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V

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PICOLO ET COL-RAIDE

Quarante-cinq jours se sont écoulés depuis que le Corbeau a quitté le Havre, avec beau temps, belle mer et belle brise, emportant Talmouse en qualité officielle d’aide de cuisine.

Mais il n’y a guère aidé, à la cuisine, — au grand déplaisir de son ami Vincent, — pendant les dix premiers jours doublés, hélas! d’autant de nuits!

Malgré la «beauté » des éléments, malgré les réconfortants administrés par le cook, tantôt sous forme de jus de citron, tantôt sous forme de bousculade, Talmouse était resté sur sa maigre couchette, pantelant et geignant, sans boire ni manger (au contraire!), et, vaincu par le mal, en dépit de tout son courage, il n’avait ouvert la bouche que pour gémir entre deux spasmes:

— Ollala! ma pauvre rue Beaubourg, où es-tu?

Ou bien:

— Ollala! Maman-la-France, je te regrette joliment, va!

C’est en vain que Vincent lui criait:

— Veux-tu bien «fermer le panneau!» Si tu continues comme ça, tu vas faire pleurer les poissons.

Talmouse, très misérable, languissant, répondait:

— Est-ce que nous allons toujours danser comme ça! Il y a une tempête, bien sûr?

— Mais non! beau temps, belle brise, belle mer, comme dit le capitaine.

— Ah! c’est égal, je me suis payé un train de plaisir un peu trop prolongé, mon bon Vincent! Il n’y a pas assez de stations sur la ligne!

— Ah! dame, il n’y aura pas de relâche!

Enfin le mal céda. A la hauteur des Açores, Talmouse commençait, sans étourdissements, ce qu’il appelait: ses études de pied marin. La guérison était complète, et Talmouse arpentait solidement le pont, comme un vieux mangeur d’étoupe, en vue de Madère. Aux Canaries, bien que toujours pâle sous son béret bleu, il sifflait de nouveau, comme autrefois sous sa manne, et pelait des pommes de terre, sans faire aucune attention aux farces du roulis.

Un gigantesque émigrant, un Hollandais, musicien nomade, dont le fifre était l’instrument favori, et qui comptait, non sans raison, car les diggers sont des danseurs forcenés aux jours de repos, gagner une jolie somme dans les bars et les cantines des Terres à Diamants, était devenu l’ami de Talmouse, qu’il avait affectueusement aidé dans ses études de pied marin.

Ce grand Hollandais, rose, blond, et fort maigre, s’était constitué le cicérone de Talmouse.

Le soir du jour où l’on signalait les Canaries, il lui fit voir, tout en l’air, dans les nuages, le fameux pain de sucre du pic de Ténériffe.

— Oui, c’est un peu plus fort que Montmartre!... Mais, ajouta le gâte-sauce avec orgueil, la tour de M. Eiffel sera plus haute que ça encore!

— Non, mon garçon. La tour de M. Eiffel n’aura que trois cents mètres, et ce petit pic-là, que je vois pour la troisième fois, il a près de quatre kilomètres de hauteur; un peu moins que le mont Blanc.

— Pas possible! Vous en êtes sûr, Picolo?

— Sûr et certain, mon garçon. Mais pourquoi m’appelez-vous toujours Picolo?... J’ai nom Conraert Van Beerstraaten.

— C’est trop long! J’aime mieux vous appeler comme votre petit instrument. C’est un picolo, pas vrai?

— Mon fifre? oui...

— Eh bien! alors..., à moins que ça ne vous contrarie..., je vous appellerai toujours Picolo. C’est un surnom bien amical. Et nous sommes amis, pas vrai?

— Farceur de petit Parisien!

— Paris! oh! cher Papa-Paris! il est joliment loin, lui!... Mais, bah!... Il ne faut pas s’affliger. Il n’est pas perdu; il ne s’envolera pas! Je le retrouverai, Paris, et à sa place, pardine!

— Certainement! Et je voudrais être aussi sûr, moi, de retrouver ma vue d’autrefois, mon pauvre œil droit...

— Dites donc l’œil de tribord! — Tribord, droite! bâbord, gauche!... Vous n’êtes pas marin pour deux sous, Picolo? — Et qu’est-ce qu’il a donc, votre écubier de tribord?

— Mon écub...? Ah! mon œil!... Il a, qu’il a été opéré de la cataracte; et le gauche n’est pas bien solide non plus. Enfin! il faut se résigner... et jouer du fifre jusqu’à la fin des fins, même si je deviens aveugle!...

— Allons, allons, calmez-vous, Picolo; ça n’ira pas jusqu’à la clarinette sur un pont! Mais l’ennuyeux, c’est qu’il vous faut porter des lunettes avec du taffetas vert autour. Vous avez l’air, comme ça, de l’omnibus de Montpernasse avec ses lanternes éteintes. C’est même cette ressemblance-là qui m’a touché au cœur, quand je vous ai vu à bord.

— Respectez votre ancien, monsieur Talmouse!

— Il n’y a pas d’offense... A présent que j’ai vu le pif de Ténéric, non! le pic de Ténériffe, mon bon monsieur Picolo, qu’est-ce que vous allez me montrer ces jours-ci?

— Les îles du Cap-Vert, si nous ne passons pas trop au large, et alors nous serons en face du Sénégal.

— Merci! Il fait déjà assez chaud comme cela!

— Dame, mon garçon, nous franchissons le premier tropique, le Cancer, et nous passerons le second aussi, plus tard, après avoir traversé la Ligne.

— Quelle ligne? la ligne flottante ou la ligne de fond? Je connais que celles-là, à Paris, et même je pince gentiment le goujon à la ligne flottante.

— Je vous parle de l’Équateur, une ligne de savants, qui coupe en deux, par le milieu, la grosse pomme terrestre, si bien que le morceau d’en haut, où nous sommes encore, s’appelle l’hémisphère boréal. Après la Ligne, nous descendrons dans l’autre morceau, qui est l’hémisphère austral.

— Et le thermomètre montera toujours!...

— Ah! mais non! Il fera même un peu bien frais, au-dessous de l’autre tropique, le Capricorne!

— Ma foi, je n’en serai pas fâché ! Vive le Capricorne!

— Nous verrons si vous direz toujours cela!

Picolo, le grand Hollandais, n’était pas le seul ami que l’obligeance et la bonne humeur de Talmouse lui eussent acquis parmi les passagers du Corbeau.

Un gros petit homme avait été également attiré, comme le fer par l’aimant, vers le joyeux aide du maître-coq, et ce gros petit homme, absolument chauve, mais porteur d’une longue barbiche de chèvre sous le menton, était un Anglais qui n’avait rien du flegme traditionnel de ses compatriotes. M. Hutchinson était toujours souriant, bavard et gesticulateur, au contraire.

Ce qu’il avait de commun avec ses compatriotes, par exemple, c’était l’emploi incessant, à propos de tout et à propos de rien, de la locution à tout faire all right! presque aussi usitée dans le Royaume-Unique ce goddam! qui, d’après Figaro, forme le fond de la langue anglaise.

Cet all right! répété à tout bout de champ, amena bien vite Talmouse, quand il se fut lié avec le gros petit homme, à ne désigner celui-ci que par les deux mots en question, dont il estropiait malicieusement la prononciation, et qu’il proférait ainsi: Col-Raide!

M. Hutchinson, de même que Conraert Van Beerstraaten, avait accepté, en souriant, le surnom dont Talmouse l’avait baptisé ; mais tandis que mynheer Van Beerstraaten ripostait à Talmouse en l’appelant Talmousse, M. Hutchinson appelait le gâte-sauce: mister Talm-Haouse.

M. Col-Raide était ce qu’on nomme, en France, dans l’argot du métier, un Chineur.

Commerçant ambulant, il allait de pays en pays, récoltant, raccommodant, recouvrant des parapluies et des ombrelles, et les revendant avec un honnête bénéfice. Le grand carquois qui battait ses flancs, sur la terre ferme, ne renfermait pas seulement des parapluies d’occasion, M. Col-Raide en colportait aussi de tout neufs, fabriqués en France, ou ailleurs, et qu’il cédait à des prix plus élevés, en les qualifiant de parapluies anglais quand il avait affaire à un client français, et de parapluies français quand il avait affaire à un client anglais.

Il se rendait, comme tous les passagers du Corbeau, aux Villes en caisses d’emballage des terrains diamantifères, parfaitement renseigné, par certains de ses aventureux confrères, sur le débit fructueux des parasols et des parapluies d’Europe dans les pays brûlés du soleil. Luxe et joie du travailleur noir, fort demandés par le colon blanc, très appréciés par le coolie chinois, quand son petit pavillon national en papier verni vient à lui faire défaut, le parapluie et le parasol trouvent des débouchés permanents dans tous ces établissements, qui sortent, comme des champignons, d’une terre où, disait Col-Raide, il ne pousse pas seulement, en fait d’arbres, de quoi faire un mât d’en-tout-cas.

— Savez-vous, mister Talm-haouse, qu’à Kimberley, par exemple, qui est une grosse ville maintenant, avec des maisons véritables, on a transformé les parasols en quatrième page de journal?

— Bah!

— On y colle des affiches, et on les confie à de pauvres diables qui se promènent par les rues, la tête à l’ombre, annonçant à tous que «le Old-Tom (gin), le vermout irréprochable et le Stout supérieur, se trouvent chez Blackfoot, Buschman street... West! Venez tous! venez tous!...»

— Bon!... Ces pauvres hommes-sandwiches de Paris, qui reçoivent tant d’averses, devraient bien adopter ce système-là !

— De sorte, ajoutait Col-Raide, que je m’en vais au Cap, comme les camarades. Et, de là, sans me fatiguer, à petites journées, par le chemin de fer, les carrioles, les chariots, ou même à dos de bœuf, s’il le faut, j’irai tout doucement, jusqu’au nord de Baberton, chinant et travaillant en route, et toujours à l’ombre, puisque j’en vends!

Embarqué l’un des derniers, M. Hutchinson avait eu le désagrément de voir ses caisses de marchandises éparpillées çà et là, dans les cales. Plusieurs même avaient été arrimées dans l’entrepont, sous des prélarts, où elles faisaient assez l’effet d’un joli rendez-vous de cercueils.

— Et ce n’est pas gai à voir, disait Talmouse, de qui était la remarque.

L'Ile des parapluies, aventures du gâte-sauce Talmouse

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