Читать книгу La peau du mort - Camille Debans - Страница 6
IV
ОглавлениеDès qu’ils furent sortis de cette galère, ils se dirigèrent vers le boulevard Saint-Michel, pour y chercher une voiture qui pût les ramener chez eux.
Montussan restait sceptique.
–Plus j’y pense, disait-il, plus je suis surpris que nous n’ayons pas mis la main sur ces drôles.
–Tu es obstiné, mon cher, répliqua Riaux. Ces drôles, comme tu les appelles, m’ont fait passer une nuit blanche et trois heures fort désagréables. Qu’on les pende ou qu’on ne les pende pas, peu m’importe maintenant.
–Tu es réfractaire aux émotions.
–Non. Mais je suis éreinté.
–Bah! je serais capable de surveiller la maison toute la journée pour ne pas rentrer bredouille, et puis j’ai comme un pressentiment que ce M. Largeval en sait plus long qu’il n’a voulu le laisser voir.
–Lui! mais malheureux, il mourait de peur.
–Trop! c’est ce qui éveille mes soupçons.
Au moment où Montussan prononçait ces derniers mots, son attention fut attirée par une jeune fille d’une rare beauté.
Rouge comme une pivoine, elle s’inclinait pour saluer un jeune homme qui passait sur le trottoir opposé et avait ôté son chapeau avec respect.
–La dernière grisette, dit Lucien en montrant la jeune personne à son ami.
–Est-elle assez jolie! la malheureuse, murmura Riaux avec admiration.
–Oh! vois donc de quel air suppliantt son amoureux vient à elle en lui tendant la main.
–C’est vrai. Le délicieux tableau que ça ferait.
–Ah! elle n’a pu résister au regard du fortuné mortel. Elle lui donne la main à son tour.
–Oamour l’autre est si heureux qu’il se sauve avec sa joie comme un voleur. Ah! le malheureux!
En ce moment, un cri strident retentit. Le jeune homme, en traversant le boulevard, venait de se heurter aux chevaux d’un omnibus et roulait sur le sol.
Cela s’était passé avec une effrayante rapidité. Le jeune homme qui, sans doute, venait d’obtenir une parole d’espoir et, par un court serrement de main, quelque chose comme un engagement d’amour, s’était élancé sur la chaussée, ivre de joie, la tête au vent, sans voir le lourd véhicule qui descendait au trot de ses deux bêtes.
Violemment heurté par le poitrail du cheval de gauche, il fut lancé en avant la tête la première. C’est alors que «la dernière grisette,» comme venait de l’appeler Montussan, poussa le cri terrible qui fit retourner Lucien et Riaux.
Et ils furent épouvantés par le spectacle de ce qui se passait.
La jeune fille, qui était d’une assez haute taille, mais frêle et toute mince, avait couru sans réflexion à la tête des chevaux, comme si elle eût eu l’espoir de les immobiliser sur place avec ses poignets mignons.
Le cocher, tirant sur ses brides.à les casser, envoya un formidable juron à la malheureuse qui n’écoutait rien, ne voyait rien, que le jeune homme prêt à être broyé, et à qui elle donnait ainsi la preuve d’un amour qu’elle avait sans doute caché jusque-là.
Montussan perçut tout cela comme dans un rêve. Et, sans savoir comment cela s’était fait, il se trouva sous les naseaux des chevaux, presque en même temps que la jeune fille.
D’une main beaucoup plus ferme qu’on ne s’y serait attendu de la part d’un homme alcoolisé, il parvint à maintenir les deux animaux, et, faisant tourner l’omnibus, empêcha que les roues ne passassent sur le corps du pauvre garçon qui gisait sur le pavé et avait bien failli mourir dans tout l’éclat de son triomphe amoureux.
Malheureusement, il n’était pas arrivé assez à temps pour garantir la jeune fille du danger auquel elle s’était si généreusement exposée.
Le timon l’avait rudement frappée à l’épaule et la pauvre enfant venait de tomber à son tour.
Les passants s’empressèrent de voler à son aide, et on la porta pâmée chez un pharmacien qui lui fit bientôt reprendre ses sens.
Son premier mot en ouvrant les yeux fut celui-ci:
–Gaston?
–Gaston est sauvé aussi, mademoiselle, répondit en toute hâte Montussan, qui regardait avec de grands yeux charmés cette merveilleuse et adorable fille.
–Où est-il? demanda-t-elle.
–Là, dans le laboratoire de la pharmacie.
–Pourquoi n’est-il pas ici? Ses blessures sont donc bien graves?
–Non, Il est encore évanoui. Mais on a la certitude qu’il n’a pas été sérieusement blessé.
–il n’en est peut-être pas de même pour vous, mademoiselle, dit Riaux en s’approchant, ne souffrez-vous pas?
–J’ai un peu mal à lépaule, dit-elle.
Un médecin mandé en toute liàte arriva dans la pharmacie et constata qu’elle avait l’épaule démise.
En ce moment Gaston qui, réellement, avait eu la chance de n’être pas blessé, entra et vit celle qu’il aimait.
–Geneviève! s’écria-t-il.
Et il courut à elle.
–Que s’est-il passé? reprit-il avec une inquiétude poignante. Comment vous trouvez-vous ici? Ahh! je devine, l’émotion, la frayeur vous ont fait perdre connaissance.
–Oui, répondit la divine enfant, avec un sourire ineffable.
–Ah! monsieur, murmura Montussan à l’oreille du jeune homme stupéfait, vous n’aurez guère assez de toute votre vie pour payer la preuve d’amour que vient de vous donner Mlle Geneviève.
–Qu’a-t-ellè donc fait?
En deux mots, Lucien mit Gaston au courant de ce qu’il avait vu et termina son récit en disant:
–Aimez-la bien, croyez-moi, aimez-la à en mourir, vous ne l’adorerez jamais autant qu’elle vous chérit, c’est moi qui vous dis cela, et je m’y connais.
–Qui êtes-vous? demanda Gaston étonné de ces paroles.
–Monsieur est un homme qui vient de vous sauver la vie ainsi qu’à mademoiselle, dit le pharmacien.
–Allons donc! dit Montussan, laissez-moi tranquille. Je n’ai rien fait du tout.
–Si! si! dit Geneviève. J’ai vu monsieur,-au moment où les chevaux allaient me passer dessus, détourner la voiture avec une force extraordinaire. Je vous remercie, monsieur.
Puis tendant la main à Montussan, elle reprit avec sa voix angélique:
–Je vous remercie.
Gaston regardait le bohème qui tenait la menotte de Geneviève dans ses doigts, Il jetait sur lui des regards d’envie.
Montussan se pencha vers la jeune fille et lui dit tout bas en riant:
–Il est jaloux, donnez-lui l’autre main et pardonnez-lui.
Geneviève voulut obéir, mais son bras resta inerte.
–Je ne puis pas, dit-elle.
–Eh bien! donnez-lui celle-ci, fit Montussan en adressant un signe au jeune homme… Mais vous souffrez beaucoup?
–Non. J’ai l’épaule engourdie.
–Où demeurez-vous, mademoiselle? demanda le médecin.
–Ici, à deux pas, rue Racine, 5.
–Etes-vous en état de marcher?
–Je le pense, dit Geneviève en se levant; oh! oui.
–Eh bien! il faut vous rendre chez vous le plus tôt possible et faire remettre l’épaule en place.
–Est-ce que je serai longtemps souffrante?
–Un peu. Mais à part la première opération, ce ne sera pas douloureux.
–Voulez-vous que j’aille chercher une voiture? demanda Riaux.
–Oh! non, monsieur, répondit Geneviève.
–Il ne faut pas faire d’efforts inutiles, mademoiselle, dit le médecin, les bravades n’ont jamais rien produit de bon.
–Telle n’est pas mon intention, mais je puis me rendre à pied chez moi sans me fatiguer beaucoup.
–Alors, prenez le bras d’un de ces messieurs.
–Je veux bien.
Gaston, naturellement, s’offrit pour cette douce besogne. Mais soit que Geneviève jugeât qu’elle lui avait témoigné assez d’amour en une journée, soit toute autre cause, elle refusa son aide.
–Monsieur, dit-elle en s’adressant à Lucien, sera assez bon pour me ramener chez ma mère. Je lui devrai encore cela.
–Vous ne me devez rien du tout, ma chère demoiselle, répliqua Montussan. Ce que j’ai fait ce matin, je n’y ai aucun mérite. Ah! si je vous avais connue!… je ne dis pas que je n’y aurais pas mis plus d’ardeur et plus de bonheur.
Geneviève rougit. Puis elle se leva lentement et dit:
–Oh! Je suis brisée. Quelle terrible courbature!
–Prenons une voiture, mademoiselle.
–Non, j’aime mieux marcher.
Montussan offrit son bras à la jeune fille qui, au moment de sortir, se tourna vers Gaston.
–Adieu, mon ami, lui dit-elle sur un ton qui illumina soudain le front du jeune homme.
Et comme il lui répondait: au revoir, elle ajouta malicieusement:
–Et prenez garde aux voitures.
Soutenue par Lucien, à qui elle donnait le bras, et escortée de Riaux, qui marchait aussi à son côté pour protéger son épaule démise contre les involontaires brutalités des passants, elle partit. Gaston voulait la suivre.
–Je vous en supplie, ne venez pas, Gaston, lui dit-elle avec autorité. Si vous voulez que nous soyons mariés, il faut me laisser faire. Vous le savez bien.
–C’est que je vais rester si longtemps sans vous voir.
–Qu’importe! Mais au nom du ciel allez-vous-en. Si mon père, par hasard, quittait son bureau avant l’heure et qu’il vous rencontrât, tout serait perdu.
Elle disait tout cela de sa voix harmonieuse et avec la plus adorable naïveté. Ne faisant pas le mal, ne le soupçonnant même pas, elle ne voyait aucune raison de cacher ce qu’elle pensait.
Gaston s’éloigna.
–Et maintenant, monsieur, dit-elle à Montussan, voulez-vous m’apprendre votre nom?
–Pourquoi faire? riposta Lucien.
–Pour le savoir, pour le dire à ma mère, à mon père. Ah! ils vont joliment vous aimer. Voyons, monsieur, si vous ne voulez pas me répondre, je le demanderai à votre ami.
–Il s’appelle Lucien Montussan, mademoiselle, dit Riaux, et c’est le plus brave, le plus aimable garçon.
–Oh! mon cher Riaux, point de panégyrique, interrompit le bohème.
Pendant que cette conversation s’engageait, le petit groupe s’était mis lentement en marche.
–Et quelle est votre profession, monsieur, car je suppose que vous faites autre chose que de sauver les jeunes gens et les jeunes filles?
–C’est précisément ce qui vous trompe, mademoiselle, c’est ma seule et unique industrie.
Geneviève sourit et regarda. Riaux, qui cette fois ne sut que dire, et garda le silence.
–Je commence à souffrir un peu, dit avec résignation la jeune fille; mais j’ai quelque chose à vous demander et je ne voudrais pas que nous arrivassions trop tôt.
–Parlez, mademoiselle, dit Lucien, qui se sentait plein de respect pour cette enfant-aux manières simples, affectueuses et nobles.
–Quand maman vous interrogera sur l’accident.
–Il ne faudra pas lui parler de M. Gaston, n’est-çe pas?
Précisément. Je lui raconterai plus tard la vérité. Mais, pour le moment, cela ferait mauvais effet que je me sois arrêtée dans la rue avec mon fiancé, car, ajouta-t-elle avec beaucoup de résolution, je n’épouserai jamais que lui.
–Nous serons prudents, mademoiselle. Et si M. votre père nous demande des détails.
–Oh! papa ne sera pas là. Il est parti depuis sept heures et demie pour son bureau, et ne rentrera pour déjeuner qu’à onze heures.
–Nous voici, je crois, à votre porte.
–Oui, monsieur, nous demeurons au quatrième. Je vais peut-être souffrir beaucoup pour monter l’escalier.
–Appuyez-vous bien sur mon bras, dit Lucien.
–Vous êtes bon, murmura Geneviève, et votre ami a raison.
Montussan, en entendant ces douces paroles, songea tout à coup à son passé, à la vie bourbeuse qu’il avait menée.
–Mon ami, dit-il, a menti en parlant ainsi, et vous vous trompez. Je ne suis pas bon. Je ne suis pas utile. Mon existence est vide, mais pourquoi vous dire cela?
–Oh! vous avez l’air découragé, parce que tout ne va peut-être pas en ce moment à votre fantaisie. Mais cela s’arrangera, croyez-moi, je porte bonheur.
–Mademoiselle, dit tout à coup Lucien, je vous engage sérieusement à être moins aimable, ou je renonce à aller plus loin.
Geneviève, étonnée, regarda Lucien de ses grands yeux limpides. Mais on était arrivé au quatrième.
Lucien sonna.
Une femme jeune encore vint ouvrir la porte: c’était la mère de Geneviève.
Quand elle vit sa fille toute pâle et soutenue par deux inconnuss:
–Qu’est-il arrivé? s’écria-t-elle avec angoisse. Tu es blessée.
–Oh! ce n’est rien, mère!
–Oui, madame, un maladroit cocher d’omnibus qui a failli…
–Ecraser ma fille!…
–Le timon a renversé mademoiselle, mais ce n’est heureusement qu’une épaule démise.
–L’épaule démise! répéta la pauvre mère affolée.
–Rassurez-vous, madame, cette blessure ne présente aucun danger. Il faudra seulement faire un peu souffrir mademoiselle pour réduire la luxation.
Ils étaient entrés, et l’on avait fait asseoir Geneviève.
–Ce que monsieur ne te dit pas, mère, c’est qu’il m’a sauvé la vie en se jetant à la tête des chevaux et en faisant tourner la voiture avec une rare présence d’esprit, fit la jolie enfant.
–Mademoiselle exagère, interrompit Montussan.
–Ne rabaissez pas la valeur de votre action, monsieur, dit la mère de Geneviève...
En ce moment, on sonna.
–Qui peut venir à cette heure, dit Geneviève.
La mère était allée ouvrir. On l’entendait qui disait:
–Georges! comme tu arrives de bonne heure!
–Ah h! mon Dieu! c’est mon père, dit la blessée.
–Tu as sans doute appris l’accident? continua la mère.
–L’accident? répéta une voix d’homme.
–Oh! que tu es pâle! Geneviève n’a pas l’air si malade que toi.
L’homme allait répondre quand, par la porte entr’ouverte, il aperçut les deux étrangers; il entra.
A son aspect, Montussan et Riaux se levèrent brusquement et ne purent s’empêcher de dire à haute voix et sur le ton de la surprise:
–M. Large val!!