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IX LA COMTESSE DU BARRY.

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Table des matières

Malgré son indifférence apparente, Louis XV avait été vivement frappé de la mort de madame de Pompadour. Un instant il sembla vouloir réformer ses mœurs; vainement quelques grandes dames essayèrent de prendre cette place vacante de favorite, leurs tentatives échouèrent, «et il ne leur revint que la honte d'un infructueux essai.» Le vieux monarque sembla renoncer à l'institution d'une maîtresse en titre, en possession d'une influence quelconque sur les affaires. Son ennui devint plus profond, plus incurable, voilà tout.

D'autres douleurs que celles de la mort de la favorite étaient réservées au vieux roi. La santé du Dauphin, depuis longtemps altérée, devint tout à fait mauvaise, une maladie de poitrine se déclara, et les médecins ne tardèrent pas à déclarer qu'il ne restait plus aucun espoir.

À cette nouvelle, un cri d'effroi retentit dans toute la France. Depuis longtemps toutes les espérances de la nation reposaient sur ce jeune prince, véritable philosophe chrétien, qui se conduisait en apôtre et pensait en roi.

—Il faut bien me hâter de mourir, disait-il à ceux qui le soignaient, je vois bien que j'impatiente trop de monde.

Quelques jours avant il avait dit à ses confidents:

—Pour tout le monde j'ai une maladie de poitrine, je feins de le croire; mais à vous, je vous le dis, je meurs empoisonné.

Le Dauphin succomba le 20 décembre 1765. Il était âgé de trente-six ans.

L'opinion publique attribua la mort de ce prince à un crime, et on l'imputa au duc de Choiseul, son ennemi.

La Dauphine ne tarda pas à suivre son époux dans la tombe (1767). Enfin la reine; cette pieuse et résignée Marie Leczinska, trop faible pour résister à tant de cruelles épreuves, fut atteinte d'une maladie de langueur qui la conduisit au tombeau (25 juin 1768).

Tant de pertes successives frappèrent douloureusement Louis XV. Il avait vu d'un œil sec la mort de son fils et de la Dauphine; son chagrin éclata en larmes amères devant la tombe entr'ouverte de la mère de ses enfants. Toutes les énormités de sa conduite privée lui apparurent menaçantes, et il jura de changer de vie. Le Parc-aux-Cerfs fut réformé.

La nouvelle existence du roi fit trembler ses favoris, courtisans des vices qui assuraient leur crédit, anciens compagnons des débauches royales. Ils essayèrent de ranimer les sens endormis du roi. Ils lui persuadèrent de chercher dans les plaisirs l'oubli de ses chagrins et de ses tristes pensées. Le faible Louis XV céda.

Tous les partis cherchaient à donner une maîtresse au roi afin de s'emparer par ses mains de la toute-puissance. Mesdames, filles du roi, de leur côté, essayèrent de marier Louis XV. Elles lui proposaient une jeune et charmante femme, Louise de Savoie-Carignan, veuve du prince de Lamballe. La jeune princesse consentait à ce mariage. Le roi refusa. Il craignait le ridicule qui s'attache toujours aux unions disproportionnées. Malheureusement, il craignit moins l'infamie que le ridicule.

Telle était la situation, lorsque Lebel reçut l'ordre de pourvoir, comme par le passé, aux goûts passagers du maître.

«Le libertinage dont se souille la vieillesse conduit toujours à une profonde dégradation; ainsi advint à Louis XV. Après avoir admis près de sa personne des femmes de toutes les conditions, on le vit accueillir une prostituée, Marie-Jeanne Vaubernier, comtesse Du Barry.»

À la face de la France, il éleva cette femme jusqu'à lui, ou plutôt il descendit jusqu'à elle. Il la maria, pour lui donner un titre, et, foulant aux pieds toute pudeur, tout respect de lui-même, il la présenta à ses filles, la fit asseoir près de la jeune Dauphine, en un mot l'établit à la cour comme maîtresse déclarée.

Marie-Jeanne Gomard Vaubernier naquit le 28 août 1744, à Vaucouleurs, la patrie de Jeanne Darc. Souvent, au temps de sa faveur, on plaisanta sur ce singulier rapprochement.

Le père Vaubernier, simple commis aux barrières, avait épousé par amour une femme aussi pauvre que lui. C'est dire la gêne de cette famille. Elle comptait, il est vrai, sur la protection du délégué des fermes générales, M. du Breuil, qui lui voulait du bien.

Le hasard donna un protecteur à l'enfant qui venait de naître. Un des hauts délégués des fermes générales, M. Billard de Monceaux, consentit à être son parrain.

À huit ans à peine, Marie-Jeanne perdit son père. Le pauvre commis aux barrières était l'unique soutien de sa famille; sa veuve et son enfant se trouvèrent à Vaucouleurs dans la plus affreuse misère. Madame Vaubernier sollicita une place dans un bureau de loterie; mais toutes ses démarches restant sans résultat, elle se décida à venir chercher fortune à Paris.

Elle croyait pouvoir, dans la capitale, compter sur deux protecteurs, sur son frère d'abord, religieux de l'ordre des Minimes, et connu sous le nom de frère Ange; sur le parrain de sa fille ensuite, le riche Billard de Monceaux.

Les espérances de la veuve ne furent point déçues. Frère Ange accueillit de son mieux la mère et l'enfant, et leur promit de les conduire chez le parrain, et en attendant il leur procura un logement.

Dès le lendemain, madame Vaubernier se présentait avec sa fille chez M. de Monceaux. Le riche financier reçut très-bien sa filleule, déjà gentille à croquer à cette époque, et promit de lui tenir lieu de père. Pour commencer, il la fit entrer au couvent de Sainte-Anne de la rue Saint-Martin, où les filles de petite noblesse et de bourgeoisie recevaient une excellente éducation.

Plus tard, la bienveillance du financier fournit matière à la médisance des pamphlétaires aux gages de M. de Choiseul. On insinua que M. Billard de Monceaux n'élevait l'enfant que pour ses plaisirs, de connivence avec la mère. Madame Vaubernier était elle-même accusée d'entretenir des rapports incestueux avec son frère le minime.

Marie-Jeanne resta au couvent jusqu'à l'âge de seize ans.

C'était alors une ravissante enfant, vive, enjouée, d'une inaltérable bonne humeur, coquette déjà au-delà des limites du possible. Sa figure, d'un ovale parfait, était éclairée par deux grands yeux noirs, brillants d'audace et de gaîté, sous des sourcils noirs admirablement tracés. Son nez avait une exquise pureté de lignes, et sa bouche rieuse et rose laissait voir des dents d'une blancheur à défier la neige. Enfin, pour achever ce portrait, ses fins cheveux cendrés lui faisaient, comme un manteau soyeux qui traînait à terre lorsqu'elle les dénouait.

Une fille de seize ans belle comme un ange, sans un sou vaillant, devait être difficile à surveiller. Son parrain et son oncle, le frère minime, tinrent conseil, et Marie-Jeanne fut confiée à madame Labille, qui tenait, près de la barrière des Sergents, rue Saint-Honoré, un magasin de modes fort en vogue. Seulement, l'oncle Ange, qui rougissait de voir sa nièce exercer un métier manuel, lui conseilla de changer de nom, et mademoiselle Vaubernier entra chez la marchande de modes sous le nom de mademoiselle Lançon.

Les beaux yeux de la jeune ouvrière ne tardèrent pas à faire des miracles, et nombre d'amoureux, clercs, mousquetaires, voire même riches gentilshommes, vinrent à l'envi rôder autour du magasin de madame Labille. Le parrain lui-même venait rendre parfois visite à sa gentille filleule, et dame! les autres ouvrières en jasaient.

Un garçon pâtissier eut les prémices du cœur de la belle Jeanne. C'était un amoureux sérieux, celui-là. Il ne parlait rien moins que de l'épouser, quoiqu'elle n'eût rien et qu'il fût, lui, possesseur en perspective d'une boutique de bonbonnerie. La belle ouvrière refusa. Un hardi mousquetaire avait murmuré de douces paroles à son oreille, elle dédaigna le pauvre pâtissier pour suivre le brillant militaire. Mais le second amoureux vengea le premier. Il délaissa pour une procureuse déjà mûre sa charmante amie. Jeanne prétendit se venger du mousquetaire. Les vengeurs ne manquaient pas; il y en eut un, puis deux, puis trois, puis tant enfin, que le bruit en arriva aux oreilles du parrain.

Il fut médiocrement satisfait de la conduite de sa filleule, et la menaça de lui retirer sa protection.

La belle Jeanne lui répondit que seul il était coupable de tout ce qui était arrivé. Pourquoi mettre dans les modes une aussi jolie filleule?

Le parrain avoua qu'il avait eu tort en effet, et, pour réparer autant que possible son manque de réflexion, il fit quelques démarches pour la faire entrer dans une maison bourgeoise. Justement, à cette époque, le père Ange était le directeur spirituel de la veuve d'un riche fermier général, madame de Lagarde. Jeanne eut une place de dame de compagnie dans cette opulente maison.

Malheureusement, ni le parrain ni l'oncle n'avaient réfléchi à une chose, c'est que madame de Lagarde avait deux fils; et un mois ne s'était pas écoulé, qu'à la suite d'une aventure avec les deux jeunes gens, elle était forcée d'aller chercher fortune ailleurs.

On retrouve Marie-Jeanne chez les demoiselles de Verrières. Seulement elle a changé de nom une seconde fois, elle s'appelle mademoiselle Lange, et c'est sous ce nom de guerre qu'elle sera connue de tout Paris.

Mesdemoiselles de Verrières étaient deux sœurs charmantes qui faisaient alors fureur à Paris. Pour leurs beaux yeux, financiers et gentilshommes se ruinaient de la façon la plus galante du monde.

Dans ces salons aimables, on rencontrait en hommes belle et grande compagnie. La fine fleur de la noblesse de cour, les coffres-forts les mieux garnis de la haute finance s'y donnaient rendez-vous. Les princes de Soubise, les Richelieu, les ducs de Nivernais y coudoyaient les Maillé, les Boufflers, les d'Ayen; là venaient d'Alembert, et Diderot, et Gentil-Bernard. Puis on soupait, la chère était délicate, les vins exquis, et on jouait gros jeu, un jeu d'enfer, toute la nuit.

Belle, délurée, mademoiselle Lange ne tarda pas à faire des conquêtes, dix adorateurs furent bientôt à ses pieds; elle pouvait choisir, l'embarras du choix la troubla sans doute, elle n'eut pas la main heureuse. Elle accepta les hommages d'un financier, le sieur Radix de Sainte-Foix, qui mit à ses genoux son cœur et le produit de ses dilapidations. L'union ne fut point heureuse. Radix de Sainte-Foix était un homme sans préjugés, et il n'avait rien trouvé de mieux que d'exploiter, à son profit, les charmes de son amie. La belle Lange se hâta de rompre, et de nouveau se trouva beaucoup plus libre qu'elle ne l'eût souhaité.

C'est ici l'instant le plus critique de son aventureuse carrière. Sans amis, sans protecteurs, plus insouciante que jamais, elle descendit d'un degré encore l'escalier doré du vice, et bientôt la Jourdan la compta au nombre de ses pensionnaires les plus courues.

C'est dans l'une de ces maisons suspectes que, pour la première fois, mademoiselle Vaubernier, toujours sous le nom de Lange, rencontra le comte Jean du Barry, son complice futur dans la comédie de sa royauté.

Le comte Jean du Barry était, à cette époque, un homme de quarante à quarante-cinq ans, grand, fort, avec des façons de laquais de mauvais lieu. Le vice sur sa laide figure avait creusé des stigmates profonds; son œil était vacillant et terne, son teint couperosé. Toutes les couleurs de l'arc-en-ciel enluminaient son nez bourgeonnant. C'était un homme perdu d'honneur. Fils d'une honnête famille du Languedoc, il avait depuis longtemps abandonné sa femme pour vivre à Paris du fruit de ses industries illicites. Joueur, ivrogne, brelandier, quelque peu grec, il avait à toutes les difficultés de la vie laissé un lambeau de sa réputation.

Homme du monde d'ailleurs, spirituel à sa façon et à ses heures, ingénieux, rusé, fertile en expédients pour se sortir des embarras où son genre de vie le jetait sans cesse. Il affectait des prétentions au bel esprit et se déclarait protecteur-né des beaux-arts.

Tel qu'il était, cet homme plut à la belle Lange, ce qui fait peu d'honneur à son goût. Elle consentit à former avec lui une union libre, et à signer un traité offensif et défensif contre les difficultés de l'existence.

Le comte Jean du Barry habitait alors rue des Petits-Champs, non loin de la rue des Moulins. Il donnait à jouer presque tous les soirs. La jolie Lange lui devait être du plus grand secours. Elle comprit merveilleusement son rôle, prodigua les œillades, abusa des tendres soupirs, reçut ou écrivit une foule de billets doux, attira enfin riche et nombreuse clientèle dans le tripot du comte Jean.

C'est là que pour la première fois la remarquèrent Soubise, d'Ayen et le duc de Richelieu. Ils la trouvèrent ravissante, et en parlèrent à Louis XV. Depuis quelques jours précisément Lebel avait reçu l'ordre de se mettre en chasse pour le compte de Sa Majesté; un rapprochement devenait presque inévitable.

Les deux associés, de leur côté, le gentilhomme taré et la courtisane, avaient fait un beau rêve. Jean, dans la beauté de son amie, voyait une mine à exploiter. La bonne Lange ne demandait pas mieux. Or Jean, dans son ambition, ne rêvait pour sa complice rien moins que les honneurs de la couche royale! Mais comment franchir cette immense distance qui sépare le trône d'un tripot infect? Là était la difficulté.

L'aimable couple se creusait vainement la tête pour trouver un expédient, lorsque le hasard, ce dieu hostile aux honnêtes projets, leur vint en aide au moment où ils s'y attendaient le moins. Le hasard avait pris les traits de Lebel, le valet de chambre et le Mercure ordinaire de Sa Majesté le roi de France.

Oui, Lebel avait entendu parler des charmes divins, des rares perfections de mademoiselle Lange, et, en pourvoyeur consciencieux, il venait voir, s'assurer par lui-même de la vérité des récits qui lui avaient été faits par MM. de Richelieu et de Soubise.

À la vue de la belle Lange, qui trônait, reine et maîtresse, dans le tripot du comte Jean, Lebel fut ébloui. Il ne sut même pas dissimuler ses impressions. Il se glissa derrière la jolie fille et appliquant un baiser sur son épaule nue:

—Vous êtes ravissante, dit-il, je reviendrai demain.

Il revint en effet, et bientôt Marie-Jeanne Vaubernier, dite la belle Lange, donnant la main à cet honnête serviteur, fit son entrée dans les petits appartements de Versailles.

La salle à manger où venait d'être introduite l'associée du comte Du Barry était royalement ornée; tout autour des buffets somptueux supportaient d'admirables porcelaines, chefs-d'œuvre précieux de la Chine ou de la manufacture de Sèvres. Sur la table, dressée au milieu, il y avait quatre couverts.

Deux gentilshommes qui causaient auprès d'une fenêtre, se levèrent à son entrée; l'un des deux était le duc de Richelieu, elle le reconnut.

—Charmante, ravissante, adorable! s'écria-t-il en la voyant entrer.

Puis, il s'avança vers elle, lui prit la main, et se tournant vers l'autre gentilhomme qui était resté immobile:

—Je vous présente, marquis, dit-il, l'astre nouveau qui se lève à Versailles.

Marie-Jeanne eut un mot, leste, c'est vrai, mais spirituel.

—Permettez, monsieur le duc, répondit-elle en faisant une profonde révérence, il faut d'abord que l'astre se couche.

Cependant le baron de Gonesse ne tarda pas à arriver. C'était un fort bel homme, aux façons royalement distinguées, un incommensurable ennui se lisait en traits profonds sur sa belle et majestueuse figure. La belle fille reconnut le roi. Elle l'eût deviné à la noblesse de son maintien, à ses gestes, à cette imposante dignité que donne le pouvoir absolu.

On se mit à table.

Mademoiselle Lange avait un rôle à jouer, elle ne l'oublia pas. Depuis huit jours, le comte Jean lui faisait minutieusement la leçon.

Toute entière à ce rôle, Marie-Jeanne, pendant la première partie du souper, ne fut pas elle-même: ses gestes étaient embarrassés, ses réponses longues et entortillées; on voyait passer le bout de l'oreille, on devinait la leçon apprise à l'avance et récitée par une élève malhabile. Le duc de Richelieu faisait tous les frais de la conversation; le marquis de Chauvelin ne soufflait mot; l'ennui du baron de Gonesse semblait avoir redoublé.

Mais le champagne bientôt délia la langue de l'ancienne élève de la Jourdan. Son rôle lui pesait, elle l'envoya par-dessus les moulins rejoindre son bonnet. Elle oublia tout, et les recommandations du comte Jean, et le comte Jean lui-même; elle ne vit plus qu'un souper délicat et des convives charmants, mais royalement ennuyés. Elle voulut avant tout les distraire, et bientôt sa gaieté expansive chassa tous les nuages de tristesse.

Elle fut vive, enjouée, brillante, licencieuse. Les propos lestes et les mots grivois éclatèrent bientôt comme un feu d'artifice. Elle ne se souvenait plus que le roi était là, elle se croyait encore à quelqu'un des soupers des demoiselles de Verrières.

Sans s'en douter, elle venait de trouver le chemin du cœur du roi.

Louis XV, l'ennuyé monarque, n'avait pas idée de cette verve légèrement graveleuse, de cette pétulance, de ce sans-gêne de mauvais ton. Lui, toujours à l'affût de la nouveauté, il ne connaissait rien de semblable. Ses maîtresses avaient, malgré elles, respecté ce qu'il respectait si peu lui-même, la dignité royale. Il pensait que Jeanne Vaubernier serait comme les autres. Il s'attendait à de la timidité, à des marques de respect. Il se trompait.

La nouvelle venue le traitait avec aussi peu de façons que s'il eût été le dernier gentilhomme. Elle lui parlait librement et follement, lui coupait la parole, le raillait; elle agrémentait ses répliques de locutions populaires, et empruntait des images au dictionnaire familier des maisons où elle avait vécu.

Le roi était ravi. Il s'imaginait qu'il n'était plus roi, ce qui était son rêve. Aussi, la fin de ce souper fut aussi gaie que le commencement avait été triste. Les convives sortirent de table dans cette demi-ivresse lucide et joyeuse qui suit toujours les repas arrosés de vins exquis et généreux.

Bientôt le baron de Gonesse se retira. Mademoiselle Lange resta seule avec les deux convives, trop animée pour être le moins du monde inquiète de l'effet qu'elle avait produit.

Un second souper annoncé fut suivi d'un troisième, puis d'un quatrième; au bout de quinze jours, Jeanne Vaubernier occupait définitivement un des petits appartements de Versailles et avait une maison montée.

Les relations du roi et de la séduisante courtisane devenaient sérieuses. Toute la cour s'en émut; les histoires les plus étranges circulèrent. Comme toujours en pareil cas, deux partis se formèrent, l'un contre, l'autre pour la nouvelle favorite. À la tête du premier était le duc de Choiseul; le duc d'Aiguillon fut le chef de l'autre.

Le duc de Choiseul, en cette circonstance, se conduisit en politique inhabile. Fort de l'amitié du roi, des services rendus, des secrets même qu'il possédait, il crut pouvoir tenir tête à une maîtresse de naissance obscure, sans influences apparentes, sans alliances. Il se flattait de la renverser d'un souffle. Il devait bien cependant, lui, la créature de madame de Pompadour, connaître la faiblesse du maître qu'il servait. Peut-être fut-il poussé dans cette voie par madame de Grammont, qui, après avoir essayé vainement de prendre d'assaut le cœur de Louis XV, se voyait, à sa grande colère, préférer une fille qui longtemps avait trôné dans les tripots.

Plus habile ou mieux inspiré, le duc d'Aiguillon voulut être l'ami de la favorite. Elle était sans expérience, il devint son guide, son confident intime, mieux encore, dit la chronique scandaleuse. Mais il basa sur sa faveur tous ses projets d'ambition, mais il en fit l'instrument de sa politique. Elle devint entre ses mains un levier dont il se servait pour renverser tous ses ennemis.

Sûre de l'affection du roi, Marie-Jeanne n'était pourtant pas sans inquiétudes. Elle s'était offerte sous le nom de comtesse Du Barry, empruntant ainsi, sans façon, le nom et le titre du comte Jean. D'un jour à l'autre on pouvait apprendre qu'elle n'était ni comtesse ni mariée. Qu'adviendrait-il alors? Elle tremblait rien que d'y penser. Le comte Jean l'eût bien épousée, mais il avait déjà une femme, et

La bigamie est un cas pendable.

La favorite, mieux servie par son audace que par la politique la plus habile, aima mieux aller au-devant d'une explication qui devait tôt ou tard avoir lieu; elle avoua tout au roi.

La confession amusa prodigieusement Louis XV, mais il était formaliste, il ne voulait pas s'écarter des usages reçus, il engagea vivement son amie à trouver un mari le plus vite possible, à n'importe quel prix.

C'était chose facile. Le comte Jean avait une nombreuse famille, il pensa que ce rôle de mari de la maîtresse déclarée du roi conviendrait admirablement à l'un de ses frères. Il écrivit donc à Toulouse, et ses parents, jaloux de ne pas laisser échapper une pareille aubaine, accoururent aussitôt. Cet expédient avait l'avantage de laisser à mademoiselle Vaubernier le nom de Du Barry, sous lequel on commençait à la connaître à Versailles.

Le comte Guillaume du Barry fut l'heureux élu. Il épousa, le plus secrètement possible, mademoiselle Marie-Jeanne Gomard-Vaubernier, à la paroisse de Saint-Laurent, toucha la prime qui s'élevait à quelques centaines de mille livres, et repartit aussitôt.

Il laissait à Paris ses deux sœurs, mesdemoiselles Isabelle et Fanchon du Barry, qui devinrent bientôt les commensales de la favorite. La première avait été surnommée Bischi, on appelait familièrement l'autre Chon. Ces deux sobriquets faisaient le bonheur du roi; il était lui-même grand donneur de surnoms, et l'on sait qu'il avait baptisé ses trois filles, mesdames Victoire, Adélaïde et Sophie, des noms de Loque, Chiffe et Graille.

M. de Choiseul, de son côté, n'avait pas perdu son temps. Il avait mis en campagne des agents habiles, et les aventures de Marie-Jeanne Vaubernier, de mademoiselle Lançon et de la belle Lange, devenue depuis comtesse du Barry, n'avaient pas tardé à être connues à la cour, enjolivées et commentées. Ce fut à Versailles un haro universel; mais le roi fit la sourde oreille, il ne voulait rien savoir. M. de Choiseul songea alors à un autre moyen: nombre de poëtes et de beaux esprits étaient admis dans ses salons, il eut recours à eux, espérant faire tomber la favorite sous les épigrammes et les chansons. On ne pouvait nommer madame Du Barry et le roi, on eut recours à des pseudonymes bientôt connus de tout Paris. Louis XV était monsieur Blaise, la favorite était la belle Bourbonnaise, et voici ce que l'on chantait en plein Pont-Neuf, avec approbation de monsieur le lieutenant de police:

La belle Bourbonnaise Arrivant à Paris, La Bourbonnaise, A gagné des louis, Chez un marquis.

À la ville comme à la cour, cette plate chanson avait un succès fou, mais elle était loin d'atteindre le but que se proposait M. de Choiseul. De ces chansons, le roi ne faisait que rire, et, pour bien montrer à son ministre qu'il n'ignorait pas ses menées, et le peu de cas qu'il en faisait, il prit la peine de fredonner devant lui, de sa voix fausse, l'air de la Bourbonnaise.

Les favoris du roi, ceux même qui avaient contribué à l'élévation de la comtesse, ne se faisaient pas faute de l'éclairer sur ce qu'elle avait été.

—Cette chère comtesse, disait un jour le roi devant quelques confidents, vraiment elle vaut de l'or.

—Parbleu! Sire, répondit l'un d'eux, tout Paris le sait bien.

Une autre fois Louis XV disait au duc d'Ayen:

—Je sais bien que, dans le cœur de cette chère comtesse, je succède à Radix de Sainte-Foix.

—Absolument, Sire, avait répondu d'Ayen, comme vous succédez à Pharamond.

On pourrait à cela répondre que, sauf quelques rares exceptions, la conduite des dames de la cour n'était guère plus édifiante que ne l'avait été celle de Jeanne Vaubernier.

Jusque-là, cependant, la position de la comtesse n'était rien moins que régularisée; elle habitait le château de Versailles, mais elle logeait dans les petits appartements; le roi la comblait de présents et soupait presque tous les soirs avec elle, mais il venait incognito et n'amenait avec lui que des intimes. Elle n'était d'aucune partie, d'aucune chasse, et ne suivait même pas le roi dans ses fréquents voyages, soit à Marly, soit à Choisy.

Chaque jour, poussée par le comte Jean et le duc d'Aiguillon, madame Du Barry demandait au roi, sinon de la déclarer, du moins de lui permettre de l'accompagner lorsqu'il changeait de résidence. Après bien des hésitations, le faible Louis XV consentit. C'était un premier pas de fait.

Les ennemis du duc de Choiseul, ceux qui voulaient absolument sa ruine pour en profiter, pensèrent alors que l'instant était venu de faire présenter la favorite.

Présenter solennellement à Versailles, à la cour, Jeanne Vaubernier, comtesse Du Barry, cette femme dont tout Paris chantait les scandaleuses aventures, était une chose terriblement grave, c'était un bien audacieux défi jeté à l'opinion.

Les ducs de Soubise et de Richelieu se chargèrent de commencer l'attaque. Aux premiers mots qu'ils hasardèrent à ce sujet, Louis XV leur coupa la parole par un refus qui paraissait ne laisser aucun espoir. Le duc d'Aiguillon revint à la charge, le roi ne dit ni oui ni non. Un mot, un regard de la comtesse arrachèrent un consentement timide, il est vrai, mais enfin c'était un consentement.

Restait à trouver une marraine. Cette difficulté, qui dans le principe n'en avait même pas semblé une, faillit faire manquer la présentation. Impossible dans cette cour galante et dissolue de trouver une femme qui voulût consentir à patronner la favorite. M. d'Aiguillon conjura vainement sa femme de se charger de cette honteuse mission, madame d'Aiguillon résista et se mit au lit, prétextant une maladie grave. Madame de Mirepoix elle-même refusa. Des démarches près de quelques grandes dames criblées de dettes, et qu'une somme considérable pouvait tenter, n'amenèrent que des refus humiliants. C'était à se désespérer.

C'est alors que le comte Jean se mit à son tour en campagne. Où les autres avaient échoué, il réussit. Il découvrit une vieille grande dame qui traînait dans une misère mal supportée un des beaux noms de France, la comtesse de Béarn. Elle consentit à patronner la favorite moyennant cent mille livres, trente mille francs pour les frais, et un régiment pour son frère.

Il ne restait plus qu'à fixer le jour de la présentation. Ceci regardait le roi, il s'exécuta de bonne grâce, et le 21 août 1770, à son petit coucher, il annonça que, le lendemain, il y aurait dans la grande galerie des glaces présentation de dames; il prononça les paroles de la formule:

—Nous avons permis à madame de Béarn de nous présenter la comtesse Du Barry.

Il se fit, à cette déclaration du maître, un certain murmure d'étonnement. Les courtisans s'entre-regardaient d'un air surpris, comme des gens qui en croient à peine leurs oreilles. Une heure après, toute la cour savait la grande nouvelle.

La présentation décidée, annoncée par le roi, une espérance restait encore aux amis du duc de Choiseul. Ils comptaient constater et publier les façons vulgaires, les hérésies de langage, les gaucheries de cette fille de rien, jetée tout à coup à la cour devant la plus merveilleuse société de l'Europe, au milieu de tous les gentilshommes persiffleurs, de ces grandes dames insolentes et railleuses. On comptait bien rire des révérences de la belle Bourbonnaise, la servante de Blaise; elle se troublerait sans doute, il y aurait esclandre, et jamais elle n'oserait se représenter à la cour. Les pamphlets et les chansons avaient si bien préparé les esprits, on avait tant calomnié cette femme, éblouissante de beauté, que tout le monde était convaincu que le jour de son triomphe serait aussi celui de sa chute, et quelle chute! honteuse, grotesque, en présence de toute la cour.

Le soir du 22 avril, tout était en émoi au château de Versailles. On attendait avec une fiévreuse impatience l'heure de la présentation. Cette heure déjà était passée, les groupes étaient nombreux et animés. Le roi était inquiet, distrait; il causait avec le duc de Richelieu et le prince de Soubise, et à chaque instant tournait les yeux vers la porte. Les amis du duc de Choiseul affirmaient que la présentation n'aurait pas lieu, on n'oserait pas; l'énormité de cette action avait enfin épouvanté le roi.

Au milieu des conjectures les plus vives, de l'impatience la plus haletante, la porte s'ouvrit, et un huissier de la chambre annonça:

—Madame la comtesse de Béarn, madame la comtesse Du Barry.

Éblouissante de beauté, rayonnante de grâce, la favorite entra donnant la main à sa marraine. L'impression fut immense. Les plus méchants complots étaient déjoués; la comtesse Du Barry n'avait pas fait dix pas, que déjà son succès était assuré.

Tous les regards chargés de haine furent pour la vieille comtesse, qui se sentait faiblir. La honte montait par bouffées à son visage, on la voyait rougir sous le fard.

La favorite cependant s'avança vers le roi, dont la figure rayonnait d'enthousiasme et de plaisir. Il ne la laissa pas s'agenouiller, selon l'usage, devant lui; lui prenant les mains, il la releva.

—Les Grâces, dit-il, ne s'inclinent devant personne.

Ces mots de Louis XV furent entendus, et presque tous les ennemis de la comtesse se changèrent en serviles courtisans.

Le soir même il y eut cercle chez elle, et au nombre de ses adulateurs elle put compter avec orgueil un prince du sang, le comte de la Marche, cadet des Conti.

Le crédit de madame Du Barry fut bientôt aussi grand que l'avait été celui de la marquise de Pompadour. La comtesse n'était pas méchante, c'était même ce qu'on est convenu d'appeler une bonne fille, mais elle se devait à ceux qui avaient favorisé son élévation, elle était un instrument entre leurs mains. Ses conseillers étaient le duc d'Aiguillon, le chancelier Maupeou et l'abbé Terray; tous les trois voulaient le renversement du ministère Choiseul.

Depuis longtemps le duc d'Aiguillon était l'ami de la belle comtesse, le chancelier se disait son cousin; quant à l'abbé, le dernier venu de ce triumvirat qui aspirait à gouverner la France, elle n'avait rien à lui refuser: n'ouvrait-il pas pour elle le trésor du roi, n'acquittait-il pas les bons à vue signés par la favorite avec plus d'exactitude que ceux qui portaient le nom de Louis?

Le salon de la comtesse était le centre des intrigues du parti opposé à M. de Choiseul. Mais le roi venait dans ce salon. Louis XV était follement épris de sa nouvelle maîtresse. Son sans-gêne, son cynisme, ses audacieuses reparties le divertissaient infiniment. Le vieux monarque se plaisait dans la société des belles sœurs de la favorite, Bischi et la petite Chon; les grossièretés et les jurons de Jean du Barry, qu'il appelait frérot, l'amusaient et le faisaient rire. Il retrouvait dans ce salon toutes ses anciennes habitudes, et jusqu'à la maréchale de Mirepoix, la compagne assidue autrefois de la marquise de Pompadour.

De tous côtés on lui demandait le renvoi du duc de Choiseul. Entrait-il chez la favorite, il la trouvait assise dans une chaise longue, faisant sauter une orange de chaque main.

—Que faites-vous, comtesse?

—Vous le voyez, Sire.

Et l'étourdie continuait à faire sauter les oranges en disant:

—Saute, Choiseul! saute, Praslin! saute, Choiseul!

Le roi ne pouvait s'empêcher de rire, mais il tenait à son ministre.

—Le pauvre duc de Choiseul, disait-il, ne saurait tarder à être renversé, je suis le seul ici à vouloir le maintenir.

Mais madame Du Barry, malgré toute son influence, ne pouvait ramener à elle les femmes de la cour. Les grandes dames, chose incroyable, résistaient au maître, et plusieurs osèrent lui témoigner publiquement leur mépris.

Un jour, à Marly, la favorite était allée s'asseoir à une place vide près de la princesse de Guéménée. La princesse se leva aussitôt, et d'un air de dégoût:

—Fi! l'horreur! dit-elle, assez haut pour être entendue.

Une heure après, madame de Guéménée recevait l'ordre de quitter Marly sur-le-champ.

Ces symptômes de faveur n'éclairaient pas le parti de M. de Choiseul. Le ministre se croyait inattaquable. En ce moment il négociait le mariage du Dauphin avec une archiduchesse d'Autriche; il savait que tant que l'union ne serait pas conclue il était indispensable, et pour l'avenir il comptait sur l'influence de la future Dauphine. C'est donc de son salon que partaient toutes les épigrammes, les chansons, les épîtres, les nouvelles à la main destinées à battre en brèche le crédit de la favorite. Le roi, comme de juste, n'était pas épargné; quelques-unes de ces pièces légères étaient d'un goût douteux ou même tristement ordurières:

France, tel est ton destin,

D'être soumise à la femelle:

Ton salut vint de la pucelle,

Tu périras par la catin.

D'autres au contraire étaient ravissantes de grâce et d'esprit, telle l'épître à Margot, attribuée tour à tour à Boufflers et à Dorat, et reniée également par tous les deux.

Pourquoi craindrai-je de le dire!

C'est Margot qui fixe mon goût;

Oui, Margot, cela vous fait rire;

Que fait le nom? la chose est tout.

Je sais que son humble naissance

N'offre pas à l'orgueil flatté

La chimérique jouissance

Dont s'enivre la vanité,

.......................................................

Mais Margot a de si beaux yeux

Qu'un seul de ses regards vaut mieux

Que fortune, esprit et naissance.

À l'instigation de M. de Choiseul, son ami Voltaire s'était mis de la partie; il faisait pleuvoir sur la comtesse Du Barry une grêle de fines épigrammes. On faisait même courir sous son nom un conte bêtement ordurier intitulé La cour du roi Pétaud:

Il vous souvient encor de cette tour de Nesles,

Mintiville, Lymail, Rouxchâteau, Papomdour

(Vintimille, Mailly, Châteauroux, Pompadour), Dans cette foule enfin de peut être cent belles Qu'il honora de son amour Pour choisir celle qu'à la cour On soutenait n'avoir jamais été cruelle. La bonne pâte de femelle, Combien d'heureux fit-elle, dans ses bras! Qui, dans Paris, ne connut ses appas? Du laquais au marquis, chacune se souvient d'elle.

Certes, jamais Voltaire n'a écrit cette niaise platitude, mais enfin on le comptait au nombre des ennemis de la comtesse, mal renseigné qu'il était par ceux qui voulaient la chute de la favorite.

Madame Du Barry eut peur du patriarche de Ferney, et, sans en rien dire au roi, elle fit faire quelques démarches près de lui par son grand ami et admirateur Richelieu.

Éclairé sur la puissance de madame Du Barry, Voltaire, qui toute sa vie joua en toutes circonstances un double jeu, fut épouvanté de l'imprudence que, conseillé par les Choiseul, il avait été sur le point de commettre, et le duc d'Aiguillon fut chargé de le réconcilier avec la favorite.

La comtesse Du Barry soutenait alors le chancelier Maupeou dans sa lutte contre les Parlements. Les attaques du chancelier pouvaient tourner contre lui, le faible Louis XV pouvait, en un jour d'ennui, donner raison à ceux qu'il appelait les robes noires; mais le ministre avait pour lui la favorite, elle avait fait placer dans sa chambre un magnifique portrait de Charles Ier, peint par Van-Dick, et souvent elle le montrait au roi en lui disant:

—Les Parlements, Sire, nous traiteront comme ils ont traité Charles Ier.

La victoire resta au chancelier, mais il souleva contre lui l'indignation générale. À Paris, on récitait ce Pater noster d'un nouveau genre:

«Notre père qui êtes à Versailles, que votre nom soit glorifié. Votre règne est ébranlé; votre volonté n'est pas plus faite dans le ciel que sur la terre. Rendez-nous notre pain quotidien que vous nous avez ôté; pardonnez à vos Parlements qui ont soutenu vos intérêts comme vous pardonnez à vos ministres qui les ont vendus. Ne succombez plus aux tentations de la Du Barry, mais délivrez-nous de ce diable de chancelier. Ainsi soit-il.»

À Versailles, on faisait courir les plus atroces épigrammes.

Le chancelier riait de tous ces clabaudages, le roi le proclamait «le plus ferme et le plus intègre des ministres.» Il était sûr de l'appui de la favorite, il était certain qu'au premier jour son ennemi Choiseul serait renversé; il le fut en effet, au grand triomphe des amis de madame Du Barry.

—C'est le règne de Cotillon III qui commence! s'était écrié le roi de Prusse.

Débarrassé du duc de Choiseul, Louis XV n'eut plus de querelles, plus de luttes à soutenir. «Les ministres s'entendent comme larrons en foire, écrivait un bel esprit de l'époque, et la guenon (le mot n'est pas poli) qui nous gouverne s'entend avec eux.» Le roi laissait agir ses ministres.

—Ils peuvent faire tout ce qu'ils voudront, disait-il en riant, je m'en lave les mains.

Le vieux roi avait en effet «renoncé à toute fausse honte.» Il délaissait complétement la cour pour vivre près de la favorite. Il voyait rarement le Dauphin et la Dauphine; plus rarement ses filles. Déjà l'une d'elles, Madame Victoire, navrée des désordres qui flétrissaient la vieillesse de son père, avait pris le parti de se retirer dans un couvent.

—En voilà une, disait le duc de Richelieu, qui veut gagner le paradis uniquement pour ne pas être avec sa famille durant toute l'éternité.

Madame Du Barry accompagnait le roi partout, elle était de toutes les chasses, de tous les voyages. Elle-même dressait les listes d'invitation.

Docile aux conseils des vieux courtisans qui depuis longtemps connaissaient les goûts et les habitudes de Louis XV, elle ne recevait que les anciens compagnons du roi; les femmes admises devaient être jolies ou l'avoir été, elles devaient surtout entendre admirablement la plaisanterie. Le temps était passé des conversations finement spirituelles des soupers de la marquise de Pompadour; il fallait du gros sel pour réveiller le vieux monarque, et la favorite lui en servait à pleines mains.

Mais c'est à Luciennes surtout, dans le ravissant pavillon qu'elle avait fait bâtir, que madame Du Barry aimait à recevoir Louis XV.

Rien de merveilleux comme cette habitation, véritable bonbonnière d'écaille et de marbre, bâtie sur les hauteurs des bois de Luciennes ou de Louveciennes, au milieu d'un paysage digne de Paul Potter ou de Claude Lorrain. Là, les eaux coulent à pleines cascades, et de beaux bouquets d'arbres se mirent dans des lacs d'eaux vives.

Louis XV avait d'abord voulu donner à la comtesse le grand pavillon de Luciennes, construit par le duc de Penthièvre, mais elle l'avait trouvé trop vaste encore pour ses goûts simples et familiers.

Avec la permission du roi, elle fit élever, à quelque distance, une toute petite maison, palais en miniature, bien commode, bien élégante. Tout autour on dessina de charmants jardins, fouillis de fleurs au milieu d'admirables pelouses. La terrasse avait un immense horizon, et à perte de vue s'étendaient des allées de tilleuls. De ce petit pavillon de Luciennes, elle fit un paradis.

Là, tout était disposé pour recevoir le roi. Les pièces étaient petites, mais commodes; les domestiques étaient peu nombreux, mais choisis avec soin, fidèles, éprouvés, discrets, et d'un inaltérable respect.

La comtesse avait toujours près d'elle ses deux belles-sœurs, Chon et Bischi, ses conseils dans les petites occasions, ses confidentes intimes; leur propre intérêt les faisait dévouées.

Puis, pour animer cet intérieur, pour faire cette solitude bruyante, il y avait des oiseaux de toutes les couleurs dans des volières de filigrane d'or, une perruche aux couleurs de feu, un singe du Brésil, et enfin une petite épagneule blanche, avec des marques de feu, méchante comme un petit démon, et qui mordait tout le monde, excepté le roi qu'elle aimait beaucoup.

Comme les châtelaines du moyen âge, la favorite avait un page noir, Zamore, enlacé de bracelets et de colliers de verroterie; il marchait devant elle, et portait son parasol, comme dans les romans de chevalerie.

Le négrillon, lui, ne respectait personne, pas même le roi; il enlevait la perruque du chancelier, et faisait cent autres malices. Un jour Louis XV trouva plaisant de faire de Zamore un gouverneur de résidence royale, et la chancellerie expédia un brevet scellé par le chancelier, qui nommait ce sapajou gouverneur du château de Luciennes, aux appointements de deux cents louis.

Les ministres venaient travailler et tenaient conseil à Luciennes, madame Du Barry présidait. On agitait en riant les questions les plus sérieuses. Pour Louis XV un bon mot valait mieux qu'une bonne raison; il disait toujours oui. Lorsque la chose semblait trop grave, et que le roi se sentait embarrassé, il prenait l'avis de Chon. Mieux eût valu tirer à pile ou face.

Lorsque la conversation se ralentissait, que l'on était à bout de bons mots et de mauvaises épigrammes, que l'on avait ri du pamphlet de la veille et chansonné le Parlement, on lisait les lettres décachetées à la poste, on parcourait les rapports de la police.

La lecture de toutes ces turpitudes terminée, on allait faire une promenade dans les jardins, puis l'on soupait. C'était l'heure heureuse du roi. Les propos à ces soupers était d'une liberté telle, que la maréchale de Mirepoix en rougissait; mais la favorite le voulait ainsi, certaine par là de plaire à son amant. Le nombre des convives était beaucoup plus restreint que du temps de la marquise de Pompadour; le roi admettait à sa table six ou huit personnes, dix au plus, et encore très-rarement.

Parfois Louis XV se mêlait de faire la cuisine; il y avait des prétentions. Les convives devaient se résigner, ces jours-là, à manger, en dissimulant de leur mieux une grimace, des beignets plus lourds que du plomb, ou des omelettes brûlées.

Louis XV ne souhaitait qu'une chose, oublier sa royauté.

La favorite faisait tous ses efforts pour que ce vœu fût exaucé. À la façon dont il était traité dans l'intimité, entre Chon et Bischi, il ne tenait qu'au vieux monarque de se croire le plus humble de ses sujets. Il n'était plus le roi, il était M. La France, ou même La France, tout court. La comtesse, pour flatter ses goûts, redevenait la petite Lange, et retrouvait l'effronterie de manières et le cynisme de langage de ses jeunes années, de ce temps où, du salon des demoiselles Verrières, elle passait au tripot du comte Jean. Le roi aimait fort à préparer lui-même son café, et si, distrait par Chon ou par Zamore, il laissait la liqueur se répandre sur la table, la comtesse lui criait en lui jetant sa pantoufle à la tête:

—Eh! La France! ton café f...iche le camp!

Au contraire de toutes les favorites, madame Du Barry, c'est une justice à lui rendre, n'était ni avide ni intéressée. La fragilité de son pouvoir ne l'épouvantait nullement, et jamais elle ne s'inquiéta de l'avenir. Elle pillait le trésor, mais elle ne pillait pas pour son propre compte. Ne lui fallait-il pas enrichir tous ceux qui l'entouraient, parents, amis, flatteurs? elle s'exécutait de bonne grâce. Il lui en coûtait si peu. Les acquits au comptant payaient tout, et l'abbé Terray semblait n'être véritablement que le trésorier de la favorite.

Depuis longtemps elle avait assuré au vicomte Adolphe du Barry une position magnifique. Doté richement, il avait épousé une fille de grande maison, fort pauvre il est vrai, mais dont le roi avait fait un excellent parti.

Le mari pour rire de la favorite dépensait annuellement des sommes considérables; mais il lui fallait bien chercher des consolations. Chon et Bischi avaient une fortune indépendante. La maréchale de Mirepoix ne donnait pas son amitié. Enfin, il y avait le comte Jean, de force à absorber tout seul les revenus de l'État.

De tout cela le roi s'inquiétait fort peu. Le trône s'en allait à vau-l'eau, sans que personne parût en prendre souci. Chaque ministre était maître absolu dans son département, à la condition d'obéir aux fantaisies de la comtesse.

Le chancelier Maupeou entre un matin chez madame Du Barry; la veille, il avait pris une mesure d'une certaine gravité.

—Eh bien! monsieur le chancelier, demanda la comtesse, que dit-on dans le public de votre décision?

—Ma foi! ma cousine, répond Maupeou, je n'en sais rien, mais je m'en f...iche.

La favorite part d'un éclat de rire. Le roi survient.

—On est bien gai, ce me semble, ici, dit-il; de quoi rit-on si fort?

—Sire, je demandais au chancelier ce que l'on pense de ses mesures, il m'a répondu qu'il s'en f...ichait.

—Vraiment, comtesse.

—Oui, Sire, et je partage son opinion, je m'en f...iche.

—En ce cas, reprend le roi, riant aussi, nous sommes trois qui nous en f...ichons.

Parfois, cependant, les murmures du parti du Dauphin arrivaient jusqu'au roi. Ces jours-là, il était de mauvaise humeur; la comtesse mettait tout sur le compte de M. de Choiseul, exilé à Chanteloup. Des pamphlets qui continuaient à pleuvoir, on ne faisait que rire, même lorsqu'ils étaient encore plus outrageants que celui-ci, longtemps attribué au comte Jean.

Drôlesse,

Où prends-tu donc ta fierté?

Princesse,

D'où te vient ta dignité?

Si jamais ton teint se fane ou se pelle,

Au train

De catin

Le public te rappelle.

Drôlesse,

Où prends-tu ta fierté?

Princesse,

D'où te vient ta dignité?

Lorsque tu vivais de la messe

De ton père Gomard,

Que la Romson volait la graisse

Pour joindre à ton morceau de lard,

Tu n'étais pas si fière,

Et n'en valais que mieux.

Baisse ta tête altière,

Au moins devant mes yeux;

Écoute-moi, rentre en toi-même,

Pour éviter de plus grands maux,

Permets à qui t'aime

De t'offrir encor des sabots.

Mais la bonté de la comtesse fut toujours extrême envers ces mêmes Choiseul qui l'attaquaient si cruellement. Elle aimait à les railler, elle ne voulut pas les persécuter; et cependant leur sort était entre ses mains. Plus d'une fois Louis XV, en parlant de son ancien ministre, avait dit:

—Cet homme-là devrait être à la Bastille.

Mais toujours la favorite avait désarmé Louis XV; elle le désarmait par un bon mot, par une plaisanterie.

Véritablement, elle était le type de la bonne fille: folle, insouciante, crédule même, jamais elle n'abusa de son pouvoir pour faire du mal; toutes les fautes qu'on lui impute doivent retomber sur les gens qui l'entouraient.

Sous son règne, il est vrai, on fit un épouvantable abus des lettres de cachet, mais il faut s'en prendre au duc de La Vrillière, dont la maîtresse en faisait publiquement commerce: pour cinquante louis, on faisait mettre un homme en prison. La favorite ne trempait aucunement dans toutes ces infamies: plusieurs fois même elle usa de son influence pour rendre à la liberté des malheureux injustement détenus.

Elle avait d'ailleurs bien autre chose à faire; les amours la préoccupaient beaucoup plus que la politique, dont elle ne se mêlait que pour obéir à ses amis. Louis XV, en effet, ne régna jamais seul sur le cœur de la belle comtesse, il lui fallait plus d'un amant, et nombre de simples gentilshommes furent tout aussi heureux que le roi de France.

Le comte de Cossé-Brissac fut son plus grand, son plus durable amour. Jeune, élégant, chevaleresque, il était fait pour plaire à toutes les femmes, elle ne put le voir sans l'aimer. Pour la comtesse Du Barry, M. de Brissac délaissa une femme jeune et charmante, qu'il avait épousée depuis peu; il était fou de la belle favorite, et telle était l'imprudence des deux amants, que plusieurs fois ils faillirent être surpris par le roi.

Tous les amis de la comtesse connaissaient cette intrigue, mais ils la cachaient avec un soin extrême; sa fortune était la leur, et une indiscrétion pouvait tout renverser. Madame de Cossé elle-même apprit un jour les relations de son mari et de la favorite; elle surprit une lettre, une lettre qui ne laissait aucun doute; elle pouvait se venger, elle ne le fit pas, pensant qu'à force de résignation elle ramènerait son mari: elle réussit à demi.

Madame Du Barry était alors au plus haut degré de la faveur; ses amis rêvèrent pour elle la destinée de madame de Maintenon, épousée secrètement par Louis XIV. C'était s'assurer contre toutes les chances. La favorite adopta cette idée avec empressement, et bientôt les démarches commencèrent.

Madame du Barry femme du roi de France, c'était une grosse affaire à traiter, et cependant, du premier coup, les obstacles qui avaient semblé les plus terribles furent levés. Mesdames, filles du roi, donnaient leur assentiment. Pieuses, aimantes, les filles de Louis XV tremblaient pour le salut de leur père; ne pouvant le détacher d'une maîtresse aimée, elles trouvèrent bon de légitimer la passion du vieux monarque, et de faire ainsi cesser le scandale. On se souciait peu de l'opposition du Dauphin. Depuis longtemps, le roi savait les dispositions hostiles de son petit-fils: un jour que la vicomtesse Adolphe du Barry lui avait été présentée, il s'était détourné avec mépris et n'avait pas daigné répondre. On pensa qu'on pouvait passer outre. Tiraillé de tous côtés, Louis XV donna son consentement; il promit même à la comtesse de la nommer, à cette occasion, duchesse de Roquelaure.

Une union morganatique fut donc résolue, et le cardinal de Bernis fut chargé de poursuivre secrètement à Rome la nullité du mariage de la favorite avec le comte Guillaume du Barry.

Déjà, comme pour donner l'exemple et préparer les esprits, le duc d'Orléans avait, depuis peu, épousé en secret madame de Montesson, sa maîtresse. Madame Du Barry avait favorisé ce mariage de tout son pouvoir, elle devait même obtenir de le faire déclarer; le duc d'Orléans, qui savait son influence, avait pour cela sollicité son appui.

—Épousez toujours, mon gros père, avait-elle répondu, après nous verrons. J'y suis, comme vous le savez, fort intéressée moi-même.

Cependant l'inexplicable mélancolie du roi gagnait de jour en jour; son front se faisait plus sombre, l'ennui l'enveloppait. Vainement, pour le distraire, la comtesse redoublait d'enjoûment, de gaîté, de licence; vainement, pour chasser ses noires idées, elle se prêtait à ses infidélités passagères et peuplait le Parc-aux-Cerfs de fraîches et charmantes jeunes filles: rien ne pouvait plus émouvoir cette âme rassasiée.

Bientôt, à cette tristesse incessante, vinrent se mêler des pressentiments de mort. Un soir, à un souper chez la favorite, Louis XV vit tout à coup pâlir, puis chanceler un de ses vieux compagnons, le marquis de Chauvelin.

—Qu'avez-vous, Chauvelin? vous trouvez-vous mal? s'écria-t-il.

On s'empressa autour du marquis, affaissé sur lui-même; il était mort.

Cette foudroyante destruction épouvanta le roi. Il se leva de table sans mot dire et se retira dans son appartement.

—C'est un avertissement du ciel! disait-il à ceux qui l'entouraient.

On était alors en carême: les sermons prêchés par l'évêque de Sénés firent une impression profonde sur le cœur du roi. L'évêque ne ménageait pas les vices des grands. Le jour du jeudi-saint, le sermon du ministre de l'Évangile fut d'une «audace inouïe.» En traits hardis, il peignit la misère des peuples et flétrit les désordres de la cour, dont le roi était le premier complice et le plus coupable.

—Écoutez-moi bien, s'écria-t-il, et repentez-vous. Encore quarante jours, et Ninive sera détruite!...

À ces mots, le vieux monarque frissonna; il lui sembla qu'il venait d'entendre son arrêt, et, loin de punir ce que les courtisans appelaient «l'insolence de ce prêtre,» il récompensa l'homme qui avait osé lui faire entendre des paroles de vérité.

De ce jour, il devint plus exact à ses prières; il restait seul enfermé dans ses appartements, et rendait de fréquentes visites à madame Louise, cette pieuse princesse qui, retirée à Saint-Denis, priait avec ferveur pour la conversion et le salut de son père.

Ces symptômes alarmèrent la favorite et ceux de ses amis qui exploitaient son crédit. On tint conseil chez elle, et il fut décidé qu'à tout prix on essaierait de distraire le roi et de ranimer son goût pour le plaisir.

Le comte Jean proposa un voyage à Trianon. Là, il amènerait une jeune fille d'une rare beauté qu'il avait rencontrée; ses charmes naissants réveilleraient les sens blasés du roi et feraient diversion aux lugubres pensées qui assiégeaient son âme.

À l'unanimité, on adopta les propositions du comte Jean, le voyage à Trianon fut résolu, la jeune fille amenée.

C'était le 5 mai 1774; les invités étaient les convives habituels du roi: le prince de Soubise, les ducs d'Aiguillon, d'Ayen et de Duras; mesdames de Mirepoix, de Forcalquier, de Flammarens.

Le souper fut d'une gaîté folle; jamais le roi n'avait paru de meilleure humeur; il cherchait à s'étourdir, les convives l'y aidaient à qui mieux mieux. L'aï bientôt exalta toutes les têtes, on porta des toasts, on chanta: les propos les plus lestes, les anecdotes les plus scabreuses, les mots les plus déshabillés éclataient de tous côtés; la licence, cette nuit-là, fut sans bornes. À deux heures, le roi se retira dans l'appartement où l'attendait la jeune fille; il l'avait vue et l'avait trouvée charmante; les convives, rassurés sur l'avenir, se couchèrent donc en attendant le jour.

Triste fut le réveil de cette nuit si folle. De grand matin, on vint annoncer à madame Du Barry que le roi était souffrant. Vite, elle courut aux appartements. Le roi était couché, il avait la tête fort lourde, tout le corps endolori.

—Ah! comtesse, lui dit-il, ne m'en veuillez pas de mon infidélité; je suis, vous le voyez, bien puni.

—Ce ne sera rien, répondit-elle; Votre Majesté va dormir, et dans quelques heures il n'y paraîtra plus.

Mais vainement elle cherchait à tromper le roi, à se tromper elle-même; le 10 mai 1774, à trois heures et quelques minutes, le premier médecin s'aperçut que Louis venait de rendre le dernier soupir; il interrogea le cœur, plaça une glace devant la bouche du roi, et, après une minute environ, il se retourna vers les assistants, et prononça les paroles sacramentelles: Le roi est mort, vive le roi!...

Madame Du Barry savait depuis deux heures à peine l'écroulement de sa fortune, lorsqu'elle vit paraître le duc de la Vrillière. Il lui apportait une lettre de cachet écrite en entier de la main du nouveau roi.

«Madame Du Barry, pour des raisons à moi connues, qui tiennent à la tranquillité de mon royaume et à la nécessité de ne point permettre la divulgation du secret de l'État qui vous a été confié, je vous fais cette lettre pour que vous ayez à vous rendre à Pont-aux-Dames sans retard, seule, avec une femme pour vous servir, et sous la conduite du sieur Hamont, l'un de nos exempts. Cette mesure ne doit pas vous être désagréable: elle aura un terme prochain.»

—Un beau fichu commencement de règne! s'écria la comtesse, quand elle eut pris connaissance de cette lettre. Je vais obéir, monsieur, dit-elle au duc de la Vrillière.

La route fut triste jusqu'à Pont-aux-Dames, et cependant la comtesse montra beaucoup de fermeté et de résignation.

Prévenues de l'arrivée de la favorite du feu roi, les bonnes religieuses l'attendaient avec une impatience mêlée de curiosité. De monstrueux récits étaient venus jusqu'à elles, et lorsqu'elles accoururent pour l'accueillir, elles furent étonnées de trouver tant de grâces unies à une si parfaite modestie.

Une nouvelle existence commençait pour madame Du Barry; elle eut le bon esprit de se plier sans murmure à sa fortune présente, et d'oublier sa puissance passée. Elle n'était pas riche, son insouciance pour l'avenir avait toujours été grande, jamais elle n'avait rien demandé. Ses diamants, son hôtel à Versailles, son pavillon de Luciennes formaient toute sa fortune. C'était de quoi vivre modestement et simplement: elle s'y résigna de la meilleure grâce du monde.

Les religieuses de l'abbaye l'avaient prise en amitié, elle-même se plaisait à ce tranquille bonheur du monastère; un instant elle eut la pensée d'y finir ses jours; elle pouvait y jouer le rôle de madame de Maintenon à Saint-Cyr. Le souvenir de ses amis l'arrêta.

Bientôt elle obtint du roi la permission de quitter Pont-aux-Dames. Elle venait de vendre au comte de Provence son hôtel de Versailles, elle en consacra le prix à l'achat de la terre de Saint-Vrain, près de Chartres, et s'y retira. À Saint-Vrain, entourée de sa famille, elle reçut tous ses amis d'autrefois, Soubise, Richelieu, le duc et la duchesse d'Aiguillon, et le comte de Cossé-Brissac, qui, fidèle dans la disgrâce, voulut partager son exil. Plusieurs fois déjà, déguisé en paysan, il était allé la consoler à l'abbaye de Pont-aux-Dames.

Les faiseurs de libelles ne furent point désarmés par la chute de la favorite; puissante, ils l'avaient accablée, ils la poursuivirent dans l'exil, et un matin ces vers ignobles lui étaient parvenus jusque dans sa chambre du monastère de Pont-aux-Dames:

Les ponts ont fait époque dans ma vie,

Dit Lange en pleurs dans sa cellule en Brie;

Fille d'un moine et de Manon Giroux,

J'ai pris naissance au coin du Pont-aux-Choux;

À peine a lui l'aurore de mes charmes,

Que le Pont-Neuf vit mes premières armes.

Au Pont-au-Change, à plaisir je fêtais

Le tiers, le quart, bourgeois, nobles, laquais.

L'art libertin de rallumer les flammes,

Au Pont-Royal me mit le sceptre en main.

Un si haut fait m'amène au Pont-aux-Dames,

Où j'ai bien peur de finir mon destin.

L'exil de madame Du Barry à Saint-Vrain fut de courte durée. Elle eut recours à la générosité de la reine Marie-Antoinette: bientôt elle reçut une réponse conforme à ses désirs, et toute joyeuse elle revint s'établir à Luciennes.

Cependant des nuages sanglants grossissaient à l'horizon; les jours sombres étaient venus pour Versailles.

Madame Du Barry, qui avait conçu pour la famille royale un attachement profond et respectueux, ne songea qu'à tirer parti de sa position pour lui être utile. Déjà, dans la triste affaire du collier, elle avait pu donner à Marie-Antoinette la mesure de son dévoûment. Sacrifiant, sans hésiter, sa vieille amitié pour le cardinal de Rohan, elle avait de toutes ses forces défendu l'honneur de la reine.

Chaque jour amena désormais à madame Du Barry un nouveau malheur. Des escrocs, aussi habiles qu'audacieux, lui arrachèrent des sommes considérables; ses diamants, sa seule ressource, lui furent volés; enfin le séjour de Luciennes lui fut rendu insupportable par Zamore. Ce noir ingrat, qu'elle avait comblé de ses bienfaits, était devenu l'orateur le plus ardent du club de Luciennes, et chaque jour il déclamait contre sa maîtresse, qui n'osait pas le chasser.

Mais une douleur plus grande lui était réservée; le 4 septembre 1792, des clameurs menaçantes s'élevèrent autour du château, un groupe d'hommes armés pénétra dans le vestibule; l'un d'eux, au bout d'une pique, portait une tête affreusement sanglante. Cette tête était celle de Brissac, «tué en faisant son devoir.» Au bruit, la comtesse était accourue. Alors, un des hommes saisit la tête, et l'envoyant rouler aux pieds de madame Du Barry:

—Tiens, s'écria-t-il, voilà la tête de ton amant!

Reçue plusieurs fois à Trianon par la reine, madame Du Barry s'était chargée de suivre à Londres les négociations secrètes commencées par la cour avec le comité d'émigration. Sous prétexte de rechercher les voleurs de ses diamants, elle fit successivement plusieurs voyages en Angleterre. Le 14 décembre 1792, au moment du procès du roi, elle quitta Paris une fois encore avec un passeport du district de Versailles.

À Londres, elle apprit la terrible catastrophe du 21 janvier 1793, la mort de Louis XVI. Sans doute, à ce moment, elle se souvint de ce portrait de Charles Ier qu'elle avait autrefois fait placer dans sa chambre, pour le montrer à Louis XV.

Tous les amis de la comtesse lui conseillaient de rester en Angleterre; elle ne voulut rien entendre, elle osa revenir en France. Mais la colère du peuple devait atteindre tout ce qui, de près ou de loin, avait tenu à la monarchie; la favorite de Louis XV ne pouvait être oubliée.

Le 3 juillet 1793, un arrêté du comité de sûreté générale ordonna l'arrestation de la ci-devant comtesse Du Barry.

Louis XVI innocent expiait les crimes pompeux de Louis XIV et les turpitudes de Louis XV; en la pauvre Du Barry, une fille égarée sur le trône de France, on frappa toutes les favorites qui depuis tant de siècles avaient pris à tâche de ruiner la France; elle fut la victime expiatoire des Diane de Poitiers, des Montespan et des Pompadour.

Elle ne tarda pas à comparaître devant le tribunal révolutionnaire, et, à l'unanimité, la courtisane de Capet XV fut condamnée à la peine de mort.

Le lendemain, 9 décembre 1793, on vint tirer la comtesse de la prison pour la conduire à l'échafaud.

À ce moment suprême, tout son courage l'abandonna. Elle poussa un grand cri, et s'affaissa sur elle-même. On fut obligé de la porter. Pâle, défaite, elle gisait inanimée sur le devant de la charrette fatale. Ses sanglots et ses gémissements ne cessèrent pas tant que dura le funèbre trajet. Lorsque, arrivée à la place de la Révolution, on la porta sur la terrible machine, les forces lui revinrent; elle se débattait aux mains de ceux qui la soutenaient; d'une voix déchirante elle criait à la multitude: «Bon peuple! au secours, délivre-moi, je suis innocente[41]

Tandis qu'on la liait, elle tournait vers le bourreau ses yeux noyés de larmes.

—Encore une minute, disait-elle, une seule minute, je vous en conjure! monsieur le bourreau.

Pauvre comtesse, elle ne put achever sa phrase, et la foule qui hurlait autour de la guillotine battit des mains lorsqu'on lui montra la tête sanglante de la dernière favorite des rois de France.

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