Mais, chère amie, il est horriblement tard ! »
Alors chacun dans un seul temps tira sa montre de sa poche et s'écria : « Comme il est tard ! »
Seul Lucien insinua, par politesse : « Vendredi dernier, il était encore plus tard ! » – Mais on ne fit aucune attention à sa remarque (je lui dis simplement : « C'est que votre montre retarde ») ; chacun courait chercher son pardessus ; Angèle serrait des mains, souriait encore, offrait les dernières brioches. Et puis elle se pencha pour voir descendre. – Je l'attendais, ruiné sur un pouf. Quand elle revint :
« Un vrai cauchemar votre soirée ! – commençai-je. O ! ces littérateurs ! ces littérateurs, Angèle !!! Tous insupportables !!!
– Mais vous ne disiez pas cela l'autre jour, reprit-elle.
– C'est, Angèle, que je ne les avais pas vus chez vous. – Et puis c'est effrayant ce qu'il y en avait ! – Chère amie, on n'en reçoit pas tant que ça à la fois !
– Mais, dit-elle, je ne les avais pas tous invités ; c'est chacun qui en a amené plusieurs autres.
– Au milieu d'eux tous vous paraissiez si ahurie... Vous auriez dû dire à Laure de monter ; vous vous seriez prêté conte nance.
– Mais, reprit-elle, c'est que je vous voyais tellement excité ; je croyais que vous alliez avaler les chaises.
– Chère Angèle, c'est que sinon l'on se serait tellement ennuyé... Mais étouffait-on dans votre salle ! – La prochaine fois on n'entrera qu'avec une carte. – Je vous demande un peu ce que signifiait votre petit ventilateur ! D'abord rien ne m'agace comme ce qui tourne sur place ; vous devriez savoir cela, depuis le temps ! – Et puis en fait-il un vilain bruit quand il tourne ! On entendait ça sous le rideau sitôt qu'on arrêtait de causer. Et tout le monde se demandait : “Qu'est-ce que c'est ?” – Vous pensez bien que je ne pouvais pas leur dire . “C'est le ventilateur d'Angèle !” Tenez, l'entendez-vous à présent, comme il grince. Oh ! c'est insupportable, chère amie ; arrêtez-le, je vous en prie.
– Mais, dit Angèle, on ne peut pas l'arrêter.
– Ah ! lui aussi, criai-je ; – alors parlons très haut, chère amie. – Quoi ! vous pleurez ?
– Du tout, fit-elle, très colorée.
– Tant pis ! – Et je vociférai, pris de lyrisme pour couvrir le petit bruit de crécelle : – Angèle ! Angèle ! il en est temps ! quittons ces lieux intolérables ! – Entendrons-nous soudain, belle amie, le grand vent de la mer sur les plages ? – Je sais que l'on n'a près de vous rien que de petites pensées, mais ce vent parfois les soulève... Adieu ! j'ai besoin de marcher ; plus que demain, songez ! puis le voyage. Songez donc, chère Angèle, songez !
– Allons, adieu, fit-elle ; allez dormir Adieu. »
Je la quittai. Je revins chez moi presque en courant ; je me déshabillai ; je me couchai ; non pour dormir ; quand je vois les autres prendre du café, cela m'agite. Or je me sentais en détresse et me disais : « Pour les persuader, ai-je bien fait ce que je pouvais faire ? J'aurais dû trouver pour Martin quelques arguments plus puissants... Et Gustave ! – Ah ! il n'aime que les fous, Valentin ! – m'appeler “raisonnable” – si c'est possible ! moi qui n'ai fait rien que d'absurde tout ce jour. Je sais bien que ça n'est pas la même chose... Ici, ma pensée, pourquoi t'arrêter et me fixer comme une chouette hagarde ? – Révolutionnaire, peut-être que je le suis, après tout, à force de l'horreur du contraire. Comme l'on se sent misérable pour avoir voulu cesser de l'être ! – Ne pas pouvoir se faire entendre... C'est pourtant vrai, cela que je leur dis – puisque j'en souffre. – Est-ce que j'en souffre ? – Ma parole ! à de certains moments, je ne comprends plus du tout ni ce que je veux ni à qui j'en veux ; – il me semble alors que je me débats contre mes propres fantômes et que je.. Mon Dieu ! mon Dieu, c'est là vraiment chose pesante, et la pensée d'autrui est plus inerte encore que la matière. Il semble que chaque idée, dès qu'on la touche, vous châtie ; elles ressemblent à ces goules de nuit qui s'installent sur vos épaules, se nourrissent de vous et pèsent d'autant plus qu'elles vous ont rendu plus faible... A présent que j'ai commencé de chercher les équivalents des pensées, pour les rendre aux autres plus claires – je ne peux cesser ; rétrospections ; – voilà des métaphores ridicules ; – je me sens prendre peu à peu, à mesure que je les dépeins, par toutes les maladies que je reproche aux autres, et je garde pour moi toute la souffrance que je ne parviens pas à leur donner. – Il me semble à présent que le sentiment que j'en ai augmente encore ma maladie, et que les autres, après tout, peut-être ne sont pas malades. – Mais alors, ils ont raison de ne pas souffrir – et je n'ai pas raison de le leur reprocher ; – pourtant je vis comme eux, et c'est de vivre ainsi que je souffre... Ah ! ma tête est au désespoir ! – Je veux inquiéter – je me donne pour cela bien du mal – et je n'inquiète que moi-même... Tiens ! une phrase ! notons cela. » Je sortis un feuillet de dessous mon oreiller, je rallumai ma bougie et j'écrivis ces simples mots :
« S'éprendre de son inquiétude. »
Je soufflai ma bougie.
« ... Mon dieu, mon Dieu ! avant de m'endormir, il y a un petit point que je voudrais scruter encore. On tient une petite idée – on aurait aussi bien pu la laisser tranquille... – hein !... Quoi ?... Rien, c'est moi qui parle ; – je disais qu'on aurait aussi bien pu la laisser tranquille., hein !... Quoi ?... Ah ! j'allais m'endormir... – non, je voulais encore penser à cette petite idée qui grandit ; – je ne saisis pas bien la progression ; – maintenant l'idée est énorme – et qui m'a pris – pour en vivre ; oui, je suis son moyen d'existence ; – elle est lourde – il faut que je la présente, que je la représente dans le monde. – Elle m'a pris pour la trimbaler dans le monde. – Elle est pesante comme Dieu... Malheur ! encore une phrase ! » – Je sortis un autre feuillet ; j'allumai ma bougie et j'écrivis :
« Il faut qu'elle croisse et que je diminue. »
– « C'est dans saint Jean... Ah ! pendant que j'y suis » : – Je sortis un troisième feuillet...
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« Je ne sais plus ce que je voulais dire... ah ! tant pis ; j'ai mal à la tête... Non, la pensée serait perdue, – perdue... et j'y aurais mal comme à une jambe de bois... jambe de bois... Elle n'y est plus : on la sent, la pensée... la pensée... – Quand on répète ses mots, c'est qu'on va dormir ; – je vais répéter encore : jambe de bois, – jambe de bois... jambe de... Ah ! je n'ai pas soufflé ma bougie... Si. – Est-ce que j'ai soufflé ma bougie ?... Oui, puisque je dors. – D'ailleurs quand Hubert est rentré, elle n'était pas encore éteinte ;... mais Angèle prétendait que si ;... c'est même alors que je lui ai parlé de la jambe de bois ; – parce qu'elle piquait dans la tourbe ; je lui faisais observer que je ne pourrais jamais courir assez vite ; ce terrain, disais-je, est horriblement élastique !... la maraischaussée – non pas cela !... Tiens ! où est Angèle ? Je commence à courir un peu plus vite. – Misère ! on enfonce horriblement... je ne pourrai jamais courir assez vite.. Où est le bateau ? Est-ce que j'y suis ?... Je vais sauter – ouf ! houp. – Quelâs !...
« Alors si vous voulez, Angèle, nous allons faire en cette barque un petit voyage d'agrément. Je vous faisais observer simplement, chère amie, qu'il n'y a là rien que des carex et des lycopodes – des petits potamogétons – et moi je n'ai rien dans les poches – un tout petit peu de mie de pain pour les poissons... Tiens ? où est Angèle ?... Enfin, chère amie, pourquoi est-ce que vous êtes ce soir toute fondue ?... – mais vous vous dissolvez complètement, ma chère ! – Angèle ! Angèle ! entendez-vous – voyons, entendez-vous ? Angèle !... et ne restera-t-il plus de vous que cette branche de nymphéa botanique (et j'emploie ce mot dans un sens bien difficile à apprécier aujourd'hui) – que je vais récolter sur le fleuve... Mais c'est absolument du velours ! un tapis tout à fait ; – c'est une moquette élastique !... Alors pourquoi rester assis dessus ? avec entre les mains ces deux pieds de chaise. Il faut chercher enfin à sortir de dessous les meubles ! – On va recevoir Monseigneur... d'autant plus qu'on étouffe ici !... Voici donc le portrait d'Hubert. Il est en fleur... Ouvrons la porte ; il fait trop chaud. Cette autre salle m'a l'air d'être encore un peu plus pareille à ce que je m'attendais à la trouver ; – seulement le portrait d'Hubert y est mal fait ; j'aimais mieux l'autre ; il a l'air d'un ventilateur ; – ma parole ! d'un ventilateur tout craché. Pourquoi rigole-t-il ?... Allons-nous-en. Venez, ma chère amie... tiens ! où est Angèle ? – Je la tenais très fort par la main tout à l'heure ; elle a dû s'enfiler dans le corridor, pour aller préparer sa valise. Elle aurait pu laisser l'indicateur... Mais ne courez donc pas si vite, je ne pourrai jamais vous suivre. – Ah ! misère ! encore une porte fermée... Heureusement qu'elles sont très faciles à ouvrir ; je les claque derrière moi pour que Monseigneur ne puisse pas m'attraper. – Je crois qu'il a mis tout le salon d'Angèle à mes trousses... Y en a-t-il ! Y en a-t-il ! des littérateurs... Paf ! encore une porte fermée. – Paf ! – Oh ! nous n'en sortirons donc jamais, du corridor ! – Paf ! – quelle enfilade ! Je ne sais plus du tout où j'en suis... Comme je cours vite à présent !... Miséricorde ! ici il n'y a plus de portes du tout. Le portrait d'Hubert est mal accroché ; – il va tomber ; – il a l'air d'un rigolateur... Cette pièce est beaucoup trop étroite – j'emploierai même le mot : exigu ; on ne pourra jamais y tenir tous. Ils vont venir... J'étouffe ! – Ah ! par la fenêtre. – Je vais la refermer derrière moi ; – je vais voleter désolément jusqu'au balcon de sur la rue. – Tiens ! c'est un corridor ! Ah ! les voilà : – Mon Dieu, mon Dieu ! Je deviens fou... J'étouffe ! » Je m'éveillai trempé de sueur ; les couvertures trop bordées me sanglaient comme des ligatures ; leur tension me semblait un poids horrible sur la poitrine ; je fis un grand effort, les soulevai, puis d'un coup les rejetai toutes. L'air de la chambre m'entoura ; je respirai avec méthode. – Fraîcheur – petit matin – vitres pâles... il faudra noter tout cela ; – aquarium, – il se confond avec le reste de la chambre... A cet instant je frissonnai ; – je vais me refroidir, pensai-je ; – certainement je me refroidis. – Et grelottant, je me levai pour rattraper les couvertures, et les ramenant sur le lit je me rebordai docilement pour dormir.