Читать книгу Oeuvres complètes de André Gide: Romans - Андре Жид - Страница 37
ОглавлениеIV
Par une habile manœuvre, — simplement en renversant une assiette pleine sur Prométhée, il détourna vers celui-ci l’attention brusque des deux autres. Prométhée ne put retenir une exclamation, et sa voix après celle des autres parut aussitôt si profonde que l’on comprit que jusqu’alors il s’était tu.
L’irritation de Damoelès et de Codés
— Mais vous ne dites rien — s'écrièrent-ils...
PROMÉTHÉE PARLE
— O Messieurs, ce que je pourrais dire a si peu de rapport... Je ne vois même pas comment... Et même, plus j’y songe... Non vraiment je ne saurais rien dire. Vous avez chacun votre histoire; je n’cn ai pas. Excusez-moi. Croyez que c’est avec un intérêt sans mélange que j’entends raconter à chacun de vous une aventure que je voudrais... pouvoir... Mais je ne peux même pas aisément m’exprimer. Non vraiment il faut que vous veuilliez bien m’excuser,clicrs Messieurs: je ne suis à Paris que depuis à peine deux heures. Rien encore n’a pu m’advenir — que votre inappréciable rencontre, qui me fait sentir bien ce que peut devenir une conversation parisienne, lorsque des gens d’esprit la...
— Mais, avant de venir ici, dit Coclès.
— Vous étiez quelque part, ajouta Damoclès.
— Oui, je l’avoue, dit Prométhée... mais, encore une fois, cela u'a aucune espèce de rapport...
— N’importe, dit Coclès, nous sommes venus ici pour causer. Tousdeux, Damo-cle et moi, avons déjà sorti notre provende; vous seul n’apportez rien; vous écoutez; ce n’est pas juste. Il est temps de parler, Monsieur...
Le garçon sentit de tout son tact qu’il était temps de présenter, et, glissant le nom comme pour compléter l’autre phrase:
— Prométhée — dit-il simplement.
— Prométhée, reprit Damoelès. — Excusez-moi, Monsieur, mais il me semble que ce nom, déjà...
— O! interrompit aussitôt Prométhée, cela n’a aucune espèce d’importance.
— Mais, si rien n’en a, s’impatientèrent les deux autres, pourquoi êtes-vous venu ici, cher Monsieur... Monsieur...?
— Prométhée, redit Prométhée simplement.
— Cher monsieur Prométhée — car enfin, je l’ai fait remarquer tout à l'heure, continua Codés, ce restaurant invite à la parole, et d’ailleurs, rien ue me fera croire que le nom bizarre que vous portez soit la seule chose qui vous distingue; si vous n’avez rien fait, vous allez faire; qu’ètes-vous capable de faire? montrez votre trait distinctif: qu’avez vous que n’a personne autre? Pourquoi vous appelle-t-on Pro-méthée?
Sous ce flot de questions, Prométhée noyé baissa la tête, et doucement et sur un ton plus grave encore il dut répondre, et presque très confusément:
— Ce que j’ai, Messieurs? — Ce que j’ai, moi — ah! c’est un aigle.
— Un quoi?
— Un aigle — ou vautour peut-être... on hésite.
— Un ai" le! Elle est bien bonne! — un aigle... où donc?
— Vous tenez donc bien à le voir, dit Prométhée.
— Oui, dirent-ils, si cela n’est pas indiscret.
Alors, oubliant trop les lieux, Prométhée brusquement dressé fit un grand cri, un cri d’appel vers son grand aigle.
Et il se passa cette chose stupéfiante:
HISTOIRE DE L’AIGLE
Un oiseau qui de loin paraît énorme, mais qui n’est, vu de prés, pas du tout si grand que cela, obscurcit un instant le ciel du boulevard — fond comme un tourbillon vers le café, brise la devanture, et s'abat, crevant l’œil de Codés d’un coup d’aile, et avec force pépiements, tendres oui mais impérieux, s’abat sur le liane droit de Prométhée.
Celui-ci ouvrant aussitôt son gilet offre un morceau de son foie à l’oiseau.