Читать книгу Anselme Adorne, Sire de Corthuy, Pèlerin De Terre-Sainte - Edmond De La Coste - Страница 3
INTRODUCTION.
ОглавлениеSi le nom de Louis XI éveille de sombres souvenirs, la période qu'embrasse la vie de ce prince n'en est pas moins l'une des plus remarquables de l'histoire. Tandis que son esprit inquiet trouble les dernières années de Charles VII, ou que sa cruelle habileté fonde, en France, le pouvoir royal, on voit la lutte des deux Roses, la grandeur et la fin de la maison de Bourgogne, les Médicis à Florence, la chute de l'Empire grec et, autour de ce fait qui partage les temps, se groupe toute une pléiade de noms illustres: Constantin Dragozès, Scanderbeg, Huniade, Hassan-al-Thouil, Mahomet II.
Contraste frappant avec notre âge! la puissance ottomane s'avance, semant l'effroi par ses progrès; l'Europe, liguée pour l'arrêter, cherche des alliés jusque dans l'islamisme, et c'est à peine si l'on distingue la Moscovie qui se dégage, sous Iwan III, du joug tartare. Cependant on observe le passage d'une grande époque à une autre: le moyen âge déploie encore ses bannières, fait reluire ses armures dans les combats et dans la lice; l'ardeur attiédie des croisades jette ses dernières étincelles; mais les bandes d'ordonnance prenant place auprès des milices féodales, l'imprimerie armée des caractères mobiles, Colomb, rêvant à son entreprise, préparent une ère nouvelle.
Voici un contemporain de Louis XI: nés à quelques mois de distance, ils sont morts dans la même année. La vie du sire de Corthuy est un fil qui conduit de pays en pays et d'événement en événement, à travers des temps si pleins de mouvement et d'éclat. Lui-même il appartient à trois contrées qui n'eurent pas une faible part à ces agitations ou à ce lustre. Il tient, par son origine, à l'Italie où sa famille jouait un rôle important, à la Flandre par la naissance, à l'Écosse par l'influence qu'exerça sur la destinée de ce Brugeois l'un des plus attachants épisodes racontés par Walter Scott.
Jeune, il se signale dans les tournois, joute avec Jaquet de Lalain, le bon chevalier, dont Georges Chastelain a célébré les appertises d'armes, et enlève, à la pointe de la lance, le casque de Corneille de Bourgogne. Dans l'âge mûr, dévot et chevaleresque pèlerin, voyageur curieux, diplomate accrédité auprès de différentes cours, il part pour la Terre-Sainte: il parcourt l'Italie, touche aux grandes îles de la Méditerranée, visite la Barbarie, l'Arabie, la Syrie, la Grèce, et revient par le Tyrol, la Suisse et le Rhin. Il voit à Milan Galéas, à Rome Paul II, à Tunis et au Caire Hutmen ou Othman et Caïet-Bei, le dernier roi des Maures et le dernier soudan des Mameluks, dont le règne fut long et prospère. Son vaisseau cinglait en vue du Péloponèse, tandis que le fils d'Amurat, après un siége mémorable, plantait le croissant sur les tours de l'antique Chalcis. A Rama, un généreux émir lui sauve la vie, ou du moins la liberté. Il trouve dans l'île de Chypre Lusignan près d'épouser la fille adoptive de Saint-Marc, la belle Catherine Cornaro; à Rhodes, le grand maître Orsini, attendant, l'épée au poing, l'assaut du vainqueur de Byzance. Après s'être rencontré, à Venise, avec l'ambassadeur persan, il confère, en Tyrol, avec Sigismond d'Autriche, si fatal à la puissance de Bourgogne. Au retour, Charles le Téméraire l'envoie en ambassade auprès de cet Hassan-al-Thouil ou Ussum-Cassan que Haller a choisi pour héros d'une nouvelle Cyropédie.
Bien que, par une coïncidence assez singulière, Anselme Adorne joignît aux fonctions diplomatiques que lui confiait le duc de Bourgogne, les titres de baron d'Écosse et de conseiller de Jacques III, on le voit porter encore ceux de bourgmestre de Bruges, puis de capitaine de la duchesse Marie. Mais tout change, pour lui, de face: la fortune qui avait abandonné les deux souverains auxquels il dut surtout des dignités et des honneurs, semble s'armer contre lui de tout ce qu'il tenait d'elle: échappé, par dix fois, aux tempêtes, aux forbans, aux Arabes, il rencontre des périls plus grands. S'il ne subit point dans son pays les plus terribles conséquences d'une réaction populaire, c'est pour trouver dans un autre, au milieu d'une aristocratie non moins orageuse, une fin prématurée et tragique.
Son nom se rattache aux traditions de Bruges, célèbre alors par ses splendeurs et de nobles souvenirs, ainsi qu'à l'un des monuments que l'on y montre aux étrangers: c'est une petite église construite par la famille d'Adorne et qu'on nomme Jérusalem. Au centre s'élève le mausolée du voyageur; près de l'église, on voit encore l'antique demeure où, pendant deux années, il donna asile à une Stuart.
Les aventures de cet homme distingué, mais malheureux sur la fin de sa carrière, ne sont guère connues que par une analyse de ses voyages, dans l'ouvrage qui nous a fourni notre épigraphe, et de courtes notices trop souvent inexactes. Le hasard, ou plutôt la bienveillante obligeance d'un savant bibliographe[1], de regrettable mémoire, mit, il y a des années, entre nos mains l'itinéraire manuscrit d'Anselme, écrit en latin par son fils[2]. Nous en avions fait des extraits pour notre usage; nous avons depuis consacré des heures qui auraient été bien lentes, si elles fussent restées inoccupées, à traduire et à coordonner ces extraits, à les compléter par d'autres renseignements, successivement recueillis, enfin à réunir les uns et les autres sous la forme d'un récit que, sans rien ôter à sa fidélité, nous avons cherché à animer d'un peu de vie.
C'est une restauration d'une figure trouvée sur un vieux tombeau, dont nous n'avons fait que rapprocher les fragments et raviver les contours, ou, si on l'aime mieux, ce sont les mémoires d'un chevalier flamand qui vécut sous les règnes de Philippe le Bon, de Charles le Téméraire et de Marie de Bourgogne. Rédigés principalement sur pièces originales et inédites, ou de vieilles chroniques, ils n'offriront néanmoins, sans doute, rien de bien neuf ou de bien important quant aux faits généraux, qui ne sont ignorés de personne; mais, du moins, ils les rappelleront et pourront aider à la connaissance intime de l'époque. On y trouvera quelques peintures d'usages et de mœurs, certains détails curieux ou bizarres, des scènes parfois émouvantes, des données qui ne seront pas, nous l'espérons, sans utilité pour les études historiques, cultivées de nos jours avec tant d'ardeur, de patience et de succès.
L'œuvre à laquelle concourent, à l'envi, tant de savants esprits, ressemble à ces tertres qu'un peuple en marche laissa jadis sur son passage, et qu'on retrouve dans quelques contrées: chaque guerrier de la nation vidait, croit-on, son casque, plein de terre, au lieu où le monument devait s'élever; le dernier des soldats y venait jeter sa poignée de sable.