Читать книгу Anselme Adorne, Sire de Corthuy, Pèlerin De Terre-Sainte - Edmond De La Coste - Страница 13
Philippe le Bon et les Brugeois.
ОглавлениеRetour de Calais. — Irritation des milices brugeoises. — Elles enfoncent les portes de l'Ecluse. — Massacre de l'Écoutète. — Les larmes de Charles le Téméraire et celles d'Alexandre. — L'homme d'État précoce. — Les assemblées du peuple. — Mort des Varssenaere. — Danger de Jacques Adorne. — Jacques et Pierre Adorne bourgmestres.—Éloge de Bruges. — Entrée de Philippe le Bon. — Début d'Anselme.
Ce n'était pas sans peine qu'on avait déterminé les milices brugeoises au départ. Lorsque le duc eut été contraint de lever le siége de Calais, elles revinrent humiliées et aigries encore par le mauvais succès.
Après une expédition contre les Anglais qui dévastaient impunément le pays, elles se présentent devant l'Ecluse et en enfoncent les portes; puis elles rentrent dans Bruges, s'emparent des clefs de la ville, ainsi que de son artillerie, dont elles font d'effroyables décharges. L'Écoutète, officier du prince, chargé de la police, tombe égorgé. La duchesse de Bourgogne, qui affectionnait le séjour de Bruges, s'éloigne avec un enfant qui criait et versait des larmes. C'étaient celles d'un autre Alexandre[11], par le sang qu'il devait faire couler à son tour; il avait nom Charles: les Belges l'ont appelé le Hardi, et les étrangers le Téméraire.
«Dans cette crise terrible,» disent quelques auteurs, «Anselme se comporta avec tant de droiture, avec tant de prudence et de circonspection, qu'il sut se concilier le respect et l'attachement du peuple sans perdre les bonnes grâces de son souverain.» Magnifique éloge sans doute; mais ce qui le rend surprenant, c'est que ceci se passait de 1436 à 1437. Ce grand citoyen, ce prudent homme d'État n'avait donc guère que douze ans. Laissons-lui son enfance, il aura plus tard bien assez de la politique!
Le rôle propre à son âge était celui de spectateur curieux. S'il se glissait à quelque croisée de l'un des édifices qui avaient vue sur la place, un frappant spectacle s'offrait à ses yeux. Devant la sombre masse des Halles, droit en face du Beffroi, deux drapeaux flottaient, plantés entre les pavés: sur l'un on distinguait le lion de Flandre; sur l'autre, celui de Bruges. A gauche de cette bannière, paraissait une belle troupe: c'étaient les Poorters, avec leurs six capitaines portant, chacun, à la main, le gonfanon de leur quartier. Les métiers, partagés en huit groupes, étaient rangés, partie du même côté, partie à droite de l'étendard de Flandre et tout le long de l'entrepôt fameux[12] appelé Waterhalle. C'étaient, d'une part, les quatre métiers, ou la puissante industrie lainière les bouchers, souvent mal d'accord avec eux, accompagnés des poissonniers, le cuir, l'aiguille: de l'autre, les dix-sept métiers, le marteau, les boulangers, les courtiers, modeste dénomination sous laquelle on comprenait les représentants du commerce et de la navigation, propres à la ville. Les marchands étrangers n'avaient, naturellement, point de part à ces assemblées civiques.
A l'extrémité du côté du marché où étaient placés les quatre groupes de métiers que nous avons nommés les premiers, on voyait les arbalétriers, sous la belliqueuse enseigne du céleste chevalier saint Georges. Les villes subalternes et les paroisses du Franc avaient aussi leur place marquée. Une couronne de roses récompensait les premiers arrivés: une colonne mobile de trois cents hommes, à la solde de la ville, avait charge de réveiller le zèle des retardataires. Néanmoins, en ce moment, des vides se faisaient remarquer, car la noblesse du Franc s'efforçait d'empêcher les habitants de se rendre aux sommations des Brugeois.
Tous ces rangs étaient hérissés de piques: de distance en distance, on voyait des bannières déployées, laissant, dans leurs replis, distinguer de saintes images, ou les emblèmes dorés d'un métier, qui brillaient au soleil, au bout d'une hampe peinte de couleur éclatante, ou couverte d'une riche étoffe.
Ainsi délibérait le peuple en différend avec son prince, l'un des plus puissants de l'époque. Si, dans ces assemblées, les nobles et les notables figuraient parmi les Poorters et s'ils exerçaient un certain ascendant d'habitude et de déférence, leur autorité faiblissait dans les temps d'orage. Le nombre et souvent la passion prenaient alors le dessus. Ce n'était donc pas seulement de la curiosité qu'éprouvait Anselme en contemplant ce spectacle: réfléchissant, comme il arrive, les impressions de sa classe et de sa famille, il sentait un secret serrement de cœur qu'allaient justifier des scènes cruelles.
Deux frères Varssenaere, dont l'un était premier bourgmestre et l'autre capitaine, furent massacrés; un oncle d'Anselme, Jacques Adorne, qui exerçait également ces dernières fonctions et avait voulu se jeter sur les meurtriers, ne fut soustrait qu'avec peine à un sort pareil. Les Adorne quittèrent Bruges, où il n'y avait plus pour eux de sûreté.
Philippe, après avoir cherché à se rendre maître de cette ville par un coup de main fatal au sire de l'Ile-Adam, et qui faillit l'être au duc lui-même, réussit mieux dans ses desseins en coupant les vivres aux Brugeois. Jacques et Pierre Adorne furent alors successivement revêtus des fonctions de bourgmestre de la commune, que leur père avait exercées, aussi bien que celles de premier bourgmestre, et qui devaient l'être un jour par Anselme, comme si c'eût été une partie de l'héritage de famille.
Au retour de l'exil qu'il avait partagé avec son oncle et son père, il s'était retrouvé dans les murs de Bruges avec transport, car il aimait vivement «la si douce province de Flandre,» mais surtout sa ville natale. Il n'est parlé, dans son itinéraire, qu'avec enthousiasme de «cette illustre cité, de cette noble ville.» Tantôt, «sa beauté, son urbanité, ses agréments infinis, son opulence et son éclat, l'abondance inouïe de richesses qu'elle renferme, sont passés sous silence parce que la renommée les fait assez connaître et que l'auteur, en les vantant, serait suspect;» tantôt, c'est «la ville la plus polie du monde, ville vraiment digne de ce nom par l'urbanité dont elle est pleine.» La paix maintenant lui était rendue, paix, il est vrai, chèrement achetée; mais Bruges en recueillait du moins les fruits: avec l'ordre, la prospérité renaissait. Les navires des Osterlins[13], les grandes caraques génoises et les galères de Venise apportaient de nouveau, à l'émule de Londres et de Novogorod, les fourrures du Nord, les riches tissus de l'Italie et les trésors de l'Inde.
Après plusieurs années d'absence, la cour de Bourgogne revint étaler sa magnificence à Bruges; ce fut en 1440 que Philippe le Bon y fit son entrée avec le duc d'Orléans qu'il venait de marier à une de ses nièces. Les magistrats, dans l'humble appareil réclamé par les usages du temps, pieds et tête nus, vêtus de robes noires sans ceinture, présentent, à genoux, les clefs à leur redouté seigneur, en lui demandant merci. Il hésite, ou feint d'hésiter, et semble se rendre à l'intercession de son hôte illustre. Le peuple crie noël! les fanfares éclatent; le clergé psalmodiant des hymnes, les marchands étrangers, richement vêtus de brocart ou de velours, escortent les deux princes jusqu'au palais. Chaque nation qui commerçait à Bruges formait un corps brillant de cavaliers, ou marchait en bon ordre; l'étoffe et la couleur de la robe, des écussons portés devant les rangs par des hérauts, distinguaient les diverses contrées. Dans les rues, ce n'étaient qu'arcs de triomphe, chars ou échafauds chargés de personnages de la mythologie ou de la Bible.
Ces pompes devaient charmer un jeune homme. Anselme Adorne vit surtout avec joie les tournois par lesquels les chevaliers, armés de toute pièce et sur de hautes selles de guerre, célébrèrent l'arrivée du duc de Bourgogne et du duc d'Orléans, ainsi que celle du comte de Charolois, qui fit son entrée quelques jours après, avec sa femme encore enfant, fille de Charles VII. Bientôt Anselme allait lui-même signaler son courage et son adresse dans ces jeux, l'image et l'école de la guerre.
Il parut à dix-sept ans dans la lice. Un si précoce début, suivi bientôt de succès, annonce un heureux assemblage de hardiesse et de sang-froid, de force et de souplesse, qui présente à la pensée l'image d'un cavalier de bonne mine et qui n'était point fait pour déplaire.