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II

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Table des matières

Quelques mois s’étaient écoulés depuis la mort du tribun montois; de nouveaux massacres avaient jeté l’effroi dans toutes les âmes; le Conseil de sang, juge à la fois des cas d’hérésie et de ceux de rébellion, envoyait les hérétiques au bûcher, les insurgés au bourreau. Une muette et sourde terreur affaissait les plus mâles courages, le silence était suspect, la parole criminelle. La pensée d’extermination du duc d’Albe semblait planer, comme un noir vautour, sur cette malheureuse cité, qui se laissait froidement décimer et tendait sans mot dire le cou aux égorgeurs catholiques. Un seul homme osait rêver la vengeance et songeait à délivrer son pays du tribut de sang qu’il payait à l’Espagne,– cet homme, c’était Henri Rolland.

Surveillé de près par les affidés du Conseil des troubles, Henri avait senti la nécessité de cacher ses projets sous un voile d’indifférence et d’oubli; tout entier aux soins que nécessitait l’état de sa sœur, il semblait avoir oublié ses serments de vengeance; mais qui eût pu lire dans les profondeurs de son âme, y eût vu la ténébreuse haine préparer le piége destiné à envelopper son ennemi, et s’élaborer la lave qui devait le dévorer.

Frapper le duc au milieu des siens était une folle et stérile entreprise dont nul ne fût sorti vivant: toujours entouré de ses fidèles, il n’y avait guère de chances pour qu’un poignard trouvât le défaut de la cuirasse tolédane qui ne le quittait que très-rarement. Il fallait donc attendre une occasion où le duc se trouvât presque seul et dépouillé de son pourpoint de fer. Après deux mois d’une mortelle attente, cette circonstance s’offrit enfin aux désirs de Henri; il ne songea plus qu’à tout préparer pour en profiter.

L’intérêt que les Montois portaient à Jacques Rolland, donna bientôt à Henri une dizaine de hardis compagnons, résolus à suivre sa fortune et à partager les périls de son audacieuse entreprise.

Après deux mois de séjour à Bruxelles, le duc venait de retourner à Mons, où il comptait passer les fêtes de Noël; les conjurés convinrent de profiter du moment où le duc irait communier à l’abbaye de Sainte-Lucie, située à deux lieues de Mons, et où il avait l’habitude d’accomplir ses devoirs de chrétien, lorsqu’il se trouvait en cette ville. La hardiesse de ce projet faillit faire avorter le plan de Henri; mais bientôt ses compagnons chassèrent leurs craintes, et ne s’occupèrent plus que de tout assurer pour la réussite de leur mission de vengeance.

L’abbaye de Sainte-Lucie était un gothique monument d’architecture sarrasine riche, dont les voûtes élancées et frêles s’épanouissaient en rinceaux hardis; le cloître et l’église rappelaient souvent au duc des souvenirs de sa poétique Espagne. Quelques moines seulement peuplaient cette solitude chrétienne, à laquelle don Fernand avait fait de riches et nombreuses donations. Souvent il lui était arrivé de partir brusquement de Mons, accompagné seulement de quelques écuyers, et de venir y retremper, dans la prière, ses sombres et terribles croyances; toujours il sortait de cette retraite plus impitoyable et plus farouche.

Ce ne fut qu’à force d’or et d’adresse que Henri parvint à savoir le jour du départ du duc et à connaître la force de l’escorte qui devait l’accompagner. Elle se composait de six gentilshommes de sa chambre, tous vaillants capitaines, bronzés aux gigantesques batailles du seizième siècle. Les conjurés purent à peine contenir leur joie en apprenant que le hasard leur livrait d’un seul coup tous leurs ennemis.

Le soir de l’exécution de son projet, Henri réunit ses amis dans une taverne située sur la route par où devait passer le duc; en voyant le jeune homme, l’hôte tira une clef de son pourpoint, et leur fit signe de le suivre. Après avoir traversé une longue pièce obscure, ils arrivèrent à une chambre inhabitée donnant sur une cour vaste et déserte.

«Vous serez en toute sûreté ici, messire, et l’oreille de l’inquisition, quelque fine qu’elle soit, n’a jamais ouï une des paroles de haine qui s’y sont proférées contre l’Espagne.

–Merci, Pierre, tu es un brave et fidèle ami, toi! mais, tout est-il prêt, les robes, les dagues et les haches?

–Tout! messire Henri, dit le tavernier en ouvrant un vaste bahut, d’où il tira successivement dix robes de franciscains, autant de poignards et de haches d’armes. Voici de quoi faire passer aux maranes une joyeuse nuit de Noël; voyez comme ces dagues et ces haches ont bonne mine, comme elles ont l’air d’attendre un baptême de sang espagnol!

–Mes amis, dit Henri à ses compagnons occupés à passer leurs robes de moines et à s’armer, je vous demande une grâce; parmi tous ces hommes qui dormiront tantôt du sommeil éternel, il en est un que je voudrais sauver, un qui a intercédé pour mon père, et dont les paroles de paix ont, plus d’une fois, arrêté le fer sur la tête des nôtres.

–Quel est cet élu de ton cœur, cet honnête homme fourvoyé parmi les bandits, demanda l’un des conjurés?

–Don Jose Penarez, dont la bienveillante amitié nous a sauvés, ma sœur et moi.

–Mais comment le reconnaître? le fer peut s’égarer et aller au cœur de ton protégé aussi bien qu’à celui du Moloch espagnol!

–C’est le seul avec le duc qui porte la toison d’or.

–Mais si tu le faisais prévenir, Henri?

–Et s’il vous trahissait, dit l’hôte?

–Sa haute loyauté nous est une garantie, et puis on peut le faire prévenir, sans rien compromettre, en lui demandant un rendez-vous pour cette nuit, dit Henri.

–Alors, deux mots pour l’heureux hidalgo, dit l’hôte. Je me charge de les lui remettre à l’entrée de l’abbaye.»

Henri traça à la hâte quelques lignes par lesquelles il demandait au comte de Penarez un rendez-vous pour minuit, en alléguant une communication de la plus grande importance; il le suppliait, au nom de sa sœur, de ne pas lui refuser ce service, qui, disait-il, était pour elle de la plus haute gravité. Puis, ayant scellé ce billet, il le remit à l’hôte.

«Tu es sûr, au moins, d’arriver jusqu’à lui et de le reconnaître, dit Henri?

–Par saint Georges! je le reconnaîtrais entre mille: grand, mince, barbe grise, figure basanée, l’air sévère.

–Et la Toison d’or.»

En ce moment, un rapide galop se fit entendre; l’hôte descendit précipitamment, et remonta, un instant après, tout essoufflé.

«Les mignons de San-Iago viennent de passer; je vous quitte, messires, à bientôt, et, puisse la nuit de Noël être leur vendredi-saint!»

Quelques secondes plus tard, on entendit le galop d’un cheval brûlant le pavé.

Henri et ses compagnons s’habillèrent à la hâte, et, après avoir assuré leurs armes dans leurs ceintures, ils sortirent de la taverne et se dirigèrent vers l’abbaye par un sentier qui leur permettait d’arriver presque en même temps que les cavaliers. L’air vif et froid de la nuit répercutait au loin le bruit de leurs pas; le ciel semblait s’être paré de toutes ses splendeurs nocturnes; quelques nuages fauves, sur lesquels la lune était curieusement accoudée, comme sur un balcon d’or, se dessinaient seuls sur l’azur profond d’un ciel italien. Çà et là, des oiseaux de nuit, troublés dans leur solitude, prenaient leur vol à l’approche des conjurés montois. Tout était calme, repos cl lumière; les arbres, dépouillés de leurs feuilles, accusaient vigoureusement leurs noires silhouettes sur le fond blanc de lumière qui inondait tout le paysage.

–Par le grand diable! dit Hubert de Wargnies, l’un des conjurés, voilà un temps plus propice à faire l’affût du sanglier qu’à traquer des maranes; qu’en pensez-vous, enfants?

–Que tu as raison, Hubert, et qu’on y voit toujours assez pour frapper un ennemi.»

Tout à coup les sons argentins d’une cloche vinrent frapper leurs oreilles.

«Silence! dit Henri, nous approchons; séparons-nous ici, afin de ne pas éveiller les soupçons; qu’à l’église chacun soit à son poste; toi, Hubert, au signal donné, tu éteindras les lampes; vous, soyez tous chacun auprès d’un Espagnol, la prière sur les lèvres et la main sur vos dagues, prêts à frapper; toi, Philippe, avec moi, derrière le duc, pour me soutenir au signal; le mot d’ordre sera: Hélène de Saint-Georges! Et maintenant, amis, hourrah! pour la Belgique!»

Les conjurés étaient arrivés en ce moment en vue de l’abbaye, des cavaliers y descendaient. Henri en s’approchant, vit, à la lueur de la lune, Pierre, le tavernier, remettre son message à un des cavaliers, déjà parvenu sous le porche de l’église, où régnait l’obscurité la plus profonde. Tranquille sur ce point, le tavernier allait rejoindre ses compagnons, lorsqu’il entendit la voix du cavalier s’adresser à l’un des pages et lui ordonner de serrer le message dans son missel; à cette voix brève et incisive, le tavernier reconnut le duc d’Albe De stature pareille à celle du comte de Penarez, le duc portait, comme ce dernier, un pourpoint noir par-dessous une capeline fourrée; la toison d’or brillait sur sa poitrine: l’obscurité, la foule avaient trompé le malheureux Pierre, et maintenant le duc se trouvait en possession d’un terrible secret: dix têtes étaient suspendues au fil du caprice qui lui ferait feuilleter son missel, ou lui ferait ouvrir le message; à cette horrible pensée, sa tête se troubla et sa raison fut près de l’abandonner. Toutefois, il conserva assez de forces pour s’approcher de Henri, agenouillé dans l’ombre derrière don Fernand, et de lui murmurer à l’oreille:

«Une horrible fatalité m’a fait remettre, au duc, la missive destinée au comte de Penarez, tuez-moi! je suis un misérable!»

Henri sentit son sang se glacer à ces terribles paroles; de larges gouttes d’une sueur froide roulèrent de son front. Il fit signe au tavernier de garder le silence et se rapprocha de son ennemi, la main sur sa dague nue sous sa robe, prêt à le poignarder sans merci au moindre signe qui prouverait l’intention de lire la missive. Pendant quelques minutes, ce fut une horrible torture pour le jeune homme;–enfin, don Fernand prit son missel des mains de son page et le posa sur son prie-dieu; il parut absorbé dans une contemplation profonde; enfin, il releva la tête et reprit son missel dont les agrafes d’or cédèrent difficilement. Henri fit un pas en avant, caché par l’ombre de la colonne auprès de laquelle se trouvait le duc; puis tout à coup un éclair sembla traverser sa pensée, son œil perdit son formidable éclat. Il se sentait sauvé!

Pour mieux tromper les regards et se donner une contenance, les conjurés, agenouillés sur le marbre de l’église, avaient tous à la main d’énormes chapelets garnis d’ex-voto et d’autres emblèmes catholiques dont Luther avait déjà fort ruiné l’innocent commerce; au chapelet d’Henri se trouvait, par hasard, une petite miniature sur vélin représentant la Virgen de los dolores; le jeune homme l’en détacha et s’approcha, d’un air humble, du duc environné en ce moment de ses gentilshommes.

«Monseigneur, dit-il, d’une voix douce et soumise, je suis un pauvre moine catalan J’ai une grâce à demander à votre altesse, qui ne peut que lui être agréable, c’est de vouloir accepter cette simple image de Notre-Dame del-Pilar, elle a touché le Saint-Sépulcre; votre zèle pour la foi m’a fait espérer que votre altesse recevrait un pareil don avec reconnaissance.

–Mon revérend père, dit le duc, je suis confus de l’honneur de posséder une pareille relique. Vous arrivez d’Espagne?...

–Oui, monseigneur! et l’église y exalte chaque jour votre nom! Grâce à vous, bientôt l’hérésie aura disparu des provinces flamandes.

–La tâche est grande et l’hérésie y a de profondes racines, murmura le duc avec un soupir.»

En cet instant, les chants des moines s’élevèrent, le faux pèlerin tendit la main vers le missel du duc, qui le lui remit courtoisement; puis Henri, s’étant mis à genoux, parut prier avec ferveur; enfin il se leva et remit le missel à don Fernand.

«Puisse cette sainte image garantir toujours votre altesse de tout danger!

Amen! mon père, fit le duc avec reconnaissance.»

La messe de minuit commençait.

L’église où allait se passer le dernier acte de ce drame était, par sa nature, très favorable aux desseins des conjurés. Quelques lampes jetaient leur terne et fumeuse lumière sur les rares chrétiens agenouillés sur les marbres tumulaires du chœur. Les ailes de l’église, plongées dans la plus complète obscurité, permettaient à peine de distinguer un ami d’un ennemi. Au dehors, le ciel s’était assombri, et de larges nuages avaient jeté leurs mornes crêpes sur la lune naguère si coquette et si blanche. De sourdes raffales de vent éveillaient toutes les voix du vieux cloître, et prêtaient des murmures et des gémissements à la pierre, aux arbres. On eût dit que l’aile de quelque gigantesque démon s’était interposé, entre le ciel et la terre, pour lui cacher le sanglant sacrilége qui allait souiller la maison du Seigneur. Au dedans, la voix des moines chantait, lente et solennelle, le septième psaume, et le duc se sentit frémir à ces paroles qui semblaient être un averlissement d’en-haut.

«Dieu est un Dieu juste, et le Dieu fort s’irrite chaque jour contre l’oppresseur!»

Une voix du fond de l’église répondit:

«L’Éternel lui prépare des armes mortelles, et il tirera contre lui ses flèches ardentes.»

Il y eut un moment de solennel silence; les moines reprirent leur chant prophétique.

«Car il a fait une enquête des meurtres, et il s’en souvient; il n’oublie point le cri des affligés.»

La voix du fond reprit:

«L’Éternel sauvera le peuple affligé et abaissera les yeux des superbes!»

Don Fernand se dressa pâle, la main sur sa dague; son regard semblait vouloir illuminer l’ombre pour y découvrir l’audacieux qui lui jetait ainsi la sentence de sa conscience.

Les moines du chœur continuèrent:

«Le méchant plein d’audace ressemble au lion qui ne demande qu’à déchirer, mais la droite du Seigneur s’appesantira sur lui.»

Une horrible convulsion morale parut bouleverser les traits de don Fernand; il ferma son missel, et fit signe à ses officiers de le suivre.

Soudain une formidable clameur retentit dans la chapelle, les lampes brisées jonchent le chœur, et du sein des ténèbres surgit l’effrayant cri de guerre de: «les «gueux! les gueux! houra! tue! tue! les Espagnols!»

Alors, dans l’ombre, eut lieu une de ces atroces et sourdes boucheries où les armes deviennent inutiles, où l’on s’étreint avec des étreintes de tigre, où les ongles et les dents remplacent la dague et l’épée. Toutefois, la hache des confédérés faisait merveille, et ne se relevait que sanglante; la tuerie s’arrêta enfin devant un groupe de cavaliers espagnols défendant avec acharnement la porte d’un cloître, seul endroit où la retraite fût possible, les autres issues ayant été closes par les conjurés. Les dagues luisaient dans l’ombre comme des éclairs sanglants; les haches s’ouvraient sourdement un passage à travers les crânes; les cris des blessés, des mourants, tombant dans les ténèbres, sur les dalles funéraires; les houras des confédérés et des 2 Castillans, tout faisait de cette scène un tableau infernal. Attaché à don Fernand depuis le commencement du combat, Henri l’avait frappé d’un formidable coup de dague en pleine poitrine; le duc avait fléchi un moment sous la puissance de l’atteinte, mais la lame, rencontrant une cotte de mailles que recouvrait son pourpoint, s’était faussée dans la main du jeune homme. Déçu dans sa soif de vengeance, il se précipita sur son ennemi pour le saisir corps à corps, lorsque la lune, qui avait prêté quelques pâles rayons au combat, se couvrit d’un nuage.

Henri mugit comme un tigre et s’élança, la hache au poing, vers le passage du cloître par où son ennemi paraissait vouloir disparaître, mais les longues rapières castillanes y traçaient un cercle hérissé d’acier. Les moines renfermés dans les cloîtres sonnaient le tocsin à pleine volée; les moments devenaient précieux, chaque vibration de la cloche pouvait amener aux Espagnols un renfort fatal aux conjurés, dont le bras commençait à faiblir. Henri saisit un moment où les deux partis, fatigués de carnage, commençaient à faiblir, et lance sa hache sur les défenseurs du cloître, un cavalier tombe et la tuerie recommence.

Tout à coup la voix de Hubert de Wargnies s’élève au sein des ténèbres:

«Le duc! le duc! à moi les gueux! hourrah!» Et sa hache retombe deux fois dans une horrible blessure.

Déjà les confédérés se livraient à la joie, lorsque soudain les portes de l’église s’ouvrent avec fracas; la lueur des flambeaux éclaire le sombre champ de bataille, et au cri de guerre des Espagnols: Castille et Saint-Jacques! succède une épouvantable décharge de mousqueterie qui couche sur le carreau les plus intrépides des conjurés. A la tête des arquebusiers se tient don Fernand de Tolède, l’épée au poing, effrayant de vengeance et de haine.

«Par la prunelle de Satan! s’écria Hubert de Wargnies, cet homme a donc mille vies, car je lui ai déjà, de deux coups de hache, enterré sa toison d’or dans la poitrine!»

Cernés de toutes parts, la résistance devenait inutile; aussi bientôt Henri et trois de ses compagnons furent-ils garrottés solidement et mis sous bonne garde. Tandis que don Fernand semblait discuter leur supplice avec quelques officiers, les regards de Henri parcoururent le champ de bataille et découvrirent, au pied d’unbénitier, le cadavre mutilé de don Jose Penarez; à cette vue, il baissa la tête et attendit son sort avec indifférence.

Après quelques instants de conférence, le duc sentant qu’il fallait étouffer le bruit d’une si audacieuse entreprise, à laquelle il n’avait échappé que par un prodige, donna l’ordre de passer par les armes ce qui restait des conjurés; leur chef fut pendu à un chêne de la grand route, portant au cou un écriteau sur lequel se trouvait écrit en trois langues: Pendu comme voleur.

Don Fernand de Tolède, duc d’Albe, mourut dans son fit à Tomar, en Portugal, âgé de soixante-quatorze ans; son corps repose aujourd’hui à Saint-Étienne de Salamanque.

Victor JOLY.

La Fauvette

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