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VI

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Table des matières

Le soir de ce jour, Georges Large val arrivait à neuf heures et demie chez son frère qui, ayant renvoyé sa servante depuis la veille, le laissa sonner à sa porte pendant quelques minutes.

La ressemblance des deux frères était d’autant plus incompréhensible que, comme l’avait deviné Montussan, ils avaient suivi dans la vie deux routes bien différentes après être partis du même point.

A vingt ans, un héritage relativement considérable leur était échu.

Trois cent mille francs à partager entre eux leur faisait la vie engageante. C’était le pied à l’étrier. Il y avait là de quoi ébaucher des ambitions ou s’assurer un modeste bonheur.

L’un, Remi, se lança, tête baissée, dans les plaisirs. Les femmes et le jeu lui mangèrent son patrimoine en trois ans.

L’autre, Georges, marcha sur les traces de son frère pendant un an, mais il voulut assurer l’avenir et plaça ce qui lui restait dans une maison de banque dont la réputation était parfaite.

Ici commença la série des infortunes du pauvre homme. Le jour même où son frère était complétement ruiné par un coup debaccarat, Georges fut informé que le banquier en qui il avait eu confiance venait de se faire sauter la cervelle après avoir perdu à la Bourse sa fortune et celle de ses clients.

On avait trouvé vingt-quatre sous dans sa caisse.

Les deux frères en étaient donc arrivés au même point, le premier par la dissipation, le second par la sagesse.

Il fallait vivre.

Georges chercha un emploi. Il en trouva un très-modeste, mais dont à la rigueur un garçon pouvait se contenter.

C’est pourquoi il fit, quelque temps après, l’inévitable sottise de se marier. On ne saura jamais combien la misère pousse au mariage.

Il épousa Mlle Laurence Dormeau, qui possédait un petit capital, une vingtaine de mille francs, et eut pour la première fois une bonne fortune. A l’occasion de son mariage, le chef de la maison où il était employé augmenta ses appointements d’une façon sensible.

Tout alla bien. Il fut heureux. Une fille naquit et devint la joie de cette pauvre maison.

Quant à Remi, le travail n’était pas son fait.

Il se laissa couler dans les profondeurs de la mer parisienne, disparaissant pendant des mois au fond des boues du monde interlope, émergeant de temps à autre à la surface, au grand étonnement des gens qui se demandaient:

–De quoi vit-il?

Question difficile à résoudre. Le jeu dans les tripots les plus infâmes; quelques métiers inavouables; l’industrie perfectionnée jusqu’à la chevalerie, telles étaient ses ressources.

Il fallait forcément finir par devenir un escroc avoué, ou quitter Paris pour aller exploiter quelque autre région moins usée.

Ilpartit. Certains méfaits ne furent point étrangers à cette décision. Mais s’il s’exposa aux inconvénients de la police correctionnelle, il eut l’adresse de ne pas se laisser prendre; il comprit qu’il fallait se faire oublier.

Pour se former et s’instruire, il s’en alla n’importe où. Plus tard, il raconta qu’il avait fait le tour du monde. C’était possible.–

Ce qui ne peut faire aucun doute, c’est qu’il revint. Il revint même-avec un semblant de fortune: quinze mille francs de rente viagère.

Au grand étonnement de ceux qui connaissaient Georges et Remi, ce dernier, malgré ses pérégrinations, n’avait pas perdu un seul point de sa ressemblance avec le premier.

Il semblait qu’ils n’eussent qu’un corps double. La maturité les avait atteints également, et le plus habile des physionomistes n’eût rien trouvé chez l’un qui ne fût aussi chez l’autre.

Les outrages des ans se manifestaient le même jour, à la même heure, on aurait pu dire à la même minute, chez les deux frères. Si bien que Remi, en constatant, le matin, l’apparition de quelque ride et le dépouillement de ses tempes, avait l’habitude de dire:

–Mon Dieu! mon Dieu! comme ce pauvre Georges vieillit.

Mais ce qui intrigua pas mal de gens, ce fut cette fameuse rente viagère que rapportait Remi des pays inconnus.

A beau mentir qui vient de loin, et il est si facile de dire aux curieux: Allez-y voir.

Cependant, Largeval le riche, comme on allait l’appeler, ne songea pas à se soustraire à des explications. Au contraire il alla au-devant:

–Oh! je n’ai pas grand mérite, disait-il, à être à mon aise.

–Vraiment?

–Eh! non. Pendant le cours de mes voyages, j’ai fait de tout. Ce n’est même-pas le bien qui domine, si j’ai bonne mémoire, et en cela j’ai eu tort.

–Que voulez-vous dire?

–Que si j’avais été porté à bien faire, le destin m’eût sans doute comblé de ses plus insignes faveurs, car pour une fois que j’ai rendu service à quelqu’un, cela m’a réussi au delà de mes espérances.

Oui. C’était au Pérou. Je venais d’arriver dans la ville d’Arica. Je me demandais anxieusement si je ne finirais point par y mourir de misère et d’inanition, lorsque le pays fut tellement secoué par un tremblement de terre, qu’il ne resta pas quatre maisons debout.

’ étais sans un sou. Cette catastrophe ne me semblait pas faite pour arranger mes affaires, comme vous pensez.

J’errais à travers les ruines, ne cherchant pas à me rendre utile, parce que je n’ai jamais, malheureusement, de ces idées là.

Je comptais plutôt sur quelque hasard providentiel qui me ferait trouver une ou plusieurs piastres peut-être même des onces d’or dans les débris des maisons écroulées.

Mais voici qu’en passant sur un tas de poutres enchevêtrées qui obstruaient totalement une rue, j’entendis des gémissements partant du fin fond des décombres.

Je prêtai l’oreille et j’entendis une voix qui appelait au secours.

Je ne sais ce qui me poussa en cette circonstance, mais je me mis à déblayer avec plus ou moins d’adresse les obstacles qui me séparaient de la personne ensevelie.

Une heure après, je parvenais à dégager un malheureux qui commençait à étouffer, à moitié écrasé qu’il était par un énorme morceau de bois qui lui comprimait la poitrine.

Or, ce malheureux n’était pas malheureux du tout.

J’avais, au contraire, sauvé un des plus indiscutables millionnaires du pays, M. Cacérès, très-brave homme, encore jeune, pas marié et n’ayant que des parents fort éloignés.

Je ne saurais vous dire à quel degré il poussa la reconnaissance.

Il voulait me prêter cinq cent mille francs pour faire .du commerce à Arica.

Je n’étais pas assez fanatique des commotions terrestres pour accepter. Bref, il m’offrit de constituer à mon profit une rente viagère de quinze mille francs, et cette fois je n’hésitai pas.

Je ne le laissai même pas refroidir. Le capital fut versé à Lima quelques jours après pour être déposé dans les caisses d’une compagnie d’assurances française. Et voilà.

Je suis rentier, je suis heureux. Je bénis tous les matins les tremblements de terre, le Pérou ainsi que M. Cacérès et il ne me reste plus qu’à me laisser vivre.

Ce récit, dans lequel il y avait trop de cynisme pour qu’il ne parût pas vrai, obtint le succès qu’en espérait Largeval. Beaucoup de gens se demandaient, après l’avoir entendu, s’ils ne feraient pas bien d’aller exercer la profession de sauveteurs au Pérou, et l’on oublia la mauvaise, l’exécrable réputation qu’avait eue autrefois Remi Largeval, pour ne plus voir en lui qu’un honnête bourgeois ayant mis de l’eau dans son vin et menant au grand jour la vie la plus régulière qu’on puisse imaginer.

Il y avait sept ans qu’il était revenu des lointains pays, lorsque les événements que j’ai entrepris de raconter se déroulèrent. Jamais pendant ce temps personne n’avait eu à se plaindre de lui, et aux yeux des gens qui se piquent de philosophie il passait pour un de ces hommes dont le bien-être fait d’honorables citoyens, mais qui se changent en méprisables et dangereux personnages quand l’adversité les visite.

Il avait eu la chance de tourner définitivement du bon côté. Devait-on lui en savoir gré? A vrai dire, on ne se préoccupait guère de cela, et il avait l’estime de son concierge, ce qui, dans la vie à Paris, est un point extrêmement important.

Donc, Georges vint le voir ce soir-là, et nous savons déjà quel était l’objet de sa visite.

–Je craignais de te trouver sorti, dit-il, dès qu’il fut assis aux côtés de son frère dans le salon ou celui-ci avait l’habitude de recevoir.

–Pourquoi craignais-tu cela? demanda Remi qui dressa l’oreille.

–Parce que j’ai à te parler longuement.

–Je suis tout ouïe; parle, mon cher Georges.

–D’abord il faut que je t’annonce deux malheurs.

–Deux malheurs qui te frappent?

–Oui. En premier lieu–je surs l’ordre chronologique, –j’ai perdu ma place.

–On t’a mis à la porte, n’est-ce pas? Soyez donc assidu, honnête! dit Remi avec un accent de misanthropie très-caractérisé.

–Non. M. Roulleau a déposé son bilan, et ce matin la maison était fermée.

–Ah! mon pauvre Georges, il faut convenir que tu n’as pas précisément été gâté par les caresses de dame Fortune.

–Je t’en prie, Remi, ne plaisante pas. Me voilà sans ressource aucune.

–Comment! tu n’as pas d’économies.

–Tu sais bien que quelque temps avant ton retour en France, mon beau-frère Dormeau, qui passait pour le plus honnête homme du monde, et à qui on ne connaissait aucun vice, mourut dans une maison de jeux.

–En effet, j’ai entendu parler de cela. Celte mort fut même entourée de circonstances assez mystérieuses.

–Oui. Mais j’ai dû te dire que cet événement me ruinait pour la seconde fois.

–Je me le rappelle en effet. Ta femme, je crois, avait placé sa dot.

–Chez son frère, en qui elle avait la plus grande confiance, et ce frère mourait absolument insolvable.

–Et depuis cette époque, n’as-tu pas pu mettre quelque argent de côté?

–Hélas! j’ai fait élever Geneviève, et Laurence a été malade pendant quatre ans. Enfin, pour comble de malheur, ce matin, un omnibus a renversé et a failli tuer ma pauvre enfant.

–Quoi! la petite Geneviève?

–Oui, sans un grand garçon qui a l’air un peu fou et que tu as dû voir, à ce qu’il m’a dit, la nuit dernière, en compagnie de gardiens de la paix.

A ces mots, il y eut comme un nuage sur le front de Remi.

–Oui, c’est vrai, la police est venue me réveiller en compagnie de deux individus, sous le prétexte que des malfaiteurs s’étaient introduits dans mon jardin.

–Eh bien! c’est l’un de ces individus qui a sauvé la vie de ma fille en faisant obliquer l’omnibus.

–Il devait bien cela à la nièce, dit Remi, après avoir si prodigieusement ennuyé l’oncle pendant la nuit.

–J’étais donc venu… reprit Georges sur le ton d’un homme qui manque absolument de confiance.

–Tu étais venu me demander de l’argent, n’est-ce pas?

–Oui, fit Georges résolument cette fois.

–T’en faut-il beaucoup?

–Dame! songe donc. Je voudrais de quoi vivre un mois pour avoir le temps de trouver un emploi.

–Et à combien estimes tu tes besoins d’un mois? demanda Remi d’une voix qui se faisait sèche.

–De plus, reprit Georges sans répondre, il sera nécessaire de payer le médecin qui a rétabli l’épaule de Geneviève, et d’acheter, qui sait? des remèdes coûteux.

–Bref? fit Largeval le riche, devenu presque cassant.

–Bref, j’aurais besoin de quatre cents francs au moins.

Georges avait prononcé ce chiffre de quatre cents francs en tremblant. Remi ne poussa aucun cri d’étonnement et resta silencieux.

–Je te les rendrai à raison de cinquante francs par mois dès que j’aurai trouvé un autre emploi.

–J’entends bien, dit Remi.

–Eh bien! qu’en dis tu? As-tu besoin de te consulter longuement pour me dire oui ou non?

–Cette somme de quatre cents francs, tu en as besoin tout de suite?

–Evidemment, sans cela…

–C’est que, reprit Largeval le riche, nous sommes au 25février.

–Eh bien?

–Eh bien, le premier mars je touche le semestre de ma rente, sept mille cinq cents francs, et pour le moment je n’ai pas cent francs chez moi. Jamais je n’ai été si bas.

–Qu’à cela ne tienne, dit Georges, je puis attendre quatre jours. C’est-à-dire que je trouverai du crédit pendant ce temps-là, si tu me promets de me prêter la somme le1er mars.–

–Je ne vois pas, répondit Remi, ce qui pourrait m’en empêcher. Viens donc le1er, à cinq heures du soir.

Georges eut un éclair de joie dans les yeux et respira.

Ces quatre cents francs, c’était de quoi vivre pendant quelque temps, c’était sa Geneviève ne manquant de rien pendant sa convalescence.

–Merci, Remi, merci, dit-il d’une voix émue, tu te conduis en véritable frère.

Georges s’était levé pour se retirer en expliquant à Remi qu’il ne pouvait rester plus longtemps à cause de l’état de sa fille

Remi se leva à son tour et prit un flambeau pour éclairer son frère.

Mais après avoir fait deux pas, il s’arrêta tout à coup, poussa un cri rauque, laissa-échapper la bougie qu’il tenait à la main et tomba raide, tout d’une pièce sur le tapis.

En voyant cette chute qui ressemblait à un écroulement . tant elle avait été soudaine, Georges ne comprit pas d’abord.

Il resta un moment abasourdi, les yeux hagards fixés sur son frère immobile, et se demandant vaguement ce que cela voulait dire.

Mais bientôt il comprit ou crut comprendre que Remi venait de s’évanouir. Il se pencha aussitôt vers lui pour lui porter secours.

–Ce n’est probablement qu’une syncope, pensa-t-il.

Et prenant dans ses bras le malheureux, il le porta sur un canapé, ’ où il lui plaça la tête assez haut, puis il défit sa cravate et ouvrit la fenêtre pour que l’air frais entrât dans le salon.

–C’est singulier comme il a la figure congestionnée, dit-il.

Pourtant il n’était pas encore inquiet. L’idée lui vint qu’avec un peu de vinaigre sur les tempes il le rappellerait à lui. Mais le vinaigre n’amena aucun résultat.

Georges trouva même’un flacon d’un élixir pharmaceutique et en fit boire une grande cuillerée à Remi, après lui avoir ouvert-la bouche avec peine. Il ne fut pas plus heureux.

Saisi de terreur, il prit le bras de son frère et se mit à crier:

–Remi! Remi!

L’autre restait immobile, les yeux grands ouverts et ternes comme ceux d’un trépassé.

–Que faire! continua Georges; aller chercher un médecin? mais pendant ce temps-là, peut-être que des soins empressés le rappelleraient à la vie

Avec une sorte d’acharnement il frotta de vinaigre pur le crâne de Remi, l’appelant à chaque minute.

Puis, au bout de quelques instants il murmura, en devenant terriblement pâle:

–Et s’il était mort!

Un frisson le secoua.

–Il faut courir, vite, vite, chercher un médecin, dit-il.

Georges s’élança vers la porte du salon, mais, au moment de la franchir, un bruit indistinct l’arrêta. Il crut.que son frère avait poussé un soupir.

–il va reprendre connaissance, pensa-t-il en revenant sur ses pas. J’ai eu bien peur.

Tout cela avait pris beaucoup de temps. Il était déjà près de minuit. Dans ce pavillon isolé, au milieu de ce jardin, la scène avait des aspects fantastiques dont Georges se rendait compte instinctivement.

Un moment, il regarda son frère, un singulier effet se produisait.

Les yeux devenaient vitreux, la lèvre se décolorait rapi-– dement, les ailes du nez se rapprochaient, en se pinçant, de la cloison, et les pouces se courbaient vers la paume des mains.

Georges prit son frère par le poignet pour l’appeler encore, mais cette fois, le doute n’était plus permis.

–Il se refroidit, dit-il avec terreur.

Par un mouvement irréfléchi, il colla son oreille sur la poitrine de Remi et écouta.

–Rien!

Une glace placée devant les lèvres du malheureux ne fut pas ternie par le moindre souffle.–

–Mort! il est mort! s’écria Largeval avec un accent de suprême désespoir. Pauvre frère! Pauvre ami!

Et s affaissant sur le canapé, aux pieds du cadavre, il se plongea dans une méditation profonde et douloureuse, le menton dans la poitrine et les mains sur ses yeux.

Mais tout à coup il se redressa brusquement et montra le poing au ciel.

–Malheureux cent fois! mille fois malheureux que je suis, s’écria-t-il. C’est moi, moi surtout, moi seul qui suis atteint par cette nouvelle catastrophe. Providence! Dieu! que vous ai-je fait? Voilà que dans ma misère il allait venir à mon secours, et il meurt, là, tout d’un coup, sans me rien laisser. Il n’a pas cent francs chez lui; tout à l’heure il me le disait.

Tout m’échappe ainsi. A qui m’adresser maintenant? La malechance s’acharne après moi, elle m’étreint, me terrasse et m’écrase. Il faut renoncer à lutter.

Me vaudrait il pas mieux être mort aussi que de rouler sans cesse l’éternel rocher de Sisyphe qui me retombe impitoyablement sur les épaules!

Remi mort, la rente s’éteint avec lui. Il est logé ici en garni. Je n’ai rien à prétendre sur une succession qui ne suffira pas à payer ses obsèques. C’est horrible et je suis vaincu. Mieux vaut mourir.

Mourir! Et que deviendront ma pauvre Laurence sans ressources et ma Geneviève blessée?

Il se rassit brusquement et resta pendant un quart ’heure plongé dans une immobilité complète.

Que pensait-il?

Cette mort si subite d’un frère qui était la reproduction exacte de lui-même l’impressionnait cependant. Il lui semblait qu’il dût succomber le même jour que Remi.

–Qui sait, disait-il, si d’un moment à l’autre je ne vais pas tomber, moi aussi, mort à ses côtés.

Malgré ses paroles de tout à l’heure et son désespoir, il frémit à cette idée.

Mais il ne s’attarda pas à cette pensée et retomba dans des réflexions d’un autre ordre.

–Dire, murmura-t-il, que si mon frère avait possédé une somme liquide c’est moi qui en hériterais. L’aisance rentrerait enfin dans mon ménage après vingt ans de gêne. Au lieu de cela cette mort me plonge plus profondément dans ma misère et mes angoisses.

Pas cent francs seulement, dit-il en laissant tomber ses bras à ses côtés. Pas de quoi l’enterrer peut-être.

Mû par un sentiment qui n’a pas besoin d’être expliqué, il fit aussitôt une chose cruelle. Il fouilla le mort et chercha son porte-monnaie.

–Quarante-trois francs, dit-il. Mais peut-être a-t-il une réserve?

Et sans se rendre bien compte de ce qu’il faisait, il se leva, ouvrit un secrétaire où Remi déposait ordinairement son argent et en visita successivement tous les tiroirs.

–Rien que ces quarante-trois francs, murmura-t-il.

Puis, toujours poussé par son idée, il alla visiter les armoires, les commodes, chercha sous le linge, espérant découvrir à chaque minute quelque cachette.

Ses recherches furent vaines.

–Ainsi, dit-il, je ne dois rien espérer. Une malédiction infernale pèse sur moi. Si encore ce malheur était arrivé seulement quatre jours plus tard, après que Remi aurait eu touché son semestre de rente! Sept mille cinq cents francs, c’est un denier dont le plus gros me serait resté.

Mais non! dit-il avec colère, en jetant à ses pieds le porte-monnaie.

Quand je songe au bonheur qu’a eu Remi de trouver dans sa vie ce Péruvien! Mais qu’il aurait mieux fait ce M. Cacérès, de lui donner le capital. Ce serait moi qui, aujourd’hui.

Ou bien encore si mon frère avait songé à moi lors de la constitution de cette rente, et avait demandé qu’en cas de mort elle fût reportée sur ma tête.

Georges Largeval, en disant cela, s’arrêta soudain. Une idée lointaine–imperceptible lueur–germa dans son cerveau.

Au milieu du silence qui régnait et que la présence de ce mort semblait rendre plus profond, il entendait sa respiration qui se faisait plus rapide.

Bientôt ses yeux se dilatèrent, et il fit un haut-Je-corps comme s’il se fût dit à lui-même: Quelle folie! Puis il jeta un regard inquiet et timide sur le cadavre.

Peu à peu, il devenait plus sombre; mais la pensée grandissait dans sa tête, se dégageait, prenait un corps et s’offrait à lui avec ses tentations.

Il la chassa énergiquement d’abord. Elle revint impérieuse et chatoyante. Ce fut bientôt une obsession, et il ne put s’empêcher de grommeler:

–Au fait, il n’y a pas un être au monde, homme, femme, physionomiste quelconque, qui aurait été capable de nous distinguer l’un de l’autre. Cette ressemblance peut me sauver et les miens avec moi.

Après un moment de silence il reprit:–Oh! non, non, ce serait un crime, après tout, un vol. Qu’importe que le ciel ait fait deux Largeval absolument semblables. Est-ce une raison pour que je m’empare d’un argent et d’une situation qui ne m’appartiennent pas?

Il se tut.

–Et pourtant, reprit-il bientôt, qui pourrait se douter de la substitution?

D’ailleurs, est-ce que je n’ai pas une excuse? ma misère, l’espèce de furie avec laquelle un sort affreux m’a poursuivi sans se lasser. Si j’avais encore ma place et mes appointements, cette idée ne me serait certainement pas venue.

Mais encore une fois non, je ne veux pas, je ne peux pas tenter pareille chose. Quoi! prendre la place de celui qui est là et voler l’argent qui ne revenait qu’à lui!

Il se laissa aller dans un fauteuil en proie à une terriblee agitation.

–Par un hasard heureux, il n’y a, continua-t-il, per-, sonne dans cette maison. Les domestiques ont été chassés. Demain, si je me réveillais le maître ici, nul ne s’étonnerait de me voir commettre quelque gaucherie ou de faire un accroc aux habitudes de celui qui y commandait.

Georges qui ne pouvait rester en place, se leva et se mit à marcher à grands pas dans le salon.

Il voyait mille impossibilités à son projet, et pourtant il s’y accrochait en désespéré qu’il était

–Après tout, se dit-il encore, M. Cacérès n’avait point songé que Remi mourrait à quarante-neuf ans. Qu’est-ce que cela peut lui faire de servir la rente dix, quinze, vingt ans de plus puisqu’il est si riche? Donc, sur ce point, je ne fais de tort à personne.

En somme, il faut prendre un parti, ajouta-t-il avec un geste énergique.

Après avoir prononcé ces paroles, il alla droit au corps de son frère en disant:

–Le sort en est jeté; si je commets une mauvaise action, ma destinée m’y aura poussé et le hasard ou la Providence auront leur part de responsabilité.

A partir de ce moment, il resta sombre et silencieux tout en accomplissant la sinistre besogne qui devait lui faciliter l’exécution de son projet.

D’abord, il ferma la fenêtre et tira soigneusement le rideau, puis il déshabilla entièrement le cadavre de Remi.

C’était là une tâche épouvantable qu’il fut souvent sur le point d’abandonner. Trois ou quatre fois, il crut que le corps se dressait en face de lui pour lui demander compte de ce qu’il considérait, lui Georges, comme une profanation.

Et puis, c’était terriblement difficile. Les membres s’étaient déjà raidis. Il fallait couper le linge de corps qu’il était trop difficile d’enlever au mort.

Haletant, la sueur au front, la peur dans les yeux, le remords au ventre, la douleur dans l’âme en même temps, il allait, il allait en grande hâte, ne sachant trop ce qu’il faisait.

A un moment, l’un des bras qu’il avait été obligé de détendre pour lui ôter une manche se replia brusquement, et la main, en passant, lui donna une légère tape sur le front. Le malheureux lâcha tout et fut sur le point de prendre la fuite.

Mais il songeait toujours à sa fille, à sa femme, et il revenait à son abominable travail qu’il finit par achever.

Quand il eut mis à nu le corps de Remi, Georges ôta ses vêtements à lui et s’habilla de ceux de son frère, après quoi il revêtit le mort des habits qu’il venait de quitter.

Lorsque cette difficile et douloureuse substitution de vêtements fut accomplie, il se dirigea vers une glace et se regarda. Sous la longue redingote bleue il représentait si exactement son frère qu’il ne put s’empêcher de murmurer:

–Remi!

Mais cette vue le rassura sur l’issue de son audacieuse entreprise.

–Maintenant, dit-il, je n’ai plus qu’une chose à faire: avertir Laurence.

La peau du mort

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