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Chapitre VIII : Les 3 champions

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Il etait pres de minuit lorsque les trois majors d’infanterie pénétrèrent dans la fameuse brasserie Alt-Bayern, située sur la Potsdamerstrasse, qui regorgeait de clients.

On les regardait avec déférence, s’étonnant seulement de les voir en uniforme, contrairement à l’usage.

Eux s’avançaient lentement, lourdement, cherchant une place, lorsqu’un garçon vif, alerte, se précipita vers les officiers et les engagea à s’installer à l’une des tables dont le service lui était confié.

— Moi, je n’en peux plus… restons ici… accepta aussitôt l’un des majors, épais, lourd, à la figure de lune et à la toute petite moustache rasée presque à fleur de peau.

Ses deux camarades, l’un grand, fort, à la grosse moustache rousse et au nez rubicond, et l’autre ventru, courtaud et la barbe en hérisson, s’installèrent tout en grognant à ses côtés.

— Décidément, le major Schlaffen est toujours fatigué !… fit l’un.

— C’est colossal !… dit l’autre.

Mais le major Schlaffen, sans entendre les réflexions de ses compagnons, commandait d’une voix pâteuse :

—Un « halb » (demi)… et un coussin.

— Un coussin !… s’étonna le garçon.

— Oui, un coussin… pour dormir.

— Moi, un « ganz » (litre), commanda le major aux moustaches rousses.

Moi, une choucroute garnie et un demi, dit l’officier au ventre proéminent.

Alors, bâillant, le major Schlaffen dit lentement :

— Espérons que, demain, nos malles seront enfin retrouvées et que nous pourrons nous mettre en civil pour aller à la brasserie.

Et, presque agressif, il ajouta :

— C’est de votre faute, major Tourchtig… Vous étiez chargé de faire enregistrer les bagages et vous êtes resté au buffet de la gare de Dantzig à boire de la bière !…

— Pardon !… rectifia l’officier mis en cause, c’est le major Hunguerig qui était chargé des bagages… et s’il n’était pas resté à manger de la saucisse jusqu’à l’heure de monter dans le train…

— Je vous arrête… interrompit le troisième major. Ce n’est pas moi qui devais m’occuper des malles… C’est le major Schlaffen… et s’il ne s’était pas endormi dans une salle d’attente…

—Pardon, pardon !… se réveillait Schlaffen, je vous assure que c’est le major Tourchtig !…

— Non, c’est Hunguerig !…

— Du tout… c’est vous, Schlaffen !…

La discussion fut arrêtée par l’arrivée du garçon, tenant un coussin sous le bras, d’une main les deux « halb » et le « ganz », et enfin de l’autre la choucroute garnie.

Schlaffen, après avoir aussitôt vidé la moitié de son verre, prit le coussin, le cala derrière lui sur le dossier de la banquette, y appuya la tête et, fermant les paupières, il articula pâteusement :

— Major Tourchtig… Vous me réveillerez quand j’aurai soif.

— En a-t-il de la chance de pouvoir ainsi dormir à volonté !… soupira Hunguerig. Moi, il me faut dix choucroutes dans le ventre.

— Et moi mes vingt « ganz » dans l’estomac, affirma Tourchtig.

A ce moment, un énorme gaillard, vêtu d’un costume gris, sur lequel tranchait une cravate rouge et coiffé d’un chapeau melon trop petit pour sa grosse tête au teint coloré se dirigeait vers les trois officiers, tenant en laisse un très beau dogue, dit de Bismarck, et qui, sous la muselière comprimant sa gueule énorme, conservait un air suffisamment féroce.

Se campant à l’entrée du box, le nouveau venu s’écria :

— Comment… vous… ici, à Berlin… tous les trois !…

— Oh !… le capitaine professeur titulaire de la locomotion aérienne dans l’armée allemande !… lança tout d’un trait le major Tourchtig, en se levant automatiquement et en tendant d’un geste brusque sa large main à l’officier en civil.

— Comment va l’invincible champion de la bière de Munich dans tout le royaume de Bavière ?… fit le nouveau venu en secouant énergiquement la main du major.

— Très bien, capitaine Schmidt.

Et le capitaine Schmidt, tendant également la main au major Hunguerig, interrogea :

— Et l’incomparable champion de la saucisse de Francfort dans toute la province de Hesse Nasau ?

Le major Hunguerig ne put répondre: il avait la bouche pleine. Il se contenta de hocher la tête en signe affirmatif.

Alors, contemplant d’un œil plein d’admiration le major Schlaffen qui n’avait pas bronché, le capitaine professeur titulaire… etc., etc…. demanda :

— Et l’immortel champion du sommeil à volonté dans tout l’empire d’Allemagne ?

— Vous voyez !… fit Tourchtig. Il continue !… Mais asseyez-vous donc… Vous allez bien prendre un demi avec nous ?…

Le capitaine s’installa ausitôt entre les deux majors, tandis que le dogue se couchait sous la table en faisant entendre quelques grognements prolongés.

Le garçon était ailé chercher un nouveau « halb ».

— Alors, attaquait le capitaine professeur titulaire..etc… etc… vous êtes de passage à Berlin ?…

— Non… déclara Tourchtig. Nous y sommes appelés à poste fixe.

— En mission de confiance, ajouta Hunguerig.

— Tous mes compliments !…

— Nous avons été désignés par le général von Talberg, chef de l’Etat-major, pour veiller sur les plans de mobilisalion renfermés au ministère de la Guerre, salle de Moltke, armoires B. M. W.

— A tour de rôle, ajouta Tourchtig, l’un de nous trois devra rester clans la salle, revolver au poing, avec ordre de tirer sur toute personne pli se présenterait sans un ordre signé de la main de S. M. l’Empereur, du ministre de la Guerre ou du chef de l’Etat-major.

« Nous nous relèverons de six heures en six heures… Jamais de congé pendant toute l’année que comporte notre mission… mais augmentation d’un tiers de la solde… puis permission de trois mois… et proposition pour la Croix de fer.

Très bien… refélicitations… fit le capitaine Schmidt.

— Alors, à votre santé !…

— Major Schlaffen !… rappelait l’incomparable champion de la saucisse de Francfort daris toute la province de Hesse Nassau.

— Major Hunguerig ?…

— Vous avez soif !

Alors, apercevant le capitaine, Schlaffen, élevant son demi, grogna d’ime voix de plus en plus pâteuse :

— A votre santé, capitaine professeur titulaire de la locomo….

Il ne put achever la longue énumération du titre del’officier, ingurgitant les trois quarts de son verre, déjà renouvelé, pour reposer immédiatement sa tête sur le coussin.

Les trois autres officiers continuèrent jusqu’à l’heure de la fermeture à boire et à causer, s’entretenant surtout de l’aviation militaire qui les intéressait vivement, malgré les nombreux déboires essuyés jusqu’alors par l’inventeur des machines de guerre aériennes.

Lorsque tous les consommateurs se furent retirés et que les lumières eurent été éteintes, le garçon à l’œil malin, qui avait revêtu un pardessus marron et s’était coiffé d’un chapeau mou, partit l’un des. derniers.

Les mains dans les poches, le col relevé, il longea d’un pas alerte la Potsdamerstrasse, traversa la place de Leipzig, pour s’engager dans la rue du même nom et tourner à droite dans la Wilhelmstrasse.

Alors il se mit à faire, à quelque distance, les cent pas devant l’hôtel du général von Talberg, lançant de temps en temps un regard rapide vers une fenêtre du troisième étage, celle de la chambre de la fausse Bertha Stegel.

La rue était déserte.

La façade de l’hôtel était entièrement plongée dans l’obscurité.

Mais la fenêtre que le garçon épiait s’éclaira tout à coup, puis retomba dans les ténèbres, pour briller de nouveau… Un signal certainement… Car il se dit, lorsque l’obscurité fut devenue définitive :

— Elle viendra demain… Allons nous coucher.

Le lendemain matin, vers dix heures, par une belle matinée d’octobre tout ensoleillée, un homme assez corpulent, le visage encadré d’une barbe grise, une paire de lunettes d’or chevauchant un nez charnu et retroussé, vêtu d’un complet gris de fer, coiffé d’une casquette noire à visière de cuir, et donnant bien l’impression d’un bourgeois de Berlin, officier dans le landsturm (armée territoriale) était assis sur l’un des bancs de Sièges-Allées, avenue large et ombreuse qui traverse le riche quartier de Thiergarten.

Il semblait lire avec attention la Gazette de Cologne, tout en fumant béatement une grosse pipe de porcelaine décorée.

A certains moments, son regard vif et pénétrant passait par dessus ses lunettes et se dirigeait avec une expression d’impatience vite réprimée dans la direction de la Bellevue-Strasse.

Tout à coup, il eut un léger tressaillement une jeune fille à l’allure un peu guindée et au costume sombre d’institutrice de grande maison, mais au visage d’une beauté dont une coiffure sévère à bandeaux plats n’atténuait pas le charme, s’avançait sains hâte ; avec l’air calme d’une personne qui fait une promenade hygiénique.

Sans paraître aucunement connaître l’homme à la pipe en porcelaine, elle vint s’asseoir sur le banc qu’il occupait, de telle sorte qu’elle se trouva dos à dos avec lui… Elle tira lentement du sac en cuir qu’elle tenait à la main une brochure allemande et se mit à lire.

Au bout d’un instant, sans se retourner et tout en aspirant de longues bouffées de tabac, l’homme à la casquette, les yeux toujours rivés à son journal, commençait à voix basse

— Comment cela va-t-il, mademoiselle Germaine ?

— Très bien, monsieur Chantecoq… Et vous ?

— A merveille… Vous avez des choses intéressantes ?

— Oui… Hier, le général von Talberg est resté près de deux heures enfermé dans son cabinet avec le colonel Hoffmann… J’ignore ce qui s’est dit dans ce long entretien ; cependant, ayant trouvé le moyen de me glisser dans l’antichambre au moment où le colonel se retirait, je l’ai entendu très nettement dire à son chef : « Je vais exécuter vos ordres, mon général ; mais rien ne m’ôtera de l’idée que toutes nos recherches seront inutiles et que Wilhelm Ansbach ne reviendra jamais parmi nous.» Vous voyez que l’Etat-major allemand est décidé à retrouver coûte que coûte le disparu !… Il faut donc redoubler de surveillance…

— Vous pouvez compter sur moi, promit l’agent secret.

— Si nous sommes prévenus à temps, nous pourrons empêcher cet homme de remettre à ses chefs les plans de l’aéro de combat qu’il nous a volés.

Et tandis que, derrière ses lunettes à branches d’or, ses yeux pétillaient de malice, Mr Chantecoq reprit :

— Nous pourrons même nous emparer de l’individu et le réexpédier à Paris, grâce à un petit moyen dont vous me direz des nouvelles… Mais je crois bien que nous n’aurons pas cette joie… Si Wilhelm Ansbach avait dû revenir, il serait déjà là ; or, pas plus la police de Berlin que celle de Paris n’a pu retrouver sa trace… En tout cas, mes précautions sont prises ; et si jamais ce misérable remet les pieds à Berlin, vous n’aurez pas besoin de le tuer je lui ménage un petit tour de ma façon.

— J’ai confiance en vous, dit Germaine.

— Maintenant, laissez-moi vous mettre au courant de ce que j’ai fait, poursuivait Chantecoq… J’ai quelques trouvailles à vous communiquer… Hier soir, à la brasserie Alt-Bayern, où fréquentent des officiers de l’Etat-major et du ministère de la Guerre, et où j’ai réussi à me faire embaucher comme garçon, j’ai pu apprendre que les plans de mobilisation sont enfermés dans la salle de Moltke, dans trois armoires blindées qui portent les lettres B. M. W… et que ces armoires vont être placées sous la garde de trois majors qui me font l’effet de parfaits imbéciles, dévoués à leur consigne sans doute, mais faciles à berner… ils répondent aux noms de Schlaffen, Tourchtig et Hunguerig. Is doivent entrer dès demain en fonctions pour un an et leur service consistera à monter la garde à tour de rôle devant les armoires blindées.

Les yeux toujours attachés à son livre, Germaine demanda avec un accent plein de netteté et de décision :

— Savez-vous où se trouve cege salle de Moltke ?

— Dans la partie des bâtiments du ministère de la Guerre qui touche à l’hôtel du général von Talberg, précisa Chantecoq.

— Ce sera malaisé d’y pénétrer.

— Allons donc !… Ce que vous avez fait déjà prouve que vous êtes capable d’accomplir des prodiges.

— Vous oubliez, monsieur Chantecoq, que c’est vous qui m’avez fabriqué un état civil et qui m’avez présentée à l’agence Friedmann… C’est vous aussi qui m’avez fourni les fausses clefs qui m’ont permis de m’introduire dans le bureau du général…

— Possible… mais vous avez joliment su vous en servir… fit l’agent secret. Vingt-deux contre-espions allemands brûlés en France… et d’après ce que je viens de lire dans la Gazette de Cologne, le capitaine Keiffer arrêté aux environs de Verdun au moment où il s’apprêtait à lever le plan d’un fort… Tout cela est votre ouvrage, mademoiselle Germaine, et vous pouvez en être fière… Ça n’a pas traîné.

— Ce n’est rien à côté de ce que je veux faire, répondit la, jeune fille. Si je pouvais arriver à mettre la main sur les documents que renferment ces trois fameuses armoires, j’aurais rendu un fier service à mon pays, et j’aurais pris une belle revanche !… Aussi, je vais réfléchir, étudier, combiner… Il faut que j’arrive au but…

— Bravo, mademoiselle !

— De votre côté, organisez une filature très serrée des trois majors et tenez-moi au courant de leurs faits et gestes.

— C’est ce que je me proposais.

— Le général va ce soir à une grande réception chez l’Empereur… J’aurai donc de dix heures à minuit toute latitude pour travailler dans le bureau. Il y a là un coffre-fort dont je voudrais bien connaître le secret, car j’ai la certitude d’y trouver la clef qui flous ouvrira toutes les portes… Demain matin, j’aurai sans doute du nouveau à vous apprendre… vous viendrez ?

— Comme toujours, entre deux heures et demie et trois heures, mais aux Tilleuls cette fois.

— Comment serez-vous habillé ?

— En bonne. grosse Berlinoise qui va faire ses achats en ville… Une robe bleu pâle avec un chapeau à plumes roses… Je tiendrai à la main un paquet enveloppé de papier gris avec une ficelle rouge. Nous nous accosterons comme si nous nous connaissions de vieille date.

— Oui, ce sera plus commode pour parler…

— Alors, à demain, mademoiselle Germaine, et bonne chance !

— Merci, monsieur Chantecoq.

Et après avoir fermé soigneusement son livre, la fille de l’inventeur se leva et, sans hâte, reprit le chemin de l’hôtel de l’Etat-major.

Le soir, vers onze heures, avec une sécurité et un sang-froid que lui donnaient déjà plusieurs expériences menées avec succès, après s’être assurée que le général von Talberg s’était bien rendu au palais impérial, que Frida s’était retirée dans sa chambre et que les domestiques ne pouvaient la surprendre, la jeune Française s’introduisait dans les appartements de la comtesse et pénétrait dans le bureau du général.

Elle s’y enferma, en poussant le verrou, pour parer à toutesurprise et, sa lampe électrique à la main, elle vint à la table.La moisson promettait d’être abondante : contrairement à son habitude, von Talberg, surpris par l’heure, avait laissé sur son bureau des documents qui apparurent à Germaine, après un rapide examen, d’une grande importance.

Ne pouvant pas les emporter, en hâte elle sténographia des notes sur son carnet, tout en jetant de temps à autre un rapide coup d’œil vers le coffre-fort, objet de ses convoitises… lorsque tout à coup il lui sembla que, dans l’antichambre, elle entendait un bruit de pas…

Elle courut coller son oreille à la porte.

Elle ne se trompait pas. C’était le général qui rentrait et qui réveillait Ulrich, son planton.

Germaine eut un moment d’angoisse effroyable ; mais elle ne perdit pas la tête.

Elle fit glisser, doucement le verrou hors de sa gâche et, sur la pointe des pieds, elle courut se cacher derrière les grands rideaux de damas rouge qui garnissaient la fenêtre ; et là, sa petite lampe éteinte, cherchant à comprimer les battements de son cœur, pelotonnée dans l’embrasure de la fenêtre, dissimulée entièrement par l’épaisse draperie, elle attendit.

Le général parut avec un jeune officier de la garde.

Tandis que ce dernier — un aide de camp de l’Empereur — s’arrêtait droit, immobile, von Talberg, après avoir tourné le bouton de la lumière électrique, s’en fut au coffre-fort dont il manœuvra la serrure, mettant au jour les lettres du secret. Ensuite, ayant tiré de sa poche une petite clef, il fit jouer l’un des battants du coffre, s’empara d’une autre clef plus grande et portant une étiquette et, après avoir repoussé la lourde porte blindée qui se referma avec bruit, il revint à l’aide de camp, disant :

— Veuillez me suivre, lieutenant von Limbürg Nous allons dans la salle de Moltke chercher les documents qu’attend Sa Majesté.

Se dirigeant vers la grande table en chêne massif, le général se baissa légèrement et appuya le pouce sur un ressort secret dissimulé dans une des chimères en bois sculpté qui s’enroulaient le long des pieds du meuble gothique.

Sans que le moindre bruit se fît entendre un pan de mur tapissé en cuir de Cordoue et qui était adossé aux bâtiments du ministère s’écarta, glissant sur des rainures invisibles et mettant à découvert un passage étroit et sombre dans lequel, suivi du lieutenant, le chef de l’Etat-major s’engagea.

Germaine, de sa cachette, à travers l’interstice du rideau et du mur, n’avait rien perdu de toute cette scène.

Lorsqu’elle eut entendu les pas s’éloigner, elle s’élança vivement vers le coffre-fort…

Un cri de triomphe faillit lui échapper.

Les lettres étaient restées à la même place, formant un nom, celui de la comtesse von Talberg

“ELSA”

La jeune fille n’avait pas besoin d’en apprendre davantage. Elle gagna la galerie et disparut dans les appartements privés de la morte.

Coeur de Française (Chantecoq)

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