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QUELQUES RIENS

Table des matières

C’est juste contre ma fenêtre et entre les branches les plus écartées du lourd figuier qui s’étale au bas. Elle est d’une transparence si parfaite que seul je la connais et que nul n’a pensé à la détruire. Je la connais parce que je suis matinal et que la rosée aurorale y accroche quelques perles qu’incendie le premier rayon de soleil. Après, ses longs fils de soie ne sont perceptibles que pour qui en connaît d’avance la place. C’est bien la plus jolie toile d’araignée que j’aie jamais vue et elle suffit à tendre, entre le paysage réel et mes yeux, un voile fragile et charmant comme celui du rêve. Dans ce hamac aérien viennent se coucher tour à tour, se balancer au moindre souffle qui passe, pareilles à la Sarah du poète dont l’orteil rose égratigne à peine l’eau recueillie, toutes celles qui furent ma jeunesse, celles-ci qui furent miennes et celles-là que j’ai seulement souhaitées, toutes avec le même sourire qu’attendrit la tristesse des adieux. Elles m’apparaissent, légères et ailées comme cette figure délicieuse d’Hamon, laquelle boit au cœur d’un volubilis debout sur une large feuille que son poids incline à peine. Pauvre Hamon! le vol des souvenirs ramène aussi près de moi ton bon visage de reître qu’éclairait un regard bleu et mélancolique. Je relirai, tout à l’heure, la dernière lettre que tu m’écrivis de Rome, une lettre désespérée. Et, pourtant, comme tu es bien mort à propos, toi qui pensais, toi qui rêvais, toi qui n’as vraiment rien à faire dans la grande sécrétion picturale qui alimente aujourd’hui le Salon dit «national» par ceux qui s’imaginent représenter la nation, aussi bien que les salons annuels! Dans cette débauche de morceaux, tes poèmes seraient la risée des imbéciles. Mais ils feront encore longtemps les délices des rares Virgiliens qu’aura épargnés la splendeur des études régénérées par les derniers manuels universitaires. Apparent rari nantes! Mais enfin ils nagent et les autres pataugent dans les bas-fonds.

Crac! une mouche!

Ruons-nous dans l’observation et dans l’expérience que M. Paul Bert recommande à l’exclusion de toute métaphysique. Voyons un peu comment se comportera la mouche vers laquelle l’araignée bondit. Mais auparavant félicitons l’éminent vivisecteur du succès que ses doctrines viennent d’obtenir dans la patrie des Napoléon. Avec le scalpel qui lui sert quelquefois de plume, M. Paul Bert avait mis à nu, dans le journal qui veut bien le prendre au sérieux comme écrivain, une des plaies de ce temps-ci. Tout le mal vient de ce que nous ne nous occupons pas assez de politique et de ce que les jeunes gens ne s’inspirent pas assez de cette belle pensée de Solon qui voulait qu’on notât d’infamie et qu’on punît sévèrement tous ceux qui ne prenaient pas part aux guerres civiles. Les Corses ne se le sont pas fait dire deux fois et je lisais, il y a quelques jours, le récit d’une bataille entre bonapartistes et républicains, laquelle mit aux mains les plus proches parents et les meilleurs amis. Trois de ces solonistes sont restés sur le carreau. J’espère bien que M. Paul Bert ne laissera pas traîner les autres devant les tribunaux. Il est doux de penser que ces mœurs délicates sont recommandées à nos enfants par un ancien grand maître de l’Université. Je reviens à la mouche. L’araignée a commencé à la humer très consciencieusement. Son beau corselet gris clair rayé de noir se gonfle sensiblement durant que sa victime devient de plus en plus diaphane. Une de moins qui nous bourdonnera aux oreilles! Je crois, en effet que c’est comme bête mélomane que l’araignée a voué à la mouche une haine dont Solon lui-même aurait été satisfait. Car tout le monde sait que l’araignée adore la musique. Buffon lui-même s’en était aperçu. Mais elle est comme moi. Les sonorités même savantes des morphéonistes actuellement à la mode ne lui suffisent pas. Il lui faut de la mélodie, et vous savez quelle est l’invention des mouches comme compositeurs. C’est sublime de continuité, mais absolument embêtant.

Plus je vais, moins je suis disposé à m’attendrir sur le destin de cette mouche. Après tout, qu’est-elle venue faire dans ma toile! En chasser les visions charmantes qu’évoquait ma mémoire, les chers fantômes que le souffle de l’aube y avait emprisonnés dans un suaire de parfums et de baisers. Bête politique, tu n’as que ce que tu mérites! Oui, bête politique! Il faudrait être aveugle, en effet, pour ne pas être frappé de la similitude de rôles de nos grands politiciens dans la société et des mouches dans la nature. Le coche pesant qui emmène vers le néant commun les choses et les peuples, la gloire des fleurs et celle des nations, la chanson du vent et les noms retentissants de l’Histoire roule sur la route éternelle, traîné par les chevaux du Destin. Tout autour, des bêtes bourdonnantes et inutiles simulent l’effort, se démènent, s’enflent d’un imaginaire travail et réclament de réels salaires. Les mouches font grand tapage le long du chemin, mais ce n’est pas elles qui l’ont tracé et c’est elles seules qu’elles emportent en le parcourant. Elles n’avancent ni ne retardent d’une heure le rajeunissement radieux du printemps et le déclin mélancolique des automnes. Ainsi les destinées d’un grand peuple s’accomplissent suivant des lois que ne troublent guère les bavardages intéressés des politiciens de profession. Cependant ceux-ci se multiplient d’autant plus que la décadence est plus certaine, comme on voit les mouches voler aux plaies des bêtes souffrantes et en accroître le picotement. Ah! vraiment nous ne faisons pas assez de politique! Et les Arts! Et la Science! Et toutes ces forces vives réelles qui, seules, entraînent une nation vers les sommets glorieux, que deviennent-ils dans ce déchaînement d’ambitions misérables et de grotesques appétits? Estampiller tous les trois ans une exposition, voilà morbleu! un rude concours au développement artistique d’un pays! Vous savez que je finirais par me mettre en colère. Mais nous en crevons de politique, et votre père Solon mériterait tout simplement une fessée sur la place publique pour l’incongruité que vous lui faites dire.

Cependant les feuilles de mon figuier sont sèches déjà, le soleil ayant vaincu les brumes, et le temps n’est plus de penser aux amoureuses d’antan.

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