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III

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AU HAVRE

Bien que le roulis d’un compartiment de troisième classe, combiné avec le contact permanent de ses banquettes de bois, pendant toute une nuit, réduise peu à peu les muscles humains à l’état de poires tapées, les touristes parisiens qu’emmène un train de plaisir sont en général d’une intarissable gaieté, même quand ils n’ont pas de «coin.»

Aussi le train de plaisir de Paris au Havre, un des derniers de la saison, qui se mit en route un samedi d’octobre, une semaine après l’aventure de Talmouse, ne dérogea-t-il pas plus que les autres à sa mission, qui est de signaler partout son passage nocturne par des chants, des rires et des cris d’animaux variés.

Mais parmi les voyageurs qui déwagonnèrent au Havre, au soleil levant, nul n’avait fait preuve d’un plus infatigable entrain qu’un jeune homme de seize ans, vêtu d’un modeste complet en toile grise et coiffé d’un chapeau de bambou tressé à Iokohama, ou ailleurs.

Tout le répertoire traditionnel du voyageur en train de plaisir avait été débité par lui, d’arrêt en arrêt, de l’antique: «Ohé ! Lambert!» au moderne: «C’est ta poire qu’il nous faut!»

Ce jeune homme, pâlot, taché de rousseur, et orné d’oreilles très développées, n’avait interrompu ses chants, lazzis et discours débordants de joie, que pour dévorer beaucoup de cervelas, trop peut-être. Mais ces petits festins à l’ail, bien sobrement arrosés d’eau claire à la buvette des stations, avaient eu l’avantage de permettre à certains de ses compagnons de fermer l’œil pendant quelques secondes.

Et, à ce point de vue, ils avaient béni parfois la charcuterie parisienne, oubliant la violence de ses parfums.

En sortant de la gare, au Havre, le joyeux garçon, entouré de trois amis improvisés en route, et qui avaient juré de ne plus le quitter de toute la journée, examina le ciel avec une certaine inquiétude.

Le soleil s’était bien montré à l’heure annoncée par les almanachs, mais déjà il s’était embrumé et une pluie fine voltigeait par les airs.

— Allons, bon! — voilà le temps qui se gâte!

— Mais non, ça s’en ira avec la marée, dit un passant matinal, havrais fier de son climat, et qui se serait plutôt fait couper en quatre que d’avouer que la pluie est en permanence au Havre, comme si la patrie était en danger de périr de sécheresse.

Pour laisser à la bienfaisante «marée» le temps de faire son prétendu office d’éponge, le jeune voyageur proposa d’entrer dans le premier débit venu et d’y goûter enfin sur place le fameux cidre de la Normandie.

La proposition fut reçue avec enthousiasme.

Et les touristes, poussant des cris de joie à l’aspect des mâts de l’arrière-port, et déjà comme grisés par les senteurs du brai et du galipot, entrèrent dans le premier débit venu, bras dessus bras dessous, en chantant:

Il n’a pas d’ parapluie!

Ça n’ fait rien quand il fait beau;

Mais quand il tomb’ de la pluie,

Il est mouillé jusqu’aux os!

Il n’y avait pas de cidre dans le premier débit venu!

Mais on leur offrit une goutte de tafia, qui leur sillonna le gosier d’un trait de feu.

Toussant et versant des larmes d’angoisse, le jeune voyageur s’écria, quand il reprit l’usage de sa langue:

— C’est un jus de Baba qui est un peu raide, celui-là ! — C’est égal, pas de cidre, en plein Havre, ça m’a donné un coup! — Il faut vite aller voir si la mer est encore à sa place. Voilà seize ans que j’en rêve.

Vers la fin de la journée, et de retour d’une excursion à Honfleur, pendant laquelle il avait dompté tout malaise en dansant en rond avec ses amis, sous une pluie battante, notre jeune Parisien aux larges oreilles, qui avait enfin bu du cidre authentique, visitait dans un bassin un gros trois-mâts-goëlette, d’ancien modèle, qui lui avait paru infiniment plus pittoresque que les splendides transatlantiques.

— Au moins, celui-là, disait-il à ses amis de rencontre, ça ne me rappelle pas les bateaux noirs du Pont des Arts. C’est un vrai, celui-là.

Pendant qu’il discourait de la sorte, il était examiné par un grand individu, assis sur l’avant, vêtu d’un uniforme de chef de cuisine, mais qui n’était pas d’une entière blancheur; cet individu, avec des mouvements de surprise de la tête et des épaules, avançant celles-ci, reculant celle-là, suivait tous les gestes du visiteur de son navire.

Il avait l’air parfaitement ahuri.

A un certain moment, ce cuisinier de mer mit une main au-dessus de ses sourcils, en abat-jour, puis grimaça, puis s’écria:

— Ohé ! du canot! ohé ! Talmouse!

Talmouse, — car c’était bien le grand flin en question qui visitait les curiosités du Havre, —regarda alors, attentivement, l’individu qui l’interpellait ainsi, par son surnom, si loin de Paris, et le reconnut pour un de ses anciens camarades de laboratoire.

Il s’élança vers lui, en lui décochant à son tour le pull up! des Anglais, qu’il parodiait de cette façon parisienne:

— Poûle!... coq! — Comment, c’est toi, mon bon vieux Vincent! — Ollala! — c’est donc à toi, ce bateau-là ?

— Non. J’en suis le cook, le Vatel, si tu le préfères. Pois-lard! lard-fayots. Gourganes, lard, et ainsi de suite, avec de la conserve de bœuf à la clef!

— Si c’est possible! Ollala!

Après cette exclamation, Talmouse présenta ses compagnons. Le cook leur serra la main comme à des amis de vingt ans. Puis l’on causa, en buvant un breuvage quelconque, dans la cuisine, où le chef les fit entrer.

— Mais comment es-tu au Havre? tu as donc fait fortune?

— Pas encore, répondit Talmouse, mais ça viendra. Qu’on m’offre une chance, et tu verras si je ne m’y accroche pas ferme!

— Alors, c’est ton patron qui t’a payé le voyage?

— Le patron!... ah! bien oui! — C’est toute une histoire! c’est très long à dire. En deux mots, voilà : — J’ai trouvé un portefeuille. Je l’ai porté chez M. le commissaire. Le commissaire, qui est plus malin que moi, a trouvé de suite l’adresse du propriétaire, et celui-ci a voulu me voir. Il est venu chez mon patron. Il faut te dire qu’on m’avait forcé de déclarer mon nom au bureau. Il m’a offert une récompense, je n’en ai pas voulu. Le monsieur m’a dit comme ça, alors, que ça lui ferait de la peine si je faisais le fier. C’est un Anglais, Business, Business, et il demeure au Havre, justement; pas en ce moment, mais toute l’année. Enfin, il m’a tant tourmenté, que je lui ai dit: — «Eh bien, voilà : c’est mon rêve de voir la mer! si vous voulez me payer un train de plaisir, ça me fera joliment plaisir. Justement je vais être sans place, à cause d’une tourte que j’ai portée en retard le jour de votre portefeuille. Je suis libre.» — Alors, ce monsieur a ri. Et il m’a dit: — «Je suis forcé de rester à Paris ces jours-ci, sans cela je vous emmènerais tout bonnement avec moi au Havre. — Mais comme le train de plaisir est pour demain, je vous l’offre, bien volontiers, et avec de quoi manger un morceau là-bas. Ne me refusez pas! — A votre retour, et si vous ne tenez pas à une place à Paris, écrivez-moi. Voilà mon adresse au Havre. Je me charge de vous.» — Et voilà comment, mon bon Vincent, je suis au Havre, en rentier, et c’est rudement joli!

— Et avec un «sac?»

— Ollala! non!... Le dîner de ce soir, le moyen de «boulotter» en route, et de quoi verser au bureau de placement, demain, à Paris, voilà toute ma fortune. Il ne m’en faut pas davantage.

— Tu as fait ton devoir, et c’est très bien, mon garçon! — Maintenant, il faut changer ton programme; c’est moi qui offre à dîner, et en ville, ce soir. Ces messieurs ne seront pas de trop.

— Bien aimable. Mais nous irons aussi de notre petite monnaie!

— Comme vous voudrez! il y a de la place, au Havre! — A présent, démarrez. Moi, je vais me changer. Dans une demi-heure je vous rejoins. Allez m’attendre sur ce quai, là-bas, au Rendez-vous des Baleiniers.

— C’est entendu. Mais pas de retard!... Il ne faudrait pas manquer le train de retour.

L'Ile des parapluies, aventures du gâte-sauce Talmouse

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