Читать книгу La peau du mort - Camille Debans - Страница 7
V
ОглавлениеEn entendant prononcer ce nom, le père de Geneviève manifesta, lui aussi, un certain étonnement.
Il s’avança vers les deux amis, et leur dit du ton le plus calme et le moins embarrassé:
–Vous me connaissez, messieurs?
A cette question, ainsi faite, Montussan pensa que Largeval,–car ce ne pouvait être que lui,–avait deux domiciles, et qu’il ne manquait pas de bonnes raisons pour laisser croire chez lui qu’il n’en n’avait qu’un seul; aussi, avec cette rapidité d’intuition qui est propre aux gens bien élevés, le bohème se hâta de dire:
–Un hasard qu’il est inutile de vous expliquer m’a fait connaître votre nom. Mais pour le moment, il s’agit de choses plus graves. Mademoiselle votre fille a été blessée.
–Geneviève! s’écria Largeval avec un accent de douleur indicible. Que t’est-il arrivé, ma pauvre enfant?
–Oh! ne te désole pas, père, avec quinze jours de repos, ce sera fini.
Le bonhomme paraissait atterré.
–Il ne manquait plus que cela! murmura-t-il.
–C’est un de ces messieurs, dit la mère, qui a empêché que notre enfant ne fût écrasée.
–Vous, monsieur? dit-il à Riaux.
–Non, c’est mon ami Montussan, répondit le peintre en désignant Lucien.
–Oh! monsieur, que je ne puis-je reconnaître autrement que par mes protestations de gratitude ce que je vous dois.
–Que voulez-vous dire? demanda le bohème avec une certaine hauteur.
–Oh! rien qui puisse vous froisser. Ma pauvre Geneviève sous un omnibus! Et la voilà malade! Il faudra des soins, un médecin.
Riaux et Lucien, qui avaient entendu dire par le portier Pascalin que Largevnl possédait des rentes, ne comprenaient rien aux paroles que prononçait cet homme.
–Mais qu’as-tu donc? demanda sa femme. Pourquoi étais-tu si pâle quand tu es arrivé, puisque tu ne savais rien de l’événement.
–C’est-à-dire, répondit le bonhomme, que sans être fixé, j’avais entendu parler autour de moi d’un malheur, et mon anxiété était devenue si grande qu’il n’est pas étonnant que je fusse très-pâle.
Largeval donnait cette explication d’un ton tellement singulier, que sa femme avait l’air de ne pas croire un mot de ce qu’il disait.
–Permettez-nous de prendre congé de vous, dit Riaux qui sentait qu’un secret douloureux pesait encore sur cette pauvre famille et qui ne voulait pas gêner ces bonnes gens.
Mais on eût dit que le père n’était point fâché que les deux amis restassent là, parce que leur présence éloignait le moment où il serait obligé de parler.
–Je vous en prie, messieurs, attendez un moment encore. Je ne vous ai pas assez remerciés. Et puis je veux savoir comment cette affreuse catastrophe s’est produite. Vous seuls pourrez me la raconter.
Ce mot de catastrophe était bien exagéré dans la circonstance. Il intrigua davantage Lucien et le peintre.
–Laurence, reprit Largeval en s’adressant à sa femme, le plus pressé, je crois, serait de déshabiller cette enfant, tant que le mal n’a pas donné à son bras la raideur qui rendrait plus tard cette opération difficile. Puis il faudrait aller chercher un médecin.
–Monsieur, interrompit Riaux, j’ai justement dans le quartier un de mes .amis qui est fort habile chirurgien. Voulez-vous me permettre de vous le présenter?
–Mais, monsieur… balbutia Largeval avec un regard qui exprimait la plus douce gratitude.
–Je cours chez lui et je vous le ramène. Il ne faudra pas plus de dix minutes.
–J’accepte pour mon enfant, répondit Largeval en baissant la tête comme un homme accablé par la honte.
–Il n’y a pas un sou dans cette maison! pensa Montussan.
Riaux était sorti. De son côté, madame Largeval avait emmené sa fille dans une autre pièce. Mais Geneviève avant de disparaître, avait dit à Lucien en lui faisant signe d’être discret:
–Je pense, monsieur, que vous viendrez voir la malade.
–Avec un rare plaisir, mademoiselle, si monsieur votre père y consent, avait répondu Montussan, qui se trouva bientôt seul avec Largeval.
Le bohème pensa qu’alors il n’y avait aucun inconvénient à parler à cœur ouvert et sans réticence.
–Maintenant que nous sommes en tête-à-tête, dit-il, vous me permettrez bien de vous demander, monsieur, si votre émotion de tout à l’heure a quelque rapport avec les événements de cette nuit, et si les bandits que nous cherchions ont commis quelque méfait dont vous ayez été la victime?
En entendant cela, Georges Largeval ouvrit de grands yeux stupéfaits, et examinant son interlocuteur de la tête aux pieds, eut l’air de se demander s’il n’avait pas affaire à quelque fou.
–Les événements de cette nuit! répéta-t-il, que voulez-vous dire?
–Voyous, monsieur; ne me reconnaissez-vous pas?
–Mais pas le moins du monde. Expliquez-vous.
–C’est mon ami et moi qui étions, la nuit dernière, avec les sergents de ville.
–Quels sergents de ville? demanda le malheureux de plus en plus ahuri.
–Voyons, monsieur, je comprends que devant votre femme et votre ravissante fille, vous ne consentiez pas à dire que vous avez un autre appartement. Mais sapristi! entre nous, quand je vous ai montré à quel point je sais garder un secret, votre obstination à ne pas me reconnaître est au moins étrange.
–Ma foi, monsieur, vous me parlez chinois. Je ne comprends pas un traître mot de ce que vous dites depuis un quart d’heure.
–Vous avouez que vous êtes M. Largeval?
–Certainement.
–Et vous ne voulez pas me reconnaître!
–Ah ça! dit assez haut le père de Geneviève, est-ce que j’ai l’air d’un homme en état de faire des cachotteries ou des mystères?
–Non, mais de mon côté, comme je n’ai pas dormi depuis trente heures, dit Montussan, je suis bien sûr que je n’ai pas rêvé.
–Mais enfin, où croyez-vous m’avoir vu?
–Rue Serpente, dans un petit pavillon, situé au milieu d’un jardin.
–Ah! fit Largeval du ton d’un homme qui finit par tout s’expliquer. J’aurais dû me douter du quiproquo.
–Un quiproquo!
–Oui, monsieur, ce n’est pas moi que vous avez vu cette nuit, mais bien Remi Largeval, mon frère jumeau, un rentier celui-là.
–Votre frère, dit Montussan frappé de surprise à son tour.
–Oui, monsieur, et si je n’avais été très-préoccupé par ce qui se passe chez moi, j’aurais, dès les premiers mots que vous m’avez dits, deviné de quoi il s’agissait.
–Votre frère? reprit Lucien, votre frère vous ressemble d’une façon aussi scandaleuse que ça?
–Oui, monsieur.
–J’en reste écrasé. Je suis presque peintre, monsieur, et doué spécialement pour garder gravée dans ma mémoire la physionomie des gens que j’ai vus.
–Eh bien?
–Eh! bien, je gage que votre frère n’a pas trois lignes du visage qui ne ressemblent à celles du vôtre.
–Et vous gagneriez. Jamais on n’a vu deux figures aussi semblables. Pour vous en donner une idée, il est arrivé à mon frère, en m’apercevant dans une glace, de croire que c’était lui-même qu’il voyait et de n’être détrompé que lorsqu’il faisait un geste que le miroir ne reproduisait pas;
–Pourtant, si l’on vous voit à côté l’un de l’autre, on doit trouver facilement un point de dissemblance.
–Non, monsieur.
–Commentnt! pas même dans les yeux?
–Ni dans les yeux, ni dans aucune partie du corps.
–C’est bien extraordinaire.
–Quand nous étions enfants, on nous habillait différemment pour nous reconnaître.
–Et depuis, en vieillissant? L’un était riche, l’autre moins heureux, à ce que je crois.
Largeval fit un geste d’acquiescement.
–Il ne s’est pas produit chez vous ou chez votre frère un accident qui ait déterminé?.
–Rien... interrompit Largeval. Le jour où j’ai eu un cheveu blanc, il en a eu un, et à la même place. Le jour où la patte d’oie a creusé mes tempes, elle s’est installée chez lui également.
–Alors vous êtes des phénomènes?
Le mot ne plut pas beaucoup à Georges Largeval qui, néanmoins, n’eut pas le temps de s’en fâcher, Riaux arrivant en ce moment même avec le docteur Georges Dubourg.
Largeval conduisit le médecin auprès de sa fille, et Montussan dit au peintre:
–Je te le donne en mille.
–Quo?
–Largeval, le Largeval, que tu viens de voir, le Largeval, père de Geneviève.
–Eh bien!
–Ce n’est pas notre Largeval, le Largeval de cette nuit.
–Allons donc! plaisantes-tu?
–Non, c’est son frère, un frère jumeau.
–Il s’est moqué de toi. Il aura inventé cela pour expliquer ses cohabitations nocturnes.
–Non. Je crois qu’il ne ment pas. Et du reste, il nous sera bien facile de nous en assurer.
–Comment.
–En allant tout droit rue Serpente voir l’autre.
Comme Montussan prononçait ces dernières paroles, un petit cri se fit entendre dans la chambre voisine. L’opération était terminée, l’épaule remise en place et pendant que le docteur posait les bandages, Largeval reparut.
–J’ai beau faire, dit alors Lucien, comme s’il eût tenu à prouver devant Riaux que ce n’était pas le même homme que celui de la nuit, j’ai beau fairè, j’ai de la peine à croire que vous n’êtes pas la personne que nous avons vue, il y a quelques heures.
–C’est pourtant l’exacte vérité.
–Eh bien! moi, à votre place, dit Montussan, je me serais fait au milieu de la figure quelque jolie cicatrice qui m’aurait distingué de mon frère.
–Et pourquoi?
–Mais parce que cette étonnante ressemblance peut être dangereuse quelquefois.
–Dangereuse ou utile, fit observer Riaux.
–C’est vrai, après tout, dit Lucien. Monsieur, veuillez souhaiter un prompt rétablissement à Mlle Geneviève et faire accepter mes hommages à Mme Largeval.
–Vous vous retirez?
–Oui, monsieur.
–Sans attendre le docteur?
–Sans l’attendre, mais à ce propos, dit Riaux, ne vous inquiétez pas de payer aujourd’hui sa visite. Il vous enverra sa note à la fin de l’année, comme il le fait pour tous ses clients.
–Je ne voudrais pourtant point vous laisser partir, reprit Largeval, sans vous dire toute la reconnaissance dont je suis pénétré. Vous m’avez rendu ma fille, et le malheur m’a si rudement frappé ce matin même, que si je l’avais trouvée morte, je n’aurais certainement pas résisté à un pareil coup.
–Un malheur! Pouvons-nous vous êtres utiles?
–Hélas! non. Je ne vous en remercie pas moins de votre bonne intention.
–Au revoir donc, monsieur.
–Oui, au revoir; car j’espère bien que vous m’honorerez bientôt de votre visile. Du reste, vous l’avez promis à Geneviève.
–Je ne l’ai point oublié.
–Et pardonnez-moi de vous avoir reçus d’une façon aussi décousue.
On se donna force poignées de main et Mme Largeval accourut pour prendre congé des deux artistes.
Quand ils furent partis, la mère de Geneviève se laissa tomber sur un fauteuil, en disant:
–Quel malheur! et comme nous avons mauvaise chance!
–Mauvaise chance, répéta Largcval avec une profonde amertume. Ma pauvre Laurence, nous sommes encore plus malheureux, plus dignes de pitié que tu ne penses.
–Que veux-tu dire?
–On croirait qu’une malédiction pèse sur nous et nous écrase.
–Mais qu’y a-t-il donc?
–Mon patron, M. Roulleau.
–Il t’a renvoyé? demanda Laurence anxieuse.
–Si ce n’était que cela, il m’aurait payé au moins.
–Mais qu’est-ce done?
–Il est en faillite. Les magasins et les bureaux sont fermés. Me voilà sans emploi, et je perds mes appointements de ce mois-ci.
–Oh! fit Mme Largeval atterrée.
–Quand j’ai vu Geneviève blessée, je n’ai pas voulu te dire ça devant elle. Mais crois-tu qu’il n’y aurait pas de quoi se briser la tête, murmura le pauvre homme en s’arrachant les cheveux.
–Et nous n’avons pas vingt francs à la maison.
Il y eut un instant de silence désespérant.
–Et dire que je ne puis m’en prendre à personne qu’à la destinée. M. Roulleau, j’en suis sûr, est un brave homme qui restera aussi pauvre que nous.
–Tu crois cela, toi?
–Certainement, je le-crois, mais ce qui est enrageant, c’est de songer que je n’ai jamais pu entreprendre quoi que ce soit, sans que tout s’effondrât sous mes pieds, un peu plus tôt ou un peu plus tard.
–Comment allons-nous payer ce médecin? fit Laurence qui songeait au plus pressé.
–De ce côté, je suis tranquille. Il nous enverra sa note. C’est autant de gagné.
–Il faudra aller voir ton frère. En d’autres temps, je ne te l’aurais pas conseillé.
–Ah! mon frère!… fit Largeval avec un geste témoignant du peu de confiance que lui inspirait cette ressource. Enfin, je le verrai ce soir.
En ce moment, le médecin sortant de la chambre de Geneviève, parut devant les époux consternés, qui se levèrent pour faire bonne contenance et le reconduisirent.