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IV : Le cœur de Simone.

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Sur le coteau de Suresnes, dans une très modeste villa enfouie sous la verdure, une jeune femme brune, au profil régulier et pur, se penchait au-dessus d’un parterre et y cueillait quelques roses.

C’était Simone Servat, l’amie d’Hervé de Kergroix.

Sa moisson terminée, elle rentrait dans la maison toute simple, un rez-de-chaussée recouvert d’un toit mansardé, dont les murs disparaissaient sous des treillages où s’accrochaient des frondaisons de vigne-vierge sur lesquelles des capucines piquaient leurs notes jaunes et rouges.

Elle pénétra dans un petit salon meublé sans la moindre recherche, mais presque coquet, tant il respirait le soin et la propreté, et, se dirigeant vers la cheminée, tout de suite elle disposa les fleurs dans un vase comme pour en ombrager et en embaumer le portrait d’Hervé, entouré d’un cadre joli et de bon goût.

Tout en contemplant le portrait de l’aimé avec un sincère amour et une profonde mélancolie, Simone murmura :

— Il ne m’aime plus, puisqu’il a voulu me quitter !… Alors, pourquoi n’ai-je pas la force de partir ?… Pourquoi n’ai-je plus la volonté de mourir ?

Douloureusement, elle secoua la tête… Des larmes affluaient à ses yeux… Cessant de regarder l’image, elle s’en fut vers une table sur laquelle il y avait une lettre ouverte dont elle s’empara. Et elle se mit à relire ces lignes datées de la veille :

Mademoiselle,

Pour des raisons graves, je voudrais vous parler seule à seule… Pouvez-vous m’attendre demain, chez vous, vers six heures du soir ?

Ceci confidentiellement.

Avec mes sentiments distingués, Marquise de Rhuys.

Ce message avait d’abord vivement surpris Mlle Servat. Bien qu’elle eût entendu, à plusieurs reprises, prononcer par Kergroix le nom des Rhuys et qu’elle n’ignorât pas que celui-ci entretenait avec cette famille des relations affectueuses et suivies, à cent lieues de soupçonner le véritable motif qui avait inspiré cette démarche à la grand-mère d’Huguette, elle se demandait avec une instinctive angoisse quelles pouvaient être ces raisons graves qui poussaient une femme d’aussi grande naissance à lui demander à elle, simple employée, un entretien chez elle.

Sa première pensée fut : « Pourvu qu’il ne soit pas arrivé malheur à Hervé !… »

Mais elle ne s’arrêta pas longtemps à cette conjecture. En effet, depuis qu’elle avait reçu cette lettre si étrange et si inattendue, elle avait revu le jeune industriel à l’usine. Il n’avait d’ailleurs fait qu’y passer… pour prendre connaissance de son courrier et dicter en hâte quelques lettres… Mais il semblait soucieux, préoccupé… Et, tout en traitant, comme toujours, sa secrétaire avec douceur, il l’avait quittée assez brusquement et oublié, pour la première fois depuis qu’ils étaient l’un à l’autre, de lui adresser son regard habituel qui lui disait non seulement « au revoir », mais aussi « à bientôt ».

Un soupçon l’envahit… soupçon qui la déchira, parce qu’il lui laissait entrevoir l’irréparable.

Hervé est toujours décidé à rompre, et, redoutant que je renouvelle ma tentative de suicide, il a demandé à la marquise de Rhuys de me convaincre que je dois le quitter, sans me laisser aller à un acte de désespoir qui pèserait à jamais lourdement, douloureusement, sur toute sa vie. Craignant que je ne me rende pas à son appel, elle a voulu venir elle-même… tout comme si elle était sa mère.

En un geste de découragement, elle laissa retomber la lettre sur la table… Machinalement, son regard s’en fut vers la pendule… Six heures étaient près de sonner… quelques secondes encore… Dans la rue… un roulement d’auto… A travers la fenêtre, elle aperçut une auto luxueuse qui stoppait devant la porte grillagée du jardinet.

Un tintement de sonnette retentit au-dehors… Le cœur battant, Simone sortit de la maison et s’en fut ouvrir… Une femme aux cheveux blancs, vêtue de noir, la dévisageait avec une bienveillance qui atténuait ce qu’il pouvait y avoir de naturellement distant en elle.

— Mademoiselle Servat ? interrogea-t-elle.

— C’est moi, madame.

— Je suis la marquise de Rhuys.

— Je vous attendais, madame, répondait Simone avec une politesse déférente qui trouvait immédiatement sa bonne éducation.

— Toutes deux, sans échanger un mot, franchirent les quelques mètres d’allée, puis l’amie d’Hervé fit entrer la grande dame dans la pièce qu’elle venait de quitter.

Bien qu’elle se sentît rassurée par la visible sympathie que Mme de Rhuys semblait lui témoigner, Simone, en présence de cette femme dont l’âge et les allures aristocratiques lui inspiraient un intuitif et profond respect, se sentait gênée, intimidée… car elle avait tout de suite compris, à la contrainte du sourire qui se dessinait sur les lèvres de la marquise, que celle-ci se présentait à elle en messagère de douleur…

— Madame, invitait Simone, en lui désignant l’unique fauteuil… veuillez vous asseoir.

Mme de Rhuys s’installa et promena son regard autour d’elle. L’aspect si simple de cette demeure et des objets qu’elle contenait parut à la fois la surprendre et la satisfaire… et avec beaucoup de douceur, elle dit à Simone, qui avait pris place sur une chaise en face d’elle :

— Mon nom ne vous est pas inconnu.

La jeune secrétaire eut un signe affirmatif.

La marquise reprit :

— J’ai beaucoup entendu parler de vous, mademoiselle, et ce que j’en ai appris m’a inspiré à votre égard le plus vif intérêt… Aussi ai-je voulu me procurer tout de suite votre adresse.

Elle s’arrêta… Maintenant qu’elle était en présence de la victime, elle hésitait à lui porter le coup fatal.

En effet, elle était bien telle qu’Hervé l’avait décrite au comte Robert, c’est-à-dire très tendre, toute fidèle, toute dévouée, et si noblement désintéressée. Son visage reflétait son âme… Et comme elle devait être jolie, cette âme, comme ne devait y entrer aucun calcul, aucune arrière-pensée !… Seule, une ambition devait y fleurir, la plus divine, celle d’être aimée autant qu’elle aimait ; et la grand-mère d’Huguette frémit à la pensée qu’elle allait être obligée de briser ce cœur si pur, de jeter pour toujours, peut-être, un voile de deuil sur tant de jeunesse charmante.

Combien elle eût préféré se trouver en face, sinon d’une aventurière, mais d’une femme tenant avant tout à sa situation et, par conséquent, parfaitement accessible à l’offre d’un dédommagement profitable !

Si répugnant qu’eût été pour elle un pareil marché, elle l’eût préféré à toutes les larmes qu’elle sentait prêtes à couler, à cette douleur poignante qu’elle devinait déjà à travers l’angoisse dont la pauvre petite était étreinte. Comprenant toute l’étendue du sacrifice qu’elle était venue imposer, persuadée qu’il n’y avait que de l’amour (et quel amour !) en cause, elle se dit :

Pourquoi faut-il que, pour sauver ma petite-fille, je sois obligée de condamner peut-être à mort cette malheureuse ?

Et la grande croyante qu’elle était, s’élevant vers celui qui, en ses heures de grande détresse, avait été si souvent pour elle le consolateur suprême, elle fit mentalement :

— Mon Dieu ! puisque je n’ai pas le droit d’avoir pitié d’elle, protégez-la !

Et elle reprit, réconfortée par cette courte prière :

— Mademoiselle, je ne suis pas une ennemie… Ne voyez en moi qu’une grand-mère qui veut sauver son enfant !

Simone tressaillit… Elle commençait à comprendre.

Mme de Rhuys précisait :

— Ma petite-fille aime Hervé de Kergroix.

Simone eut un sursaut de souffrance que, courageusement, elle réprima.

Avec l’accent d’une maternelle bonté, la marquise poursuivait

— Je sais que vous aimez, vous aussi, ce jeune homme à un tel point que vous avez voulu mourir pour lui.

— C’est vrai.

— Eh bien ! s’animait la marquise, j’ai la conviction que si ma petite-fille n’épouse pas M. de Kergroix, elle ne se tuera pas, mais elle s’en ira tout de même de consomption, de désespoir.

— Et, avec un sanglot dans la voix, elle ajouta :

— Cette enfant est toute ma vie !

Simone… elle aussi, eut un sanglot… et quel sanglot !… le premier glas qui sonnait l’enterrement de sa jeunesse et de son amour.

Se cachant la tête entre les mains, le front penché en avant… on eût dit qu’elle ne voulait plus rien voir, plus rien entendre… et que, morte moralement, elle n’attendait plus que le moment où on viendrait l’ensevelir dans le linceul de son bonheur à jamais détruit.

Mme de Rhuys se leva, s’en fut vers elle et lui murmura d’une voix brisée :

— Vous aurez pitié d’elle et de moi, n’est-ce pas, mademoiselle ?

A cet appel, Simone découvrit son visage baigné de larmes.

— Ma pauvre enfant ! fit Mme de Rhuys avec compassion.

— Si vous saviez, madame, haletait Simone, Hervé est tout pour moi… le seul rayon de soleil que j’aie connu dans ma vie ! Et vous me demandez de renoncer à lui pour toujours !

Tandis que Mme de Rhuys gardait un douloureux silence, Simone poursuivait :

— Mon enfance a été atroce… Une mère toujours malade… Un père… je n’ose en parler… J’avais douze ans quand il est parti… J’ai su, depuis, que, pour ne pas être arrêté, il s’était enfui à l’étranger… Maman est morte peu de temps après… Des parents m’ont recueillie… Ils ne m’aimaient pas… J’étais pour eux une bouche de plus à nourrir… Dès qu’ils ont pu, ils m’ont fait travailler… chez une blanchisseuse… mais je voulais m’élever… m’instruire… Alors j’allais à des cours, le soir… C’est ainsi que j’ai appris la sténo et la dactylographie… Souvent, quand je rentrais, ils me traitaient de galvaudeuse… Ils m’accusaient de traîner dans des bals… Ils m’injuriaient… Ah ! ces huit années de misère, de souffrance… Vous ne pouvez pas vous imaginer, madame, ce que j’ai enduré… Mais j’ai tenu bon… et quand je me suis sentie assez capable, j’ai été consulter un tableau de petites affiches… J’ai vu qu’on demandait des sténodactylos pour une usine d’automobiles, à Puteaux. Je me suis présentée… c’est un employé qui m’a reçue… Il m’a posé quelques questions et m’a fait passer un petit examen… Il m’a dit qu’il était satisfait et qu’il allait me présenter au patron… Le patron, c’était M. de Kergroix. Il m’a reçue très poliment, très aimablement même… J’ai débuté au service de la correspondance générale. Quelque temps après, ayant eu besoin d’une secrétaire, M. de Kergroix m’a prise avec lui… Puis, nous nous sommes aimés… M. de Kergroix est devenu ma raison de vivre… Il était si bon envers moi… Jamais je ne l’ai entendu me dire que des paroles de tendresse et de douceur… J’avais l’illusion qu’il était autant à moi que j’étais à lui… Il n’eût tenu qu’à moi de cesser mon travail et de mener, comme tant d’autres, une existence d’oisiveté et de plaisir… Mais je voulais vivre avec ce que je gagnais et ne pas ternir mon amour de la moindre apparence de vénalité… Et puis, j’étais si heureuse et fière d’être là, près de lui… Et ce bonheur… il faut que je m’en dépouille pour une autre, moi qui suis seule dans la vie… Ah ! ce serait trop injuste, trop au-dessus de mes forces !

— Mon enfant ! s’écriait Mme de Rhuys, en caressant les cheveux de Simone, qui releva vers elle son visage désolé.

Toutes deux échangèrent un regard de silencieuse détresse. Et Simone, tout oppressée, murmura :

— Non, je ne peux pas !… Je ne peux pas !…

Mme de Rhuys baissa la tête… On eût dit qu’elle s’inclinait devant cet immense déchirement.

— Et moi, fit-elle, qui étais venue, je ne vous le cache pas, pour vous prier, vous supplier… maintenant je n’ose plus… et c’est affreux… Ma petite-fille… Mon Huguette chérie… Mais devant votre souffrance… je n’ai pas le droit d’insister…

Elle fit un mouvement de retraite vers la porte… Au moment où elle l’atteignait, elle chancela et porta la main à sa poitrine comme si elle étouffait.

Simone, effrayée, s’élança vers elle, cherchant à la soutenir… Mais Mme de Rhuys déjà se ressaisissait avec l’énergie dont elle était coutumière.

— Ce n’est rien, fit-elle… Adieu !…

Elle saisit la poignée de la porte… Mais Simone se récriait :

— Vous ne pouvez pas partir ainsi, madame… Restez encore un moment…

Et avec précaution, elle reconduisit la marquise vers le fauteuil qu’elle venait de quitter et où elle s’assit lourdement…

Simone dirigea lentement son regard vers le portrait d’Hervé, au-dessus duquel commençait à s’effeuiller une des jolies roses que, tout à l’heure, elle avait cueillies dans le jardin.

Puis, revenant vers la grand-mère d’Huguette, elle reprit :

— Me permettrez-vous, madame, de vous poser une question ?

— Volontiers, mon enfant.

— M. de Kergroix sait-il que vous êtes venue me demander de disparaître de sa vie ?

Avec une loyauté superbe, la marquise répliquait :

— Il l’ignore et il l’ignorera toujours.

Simone, un instant, ferma ses paupières… Ses lèvres s’agitèrent comme si elle murmurait pour elle, rien que pour elle, des paroles de renoncement.

Au comble de l’émotion, Mme de Rhuys attendait.

Alors, en un sublime effort d’abnégation et de courage, Simone reprit :

— Il y a quelque temps, sans bien en définir la vraie cause, que je viens seulement d’apprendre de votre bouche, j’ai deviné que je ne pouvais être qu’un obstacle au bonheur d’Hervé. Comprenant qu’il avait le cœur trop grand pour me quitter, mais qu’il ne restait avec moi que par devoir, plutôt que de nuire à son bon avenir… que dis-je, briser sa vie, j’ai voulu me tuer.

— Oui, je sais…

— Heureusement, on m’en a empêchée. On a bien fait d’éviter une pareille tristesse à Hervé.

— Vous avez raison.

— Alors, comme il se montrait très bon envers moi, je me suis reprise à espérer… C’était les journées de grâce que je m’accordais… Et puis, vous êtes venue me confirmer mes soupçons, ou plutôt raffermir ma certitude… Il aime Mlle de Rhuys, n’est-ce pas ?… Vous ne me répondez pas… Oui, il l’aime, je le comprends… Je ne l’ai vue qu’une seule fois, un jour où vous visitiez l’usine avec elle… Comme elle est jolie ! … Elle est de son rang… de sa caste… et puisqu’elle l’aime bien… et qu’il l’aime, lui aussi, et puisqu’un seul sacrifice peut assurer le bonheur de deux êtres faits pour s’aimer, j’y consens, madame.

— Oh ! merci ! s’écria la marquise en saisissant la main de la pauvre Simone.

Et elle ajouta :

— Mais jurez-moi que vous ne chercherez plus à mourir.

— Je vivrai sans lui… avec son souvenir.

— Vous me le jurez ?

— Je vous le jure.

Mme de Rhuys s’écriait, en l’attirant vers elle :

— Dites-vous que vous avez en moi mieux qu’une protectrice… une amie.

Simone laissa retomber sa tête sur l’épaule de la vieille dame qui l’embrassa au front, maternellement, tout en lui répétant :

— Merci ! Merci !

Et elle partit à reculons, enveloppant d’un regard de reconnaissance et de pitié celle qui venait de s’arracher le cœur pour en empêcher un autre de saigner.

Demeurée seule, Simone s’en fut refermer la porte… Et, revenant vers la cheminée, elle demeura debout, les yeux fixés sur le portrait d’Hervé, autour duquel plusieurs roses, à présent, s’effeuillaient.

Puis elle se dirigea vers la table, prit dans un buvard une feuille de papier, et commença à écrire :

Ami,

Je m’en vais pour toujours. C’est, la plus grande preuve d’amour que je puisse te donner…

Sois bien persuadé que, si il y a en mon cœur un grand deuil… il ne s’accompagne d’aucune amertume.

Je te devrai trois ans de bonheur… Trois ans de bonheur, c’est beau pour une femme qui est née pour être malheureuse…

Je n’ai pas à me plaindre, puisque, par toi, j’aurai connu ce qu’est vraiment l’amour…

De beaux souvenirs, et je t’en dois tant ! C’est encore du rayonnement secret… de la vie intérieure… Se rappeler, c’est mieux qu’espérer… C’est sur ce qui fut la plus radieuse des certitudes que je pourrai m’arrêter et non sur des rêves qui, lorsqu’ils s’envolent, ne vous laissent que déception et tristesse. Il est des disparus qui ne meurent pas et qu’on a l’impression de sentir souvent près de soi, surtout aux heures de solitude. Je ne serai jamais seule, puisque mon amour sera toujours avec moi.

Ce que je te dis là doit te convaincre que je suis décidée à vivre, ne serait-ce que pour t’éviter le chagrin de penser que je suis morte à cause de toi.

Mais cette existence, que m’inspire plus que tout ma volonté de ne pas mettre un voile de deuil sur la joie de deux êtres qui s’aiment, je ne veux, ainsi que je l’ai fait jusqu’ici, ne la devoir qu’à mon travail, au travail libérateur et salutaire dans lequel, à défaut de l’impossible oubli, je rencontrerai le calme et l’apaisement nécessaires.

Adieu donc, ami… Un baiser, le dernier… pas celui d’une amante, mais d’une sœur qui te dit : sois heureux !

Simone.

Après avoir cacheté cette lettre, dans laquelle elle avait fait passer toute son âme, elle décida d’aller la jeter tout de suite à la boîte.

Malgré toute sa volonté d’être jusqu’au bout courageuse, une grande douleur, soudain, la déchira…

Elle venait de comprendre qu’il lui serait désormais impossible de rentrer dans cette petite maison où lui, ne devait plus jamais revenir, mais qui lui semblait encore toute vibrante de sa présence, toute pleine du son de sa voix… Il lui sembla, à chaque instant, qu’elle se figurerait entendre son pas allègre et bien martelé dans l’allée, qu’elle verrait sa fière et élégante silhouette se profiler sur le seuil de la maison, qu’elle l’entendrait lui lancer de sa voix claire et sonore :

— Je viens faire la dînette avec toi… sous la tonnelle… comme deux étudiants !

Et ces délicieuses soirées d’été où, leur modeste repas terminé, ils se laissaient doucement envelopper par l’ombre… où, sans se parler, rien qu’en étreignant leurs mains, ils avaient, l’un et l’autre, l’impression que ces instants d’abandon seraient éternels…

Non, non, tout cela était trop pour Simone… C’était au-dessus de ses forces. Il fallait qu’elle partît très vite… Où ? Elle n’en savait rien encore.

Elle rassembla ses effets dans une valise… sans regarder autour d’elle, de peur de revoir trop d’objets évocateurs… La blessure était encore trop récente pour qu’elle pût la panser avec des souvenirs… Elle allait et venait, d’un pas d’automate, parmi le silence des choses qui s’estompaient dans la nuit approchante.

Elle se hâtait… car elle ne voulait pas allumer la lampe… Elle préférait ne plus distinguer trop nettement ce qu’elle quittait pour toujours… Ce fut presque en tâtonnant qu’elle mit un léger manteau, qu’elle se coiffa de son chapeau. Elle avait si peu le souci d’être coquette ! Enfin, elle s’approcha une dernière fois de la cheminée, sortit la photo de son cadre, la contempla, l’embrassa longuement, pieusement, puis la glissa dans son sac, et, s’emparant de sa valise, s’en fut… sans regarder en arrière. Lorsqu’elle franchit la petite porte grillée qui se referma derrière elle avec un bruit sourd, elle eut l’impression qu’elle quittait le cimetière où elle venait d’enterrer son bonheur… Et elle resta un moment debout… figée… n’osant pas se retourner… Un sanglot la secoua.

— C’est trop ! fit-elle. C’est trop !…

Et elle songea : « Où aller, maintenant ? »

Ces deux mots : « Où aller ? » inspiraient à Simone une sorte d’épouvante… Où aller ? Elle savait déjà, par expérience, combien il est difficile, à Paris, de trouver tout de suite à gagner sa vie. Le travail qui lui avait paru une chose si douce, puisqu’elle l’accomplissait chaque jour auprès de celui qu’elle aimait et que, par instants, elle avait l’impression qu’elle était vraiment pour lui une collaboratrice véritable, maintenant il se présentait à elle comme une corvée pénible, uniquement destinée à l’empêcher de mourir de misère et de faim.

Et puis elle se savait jolie. A plusieurs reprises, elle s’était vue l’objet d’offres avantageuses ou de propositions outrageantes. Un jeune contremaître de l’usine Fulgor qui, grâce au voile discret que Simone et Hervé avaient tenu à jeter sur leur amour, la croyait entièrement libre, l’avait un jour demandée en mariage… Et assez souvent elle avait été suivie dans la rue par des messieurs d’âge mûr et d’aspect cossu qui, en lui parlant tout de suite argent, n’avaient réussi qu’à lui faire accélérer le pas.

Mais elle ne s’attarda pas en ces pensées qu’elle avait déjà presque oubliées… Non seulement il lui eût été impossible de s’unir même légitimement à un autre qu’à Hervé de Kergroix, mais elle voulait garder intact son souvenir, et, pour cela, lui demeurer fidèle.

Aussi, devant la terrible bataille pour son honneur qu’elle prévoyait d’avoir à livrer, sans autre défenseur qu’elle-même, elle se prit à trembler…

De nouveau l’idée d’en finir la hanta ; mais elle la chassa bien vite, à cause d’Hervé. Et puis, elle avait juré à la marquise qu’elle vivrait. Elle était de celles qui savent tenir un serment.

Et elle s’en fut dans la nuit qui tombait, douloureuse, mais forte, de toute l’immensité de son amour intact et de son devoir accompli.

Poker d'As

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