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I : L’homme au chapeau marron.

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Le 15 janvier 1926, l’Académie française procédait à la réception du comte Robert de Rhuys, ancien ministre plénipotentiaire et écrivain de grand talent.

Sous la coupole, c’était l’élégante affluence des grands jours.

Dans l’assistance, parmi toutes les illustrations de la littérature, des arts, de la politique et de l’aristocratie française, on remarquait la marquise douairière de Rhuys, dont la toilette sombre, discrète, rehaussait encore une distinction qui eût paru assez distante, presque hautaine, si un regard, tout de bonté lumineuse, n’eût éclairé ses traits demeurés très purs malgré les années.

Près d’elle était assise une jeune fille délicieusement jolie, toute rayonnante de jeunesse et de charme.

C’étaient la mère et la fille du nouvel académicien.

Toutes deux, sans chercher à dissimuler leur légitime orgueil et leur douce émotion, écoutaient attentivement le maître JB. Lerson, l’illustre professeur en philosophie, qui remplissait l’office de récipiendaire.

Dans un discours fréquemment coupé de murmures flatteurs et d’applaudissements unanimes, après avoir salué en M. de Rhuys l’une des plus nobles figures de notre époque, l’éminent philosophe poursuivait :

« Descendant d’une vieille famille tourangelle, héritier d’un nom et d’une fortune considérables, ancien élève de l’École des Chartes, après une courte mais brillante carrière diplomatique et à la suite d’une perte cruelle qui semblait avoir à jamais endeuillé vos légitimes espérances, vous avez voulu vous consacrer à l’étude de la sociologie et de l’histoire.

« Vous avez publié plusieurs livres de haute valeur, qui ont tout de suite attiré sur vous l’attention des lettrés et des érudits, et votre dernière œuvre, le Droit des peuples au bonheur, toute vibrante d’humanité, vous a valu le prix Nobel en même temps que l’admiration et le respect de toutes les hautes individualités de notre temps.

« Mais cela, monsieur, ne vous a pas suffi. L’activité de votre cœur s’est révélée au moins égale à celle de votre esprit, puisque, à la tête de nombreuses œuvres de bienfaisance, vous consacrez une partie de vos revenus au soulagement des malheureux. Voilà pourquoi votre nom est devenu pour tous le synonyme des mots : devoir, justice et bonté !

Tandis qu’une longue ovation saluait cet éloge si digne de celui en faveur duquel il était prononcé, la baronne Sternheim, femme du gros banquier de la rue de Castiglione, se penchait vers la grande poétesse française Marthe de Dolignac et lui murmurait, sur ce ton de rosserie permanente qu’elle donnait au moindre de ses propos :

— Vous voyez cette chaise vide ?

— Près d’Huguette de Rhuys ?

— Oui… Vous devinez sans doute à qui elle était réservée ?

— A Henri de Kergroix ?

— Naturellement.

— Pourquoi n’est-il pas là ?

— Je vous le demande.

— C’est également ce que doit se dire la jeune Huguette.

— Le fait est que j’ai remarqué qu’elle avait sans cesse les yeux dirigés vers la porte d’entrée.

— Tenez, en ce moment, elle se penche vers sa grand-mère.

— Comme elle a l’air triste !

— Il y a de quoi !… Kergroix n’est-il pas presque son fiancé ?… Et il me semble que sa présence…

M. de Rhuys se levait pour répondre à JB.Lerson… Mais, avant que le silence se fût complètement rétabli, Huguette, après avoir réprimé un profond soupir, glissait à l’oreille de la marquise :

— Grand-mère, Hervé ne viendra plus maintenant !

Tandis que les applaudissements retentissaient encore, au-dehors, devant l’Institut, une foule compacte attendait, avec cette patience, cette obstination qui caractérisent une catégorie de Parisiens toujours avides d’assister à ces spectacles gratuits que, de temps à autre, nous donnent, dans la rue, les grands ou les privilégiés de la terre.

Toutes les classes de la société y étaient représentées : le littérateur qui, n’ayant pas réussi à se procurer une carte d’entrée, et qui comptant bien en être un jour, tient à se rendre compte lui-même si l’heureux élu porte avec élégance l’uniforme palmé de vert auquel il aspire… Le vieux général en retraite qui espère être cinématographié tout à l’heure serrant la main au maréchal Joffre ou au maréchal Foch, ce qui lui donnera un certain prestige auprès de ses camarades du cercle militaire… Quelques jolies femmes venues là pour bêcher les toilettes de celles qui, plus favorisées qu’elles, ont eu accès sous la coupole… Des employés sans emploi, des midinettes en rupture d’atelier ; enfin, toute cette figuration incolore de gens surgis d’on ne sait où, d’oisifs toujours prêts à se précipiter vers ce qui les sort un peu de la monotonie quotidienne de leur existence ; des informateurs de journaux spécialement chargés de décrire les impressions de la rue, et, enfin, juchés sur des installations de fortune, protégés par les agents, qui ont réussi à concentrer la foule en une double rangée, laissant un espace libre permettant de défiler tout à l’heure aux Immortels et à leurs invités, des Opérateurs de cinéma, attendant, la main sur la manivelle de leurs « moulins à café », le moment de faire fonctionner utilement leurs appareils.

Depuis un instant déjà, un individu assez bien mis, un chapeau marron enfoncé sur les yeux et le col du pardessus relevé, s’était glissé parmi les curieux.

Evitant de parler à qui que ce fût, se tenant même à l’écart, il gardait l’attitude d’un homme qui veut voir sans être vu, et ses yeux ne quittaient guère la porte donnant dans la cour de l’Institut et dont les deux battants, largement ouverts, laissaient apercevoir la double haie des gardes républicains qui, au repos, attendaient l’apparition des « officiels » pour reprendre leur attitude réglementaire.

Bientôt, un commandement bref, sonore, militaire retentit. Les « cipaux » *(Gardes municipaux) rectifièrent la position… Les curieux esquissèrent un mouvement en avant ; mais ils se heurtèrent au barrage des agents courtois, mais énergiques…

L’ordre et le silence s’établirent, comme par enchantement, ainsi qu’on le disait autrefois dans les vieux contes des veillées… Et le défilé commença…

Ce furent d’abord quelques Parisiens connus que le public s’amusait à reconnaître, tandis qu’ils échangeaient, les uns avec agitation, les autres avec scepticisme, les impressions que leur avaient inspirées les discours de JB. Lerson et de M. de Rhuys.

Les maréchaux, bien qu’ils fussent en civil, provoquèrent quelques acclamations discrètes et de bon ton… On se désigna quelques hommes de lettres qui, déjà, faisaient partie de l’Académie, et d’autres qui n’en étaient pas encore, croyaient qu’ils en seraient et n’y entreraient peut-être jamais.

Enfin, M. de Rhuys apparut, entre sa mère et sa fille. Un murmure sympathique s’éleva. Tous, consciemment ou non, eurent l’impression qu’en accueillant dans son sein celui qui incarnait à la fois, en lui, l’aristocratie, la diplomatie et l’histoire, l’Académie avait voulu rendre un hommage à l’homme éminent qui semblait tout désigné pour servir d’agent de liaison entre le présent et le passé.

Tandis que Mme de Rhuys regagnait sa voiture, l’individu au chapeau marron enfoncé sur le front, qui n’avait cessé de regarder fixement le nouvel Immortel, se dégageait adroitement de la foule, et, sans bousculer personne, évitant même de coudoyer ses voisins immédiats, il se rapprochait de la chaussée.

Pendant ce temps, la marquise, Huguette et M. de Rhuys se dirigeaient vers une limousine somptueuse qui stationnait devant l’Institut.

Mme de Rhuys monta la première dans la voiture, suivie par sa petite-fille, qui s’installa en face d’elle, et par son fils, qui prit place à côté de sa mère.

L’auto se mit en marche.

Tout à coup, M. de Rhuys, remarquant la tristesse d’Huguette, lui demanda :

— Qu’as-tu donc, ma chère enfant ?

Seul, un profond soupir lui répondit.

Le visage assombri à son tour, M. de Rhuys fit :

— Tu songes à ta pauvre maman et tu regrettes, toi aussi, qu’elle ne soit plus avec nous en ce beau jour ?

— Oui, père, répondit la jeune fille d’une voix sourde. Mais Mme de Rhuys qui lisait plus clairement dans le cœur de sa petite-fille se penchait vers elle pour l’embrasser et, doucement, elle lui murmurait à l’oreille :

— Ne te chagrine pas ainsi… Hervé aura eu un empêchement sérieux.

Huguette, douloureusement, hocha la tête… L’auto s’arrêtait brusquement… Il ne s’agissait que d’un embarras des voitures.

La foule en profita pour se regrouper autour de l’auto du nouvel académicien.

Instinctivement, Mme de Rhuys lança un coup d’œil à travers la glace… Elle tressaillit. L’homme au chapeau marron, campé au premier rang, dirigeait vers elle un regard si dur, si menaçant, qu’un cri lui échappa.

— Qu’avez-vous ? interrogeaient son fils et sa petite-fille, surpris de la frayeur que manifestait soudain Mme de Rhuys.

— Rien ! fit-elle en s’efforçant de sourire.

M. de Rhuys, inquiet, voulut à son tour regarder au-dehors… Mais la limousine s’était remise en marche et filait déjà à bonne allure vers le quai Voltaire, dégagé de tout encombrement.

La marquise, sentant bien qu’elle devait l’explication de son attitude à son fils et à sa petite-fille, qui continuaient à l’interroger des yeux, fit, tout en s’efforçant de reprendre sa physionomie habituelle :

— J’ai cru que nous allions écraser un passant.

— Ah ! vraiment ! ponctua l’académicien sur un ton qui sonnait faux.

Et ce fut le silence. On eût dit qu’une sorte de brume, toute de mélancolie et de mystère, enveloppait ces trois êtres dont les cœurs, ce jour-là, n’auraient dû battre qu’au rythme du bonheur.

Quant à l’homme au chapeau marron, après avoir vu l’auto disparaître au loin, il rejeta son chapeau en arrière et rabaissa le col de son pardessus, comme s’il voulait respirer à son aise…

Sa figure apparut en pleine lumière… C’était celle de M. de Rhuys !

Impossible d’imaginer, en effet, une ressemblance plus frappante… Mêmes traits, même taille, même silhouette… Seules les expressions de leurs visages différaient.

L’une était celle d’un homme d’honneur, l’autre celle d’un bandit.

Tandis qu’un rictus amer et méchant écartait ses lèvres, l’inquiétant personnage grommela :

Je crois que, maintenant, nous allons rire !

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