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II : Un secret de famille.

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Robert de Rhuys demeurait à Neuilly, boulevard Richard-Wallace, dans un très bel hôtel particulier entouré d’un jardin, avec sa mère et sa fille, la délicieuse Huguette. Il avait reporté sur elles deux toute sa tendresse, gardant en lui l’incurable tristesse du deuil que rien n’avait pu lui faire oublier et n’avait jamais songé à choisir une nouvelle compagne.

Mais, père avant tout, il s’était refusé à ce que l’existence de sa fille fût attristée par son propre chagrin… Il avait tenu, au contraire, à ce que la jeunesse de son Huguette s’épanouît dans une atmosphère de joie sans mélange et d’élégance bien comprise.

Compris et aidé par la marquise, il réussit à faire d’Huguette le type accompli de la jeune fille française, c’est-à-dire un modèle de grâce, d’intelligence, de charme, d’esprit et de souriante pureté.

Partout où elle apparaissait, dans l’éclat de ses vingt ans, au tennis, au golf, en visite, au théâtre, au bal, c’était autour d’elle un rayonnement qui n’était pas sans attirer dans son sillage de nombreux papillons dont elle savait, en son horreur de tout flirt et de toute coquetterie, d’un regard subitement hautain ou d’un joli mouvement d’éventail, arrêter les propos trop directs et les approches trop audacieuses.

Cependant, l’un d’entre eux avait su éveiller et même retenir son attention. Il se nommait Hervé de Kergroix.

Agé de trente ans, très distingué, très beau, mais d’une beauté robuste et fière qui rehaussait l’énergie de son regard et la loyauté de son caractère, conscient de son intelligence, appuyé sur une fortune solide, se refusant à mener l’existence oisive et vide qu’adoptent trop souvent certains jeunes gens riches et titrés, il avait voulu être quel qu’un.

Intéressé, captivé même, par le progrès de l’industrie moderne, il fondait, à vingt-sept ans, avec les capitaux que ses parents, prématurément décédés, lui avaient laissés, une usine d’automobiles. Mais, se gardant bien d’exagérer la confiance qu’il s’accordait, il prenait pour associé l’ingénieur Pierre Boureuil, technicien de grande valeur doublé d’un homme d’affaires remarquable.

Les deux collaborateurs, déjà liés par une étroite amitié, s’étaient entendus à merveille, et la firme Fulgor, à l’heure présente, comptait parmi les plus cotées de France.

Si Hervé de Kergroix avait bientôt compris que le cœur d’Huguette battait pour lui, il s’était non moins vite aperçu que Mlle de Rhuys lui avait inspiré un grand amour… Pourtant, bien qu’il eût la certitude qu’une demande en mariage serait fort bien accueillie, et par Huguette et par M. de Rhuys, qui, grand ami des siens, l’avait connu tout enfant et n’avait cessé de lui témoigner une affection presque paternelle, non seulement il s’était tu, mais il avait même espacé et presque complètement cessé toute visite.

Huguette en conçut un vif chagrin, et sa grand-mère comprit qu’il ne s’agissait point pour elle d’une banale et éphémère amourette. Prévoyant les souffrances qui menaçaient la pauvre petite, la marquise en prévint aussitôt son fils.

Le comte Robert, auquel l’inexplicable attitude de Kergroix n’avait pas échappé, décida, néanmoins, de l’inviter à la réception de l’Académie française. Et voilà que, même sans s’excuser, Hervé de Kergroix laissait sa place vide. Cette fois, il était bien décidé à exiger une explication de ce jeune homme, auquel la parfaite éducation, à défaut de l’amitié et de la reconnaissance, aurait dû dicter d’autres procédés, lorsque, en rentrant chez lui avec sa mère et sa fille, il entendit le valet de pied qui, dans le vestibule, le débarrassait de son manteau, lui dire : — Aussitôt après le départ de Monsieur le comte, M. de Kergroix a téléphoné pour s’excuser.

A ces mots, Huguette dressa la tête. Le domestique poursuivait : — M. de Kergroix a été obligé de se rendre d’urgence à son usine où un accident très sérieux venait d’arriver. Aussitôt, Huguette se précipitait dans le hall d’architecture très moderne et d’ameublement somptueux qui servait, en quelque sorte, de living-room à la famille de Rhuys… S’emparant du téléphone, elle demanda fébrilement le numéro de l’usine… Sa grand-mère et son père, qui l’avaient rejointe, l’écoutaient en silence lancer dans l’appareil d’une voix saccadée : — Allô !… C’est vous, monsieur Trincard ?… Oui… Je vais bien, je vais très bien… Et M. de Kergroix ?… Voyons, c’est impossible !… Allô !… Puisqu’il nous a fait dire… Vous devez vous tromper, monsieur Trincard… Vous êtes sûr ?… Tout à fait sûr ?… C’est inimaginable… Je vous remercie, monsieur Trincard.

Elle raccrocha le récepteur… Puis, le visage douloureux, elle dit, en se retournant vers ses parents : — On ne l’a pas vu à son usine et il n’y a pas eu d’accident.

Elle n’ajouta rien… Elle s’en fut lentement vers l’escalier de pierre à rampe en fer forgé qui conduisait au premier étage de l’hôtel.

La marquise esquissa un mouvement, pour l’accompagner ; mais, d’un geste, le comte Robert la retint. Tous deux, figés sur place, la regardèrent gravir les marches comme si elle pliait sous le poids d’un fardeau déjà trop lourd pour ses épaules.

Lorsqu’elle eut atteint le palier et disparu dans le corridor qui conduisait à sa chambre, M. de Rhuys se rapprocha de sa mère et lui dit : — Huguette a beaucoup de chagrin.

— Depuis un mois, reprenait la marquise, elle est très malheureuse.

— Je ne comprends pas l’attitude d’Hervé, déclarait le comte Robert. Jadis, il saisissait toutes les occasions de se trouver avec Huguette… Il semble maintenant les fuir. Tout en s’asseyant sur un divan, Mme de Rhuys répliquait : — Il est certain qu’Hervé de Kergroix nous évite, et, cependant, je suis sûre qu’il aime Huguette.

— Je m’attendais même, ajoutait l’académicien, à ce qu’il me demandât sa main… Aussi, je ne m’explique pas cette froideur subite.

Soudain, Mme de Rhuys se leva et, incapable de dominer plus longtemps l’angoisse qui l’étreignait, elle s’écria, bouleversée : — Saurait-il ?

M. de Rhuys eut un sursaut… Et tandis que la marquise le contemplait, il se mit à arpenter le hall à grands pas… Puis, revenant vers sa mère, il s’arrêta devant elle.

— Le passé est mort, n’y pensons plus ! fit-il.

Mme de Rhuys, baissant la voix, affirmait, d’un ton tragique : — Je l’ai vu !

— C’est impossible !… scandait le comte Robert.

— Je l’ai vu, te dis-je, plusieurs fois déjà… Il nous guette ; et, tout à l’heure encore, quand nous sommes partis de l’Institut, il était là, dans la foule… Je n’ai vu que ses yeux, ses yeux mauvais, ses yeux terribles que je connais si bien. Cela a suffi pour me fixer sur ses intentions, et j’ai compris qu’elles étaient redoutables. Sans doute a-t-il attendu son heure et est-elle prête à sonner ?… Voilà pourquoi j’ai peur, oui, peur qu’il ait déjà parlé, agi, et que ce soit lui qui, en se révélant à Hervé de Kergroix, ait créé, entre lui et nous, l’irréparable.

M. de Rhuys reprenait :

— Je crois bien connaître Hervé… Il est l’honneur même et son premier soin eût été de nous prévenir.

— Peut-être n’a-t-il pas osé ?

— En ce cas, il aurait manqué de courage et il en est incapable.

— Alors ?

— Il y a un malentendu que je me charge de dissiper… Je vais lui téléphoner tout de suite que je désire le voir dans le plus bref délai… Il est impossible qu’il ne se rende pas à mon appel… Il faudra bien, alors, qu’il me dise la vérité.

— Mais l’autre ? interrogeait la marquise avec effort.

— L’autre !… répétait le comte Robert.

— Déjà l’autre jour, avenue du Bois, j’avais aperçu, arrêté sur un refuge, en compagnie de deux individus aux allures de métèques, un homme qui te ressemblait à un tel point que, si tu n’avais pas été absent de Paris ce jour-là, j’aurais juré que c’était toi. Aussi, quand je l’ai revu aujourd’hui, me fixant avec cette expression qui n’appartient qu’à lui et qui, malgré les années, a laissé en moi une impression ineffaçable, bien qu’il dissimulât le reste de son visage, je n’ai pas pu m’empêcher de me dire : « C’est lui ! »

— Alors ? reprenait M. de Rhuys, pourquoi est-il resté si longtemps sans nous donner de ses nouvelles ?

— Qui sait ce qui a pu lui arriver ?

— S’il a de mauvais desseins contre nous, pourquoi ne les a-t-il pas déjà exécutés ?

— Qui te dit qu’il n’a pas déjà commencé et que l’éloignement dans lequel Hervé de Kergroix se tient vis-à-vis de nous n’est pas son œuvre ?

— Tout d’abord, il faudrait être sûr que c’est bien lui.

— C’est lui, te dis-je… C’est ton frère !

Et, d’une voix brisée par les sanglots qu’elle ne parvenait plus à contenir, la marquise poursuivit : — Autant Jean et toi vous vous êtes toujours ressemblés physiquement, à un point qu’il était presque impossible de ne pas vous confondre l’un avec l’autre, autant vos deux âmes ont été sans cesse différentes. Toi, Robert, tu as toujours été l’honneur même !… Lui, on eût dit qu’un sang d’aventurier coulait dans ses veines. Quand il nous a quittés, emportant la part qui lui venait de l’héritage de son père, j’ai eu le pressentiment de sa déchéance. Et quand je songe à tout ce qu’il a déjà fait, comment ne tremblerais-je pas à la pensée de ce qu’il est capable de faire encore ?… C’est notre honneur qui est en jeu, Robert… Il faut le défendre.

— Je le défendrai ! affirmait le comte avec une énergie indomptable.

— Pourvu qu’Hervé n’ait pas surpris ce secret !… Ce serait effroyable !

— Vous si forte, si courageuse, s’exclamait le comte Robert, je ne vous reconnais plus !

— C’est que, en face du désespoir de ma pauvre Huguette, je me sens tout à fait désarmée.

— Etes-vous sûre qu’elle aime Kergroix à ce point ?

Deux larmes roulèrent sur les joues de la marquise.

— Elle l’aime à en mourir, affirmat-elle avec l’accent d’une conviction profonde.

Le comte Robert réfléchit un instant, puis il reprit :

— Rassurez-vous, mère, je la sauverai !

A peine M. de Rhuys avait-il prononcé ces mots qu’une sonnerie de téléphone vibrait dans le hall.

Le comte Robert saisit le récepteur.

A l’autre bout du fil, une voix lançait :

— Monsieur Robert de Rhuys ?…

— C’est moi. Qui est à l’appareil ?

— Jean.

Les traits altérés, M. de Rhuys, instinctivement, dirigea son regard vers sa mère qui, remarquant son trouble, avait pâli.

Au bout du fil, la voix répétait, railleuse :

— Allô ! Tu m’entends bien ? C’est moi, Jean.

Robert, un peu pâle, interrogeait :

— Que voulez-vous ?

— Je veux te voir.

— C’est impossible !

— J’ai absolument besoin de te parler.

— Tout est fini entre nous, tu le sais !

Mme de Rhuys voulut prendre le second récepteur… Son fils, doucement, mais fermement, l’en empêcha.

— Prends garde ! clamait Jean…

Haussant dédaigneusement les épaules, M. de Rhuys raccrocha le récepteur.

— C’était lui, n’est-ce pas ? interrogeait fiévreusement la marquise.

Son fils eut un signe de tête affirmatif…

La marquise, accablée, se laissa tomber sur un fauteuil, tout en disant : — Le malheur est à notre porte !

Les traits contractés, mais l’air résolu d’un homme qui est décidé à jouer crânement la partie, si périlleuse soit-elle, le comte Robert affirmait : — Quoi qu’il entreprenne, je ne céderai pas !

— Mais si un scandale éclate ?

— Eh bien ! il éclatera !

— Songe à notre honneur…

— Une branche pourrie ne suffit pas pour faire mourir un arbre séculaire.

— Et Huguette ?

— Si Hervé l’aime vraiment, ce n’est pas la divulgation d’un secret de famille dont elle ne peut pas être rendue responsable qui l’empêchera de l’épouser.

Et, se penchant vers sa mère, il l’entoura filialement de ses bras.

— Rappelez-vous la devise de nos ancêtres : « Sans rien craindre, sans rien feindre ! » Ce soir, j’aurai fait parler Hervé… Demain, j’aurai fait taire l’autre.

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