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CHAPITRE V.

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Table des matières

La liberté démocratique faisait d’immenses progrès en Savoie, déjà Simond le représentant pouvait avec toute vérité dire à la Convention, le 21 novembre 1792, «que les Savoisiens avaient plus fait en moins de huit jours que l’assemblée constituante dans l’espace de trois ans.» La royauté et la noblesse abolies, les biens du clergé mis sous la main de la nation, tous les pasteurs non absolument indispensables supprimés, l’anéantissement de toute espèce de féodalité, sous quelque dénomination qu’elle existât, voilà le fruit des travaux de leurs représentants . Aussi, tout ce qu’il y avait de pervers put dès lors lever le masque impunément; on adora l’aurore de la liberté naissante en haine du despotisme mourant, et les premières démonstrations de ce nouveau culte se firent par la plantation d’un arbre qui, trompant ses propres auteurs, devait être le porte-étendard de la révolte et de l’anarchie.

Depuis un temps immémorial, Megève a toujours vénéré une antique statue de la Vierge située dans une petite grotte de la forêt des Crétets. L’origine de cet oratoire se perd dans la nuit des temps, et toutes les recherches faites jusqu’ici à ce sujet n’ont point pu l’éclaircir. Quoi qu’il en soit, ce lieu était devenu l’objet d’un pèlerinage très-fréquenté, surtout depuis qu’un événement singulier y détermina la construction d’une chapelle plus en harmonie avec le nombre des pèlerins venant de l’étranger. En effet, vers l’an 1740, le docteur Joseph Socquet, de la Faculté de Turin, de Paris et de Montpellier, etc., natif de Megève, passant de nuit sur la route qui conduit de Megève à Saint-Gervais, se trouvait en face de l’oratoire des Crétets, quand il se vit tout à coup assailli par Un loup.

En présence de ce danger, le pieux docteur tourna ses regards vers la Mère de Dieu et fit vœu de bâtir une chapelle près de l’oratoire, s’il échappait au péril. Il triompha heureusement de la bête fauve, et aussitôt il se mit en devoir d’accomplir sa promesse par la construction d’une gracieuse chapelle en l’honneur de Marie triomphant de la mort. Ce fut dans ce bois sacré que nos patriotes allèrent choisir leur idole. Par une vengeance impie, auraient-ils voulu consacrer à la déesse Liberté ce qui depuis si longtemps l’avait été à Marie? La plus belle pièce de sapin fut amenée et préparée par eux avec soin. On ne saurait dire le zèle qu’ils y mirent, l’habileté qu’ils déployèrent, les vœux qu’ils formèrent pour sa longue durée, j’allais dire leur tendre affection pour ce bloc de bois . Cependant leur intrépidité et leur dévouement n’allèrent pas jusqu’à oser braver l’opinion publique et à poser en plein jour l’idole sur son autel. Ils se rappelaient probablement le succès de leur première excursion républicaine et l’accueil qui l’avait suivi; il fallait d’ailleurs consommer un nouvel acte de fanatisme et d’impiété, auquel la nuit seule pouvait donner le temps et la tranquillité nécessaires.

Alors, comme aujourd’hui, on voyait sur la place publique une croix de mission reposant sur un énorme bloc de pierre. Pour consolider l’œuvre de sa prédication, le P. Vaubonne, jésuite, prédicateur de la mission fondée par le plébain Blaise Gaspard Orsy, avait planté avant son départ le signe sacré de notre rédemption au milieu des habitants de Megève. On raconte que, aidé par les hommes de bonne volonté, il se rendit avec eux au village de la Dy pour y prendre la pierre qui devait servir de base. Après avoir lui-même concouru à la charger, il s’y assit et on le conduisit ainsi avec la pierre jusque sur la place, où il affirma publiquement que jamais le bourg ne serait totalement incendié, tant que cette pierre subsisterait avec une croix: Ceci se passait pendant l’hiver de 1754.

Malgré la prédiction du père Jésuite, ce fut sur cette pierre que nos patriotes voulurent dresser leur autel. Ayant transporté la croix sur le cimetière à la place de celle qui venait de tomber de vétusté, ils dressèrent l’arbre de la liberté, le coiffèrent d’un bonnet rouge en fer-blanc, au dessous duquel ils avaient fixé une balance entre deux drapeaux avec cette devise, Libre ou mourir: puis, la cérémonie faite, chacun s’en fut coucher. Au matin, grande fut dans le bourg la rumeur publique à la vue de ce trophée du jacobinisme; plusieurs se contentèrent de verser des larmes, tandis que d’autres Proféraient des menaces grossissant avec rapidité et dont les effets ne furent détournés que par la prudence et des avis de modération. Cependant les patriotes arrivèrent pour fêter leur dieu; ce fut d’abord un concert suivi d’une danse exécutée autour de l’arbre par les patriotes avec leurs fidèles compagnes animées du même esprit. Une orgie succéda à ce culte non moins impie que cynique. L’arbre et ses atours avait coûté quatre-vingts livres de France, le banquet s’éleva à la même somme, et le conseil municipal dut en solder les frais! Il ne convenait pas, disait-on, qu’il refusât: c’eût été donner une preuve de l’incivisme le plus dégoûtant, Les prémices de la liberté coûtaient, on le voit, assez cher, et cependant ils n’étaient qu’un essai. Ce ne fut pas la dernière fois que la commune paya de semblables banquets.

Ce nouvel étendard augmenta la hardiesse des égaliseurs, et les ennemis de la croix se déclarèrent plus ouvertement contre ses disciples. Le clergé devint un objet de haine et d’attaques: le premier prêtre de Megève qui fournit une victime fut le pieux curé de Servoz, Jean-Baptiste Goddau. Après avoir vaqué toute la matinée, un jour de dimanche, aux fonctions ordinaires de son ministère, il fut accosté à l’issue des offices divins par deux mauvais sujets de sa paroisse, qui le couvrirent d’injures et lui demandèrent compte de quelques vases sacrés qu’il avait cachés pour les soustraire à la rapacité révolutionnaire. La présence des paroissiens empêcha ces deux forcenés de se porter sur lui à des violences, mais ne modifia pas leur dessein. Sur le soir, l’abbé étant sorti pour visiter un malade, les nouveaux libéraux le suivirent, et, le voyant entrer dans un sentier isolé, ils fondirent sur lui et le criblèrent de coups. Avec beaucoup de peine M. Goddau parvint à regagner la cure. Malgré ses blessures, il avait le courage de vouloir faire sa visite habituelle au Saint-Sacrement; on ne l’en dissuada qu’avec peine, en lui représentant qu’il devait se contenter en ce jour, à cause de ses blessures, de prier devant son crucifix. Ces précautions de la part de ses gens n’étaient pas sans raison, car on sut plus tard que les deux assassins s’étaient postés à la porte de la cure pour consommer leur forfait. Le saint curé n’avait pas besoin de nouveaux coups: ses blessures s’aggravèrent de jour en jour. Sentant sa fin approcher, il reçut les derniers sacrements avec la plus grande édification, fit son testament le 22 octobre 1792, et s’endormit ensuite paisiblement dans le Seigneur. Avant de mourir, il adressa à ceux qui l’entouraient la plus touchante exhortation sur les affaires du temps: il leur prédit que des loups ravissants ravageraient bientôt le troupeau de Jésus-Christ, et leur montra en peu de mots les moyens qu’ils devaient prendre pour éviter la séduction (1).

Ce digne ecclésiastique, d’abord vicaire à Magland, puis nommé à la cure de Servoz, laissa en mourant, dans les souvenirs de tous ceux qui l’avaient connu, la réputation d’un prêtre aussi zélé que plein de lumière. Megève peut donc se glorifier d’avoir produit le premier martyr de la révolution française en Savoie. La mort de l’abbé Goddau fut l’effet de la haine de la religion et du dévouement du prêtre à la défendre. On racontera plus loin le long martyre et la mort d’un autre enfant de Megève, plus célèbre par sa haute position et par sa fermeté invincible dans le devoir. Ce sont là des faits qui attachent une auréole à la paroisse, tout en laissant à la postérité l’obligation de l’exemple. Noblesse oblige.

Telle était cependant la frayeur inspirée par les jacobins ou patriotes, que, malgré les preuves les moins équivoques, ces deux assassins restèrent tranquilles dans leurs foyers et jouirent du bénéfice de l’impunité.

Ainsi, tandis que le clergé et les honnêtes gens étaient dénoncés et impitoyablement cités à la barre pour la moindre parole équivoque ou pour avoir rempli leurs fonctions, le crime restait impuni, malgré son insolente publicité. Et pourtant l’on proclamait hautement l’avénement de la liberté, l’émancipation des peuples, la chûte du despotisme, etc., etc. Tel est l’abîme où, dès ses premiers jours, la révolution avait précipité les esprits.

A cette époque, c’est-à-dire vers la fin de 1792, les ordres émanés de Paris et de Chambéry se pressaient en foule: le banc du droit ne suffisait plus à contenir les affiches; chaque jour il fallait l’élargir afin de pouvoir offrir au peuple la lecture des nombreux décrets. Tacite, qui vivait dans un temps de désordre social, nous donne la raison de cette multitude de lois. «Plus un Etat est corrompu, dit-il, plus

«les lois qui le régissent sont nombreuses.

«Corruptissima respublica, plurimæ leges.»

Au fond, ces décrets ne contenaient guère que des termes nouveaux imposés au peuple: l’avocat s’appelait homme de loi; le médecin, le chirurgien, officier de santé ; le conseil de commune, municipalité ; le syndic, maire; le vice-syndic, adjoint; les conseillers, officiers municipaux, etc. Tant de termes inconnus dans tant de décrets jetaient en une singulière confusion l’esprit de nos braves paysans: ne pouvant se familiariser immédiatement avec eux, ils prenaient souvent l’un pour l’autre, et cela favorisa plus d’une fois les menées des patriotes.

Le 27 octobre 1792, l’assemblée des Allobroges décréta que l’encens serait brûlé dans les temples, seulement pour honorer la divinité ; qu’il ne serait offert à personne et que dans la distribution du pain bénit toute distinction serait abolie. Ce décret plut beaucoup à nos libéraux, qui se hâtèrent de le faire exécuter. «Sans entrer dans ces sentiments, qui

«ne venaient que d’un faux zèle pour la di-

«vinité et d’une fausse notion de l’égalité,

«disait à ce propos le plébain, on pouvait et

«on devait obéir; il ne fallait pas irriter, de

«crainte de tout perdre: il ne nous en coûtait

«d’ailleurs pas beaucoup; on n’aurait pu que

«rire de la scrupuleuse attention avec laquelle

«nos ennemis cherchaient à nous humilier, si

«on n’avait lu dans l’avenir un coup plus sen-

«sible préparé par toutes ces minuties.»

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