Читать книгу L'Ile des parapluies, aventures du gâte-sauce Talmouse - Ernest d' Hervilly - Страница 11

Оглавление

VI

Table des matières

LE SOUFFLE DE LA BALEINE

Quarante-cinq jours s’étaient donc écoulés depuis qu’on avait perdu de vue la terre de France, et, comme Picolo l’avait annoncé à Talmouse, le Corbeau avait même effectué depuis longtemps le passage de la Ligne avec la Cérémonie d’usage encore sur nombre de bâtiments; car le vieux Père Neptune ne lâche pas facilement ses droits, et il est toujours prêt, comme jadis, à couper le nez du navire dont le capitaine hésiterait à racheter l’éperon. Le Corbeau avait déjà franchi plusieurs fois la Ligne, et cependant le vieux Neptune exigea le péage, surtout de la part des passagers, un tas de terriens hérétiques qu’il était bon de baptiser un peu.

Talmouse fut, comme tous ses compagnons, mitraillé par le cortège de Neptune, blanchi de farine, noirci de suie, plongé dans une baille pleine d’eau, aspergé, inondé.

Mais il avait pris sa revanche en noyant les autres à son tour sous des torrents d’eau salée.

Talmouse avait vu la mer «lamper,» lumineuse comme une omelette au rhum qui s’éteint ici pour flamber plus loin; il avait admiré les orages du Pot-au-Noir avant la Ligne; il avait mangé du poisson volant. Cependant une chose manquait encore au bonheur de Talmouse, quarante-cinq jours après son départ du Havre.

Il n’avait pas entendu «souffler la baleine!»

Pourtant son bon ami Vincent lui avait bien promis, au Rendez-vous des Baleiniers, qu’il entendrait, distinctement, un jour ou l’autre, ce souffle mystérieux!

Un soir, comme il lui rappelait sa promesse, le cook le regarda d’un œil sévère, interrogateur, et lui dit:

— C’est que tu te lèves trop matin, mon petit. Les paresseux sont mal vus à bord, c’est vrai, mais eux seuls entendent «souffler la baleine... »

— Tiens! en voilà une idée?...

— C’est à prendre ou à laisser... Essaie seulement, deux ou trois fois, de rester sur ton matelas, au réveil, et tu entendras le cétacé !...

Le lendemain matin, décidé à tenter l’expérience, Talmouse fit la sourde oreille quand la cloche sonna à toute volée, et lorsque l’un des hommes de la «Bordée» descendante, un tribordais ce jour-là, se mit à hurler à la Bordée endormie: As-tu entendu? En bas, Bâbordais! debout au quart, debout!

Il se dorlota quelques instants, puis, sans se presser, il s’habilla et se rendit à la cuisine où il trouva les feux déjà allumés par Vincent, lequel l’accueillit avec un sourire des plus aimables.

— Tu vas bien, dit le cook, très bien, mon garçon, continue!...

— Le lendemain, quand on appela au quart les tribordais endormis, le brave Talmouse s’étendit voluptueusement sur sa couchette, où il refit un bon petit somme.

La face de Vincent était plus que jamais épanouie quand Talmouse fit enfin son apparition devant lui.

— Je crois que la baleine est arrivée dans nos eaux. Elle suit notre sillage, mon garçon, dit le maître-coq. Ouvre bien les oreilles demain matin, et ferme les yeux.

Oui, mais, le lendemain, à l’aube, Talmouse, qui n’était pas de la rue Beaubourg pour des prunes, se demanda si le sourire et le ton goguenard de Vincent ne voilaient pas quelque plaisanterie maritime encore inédite pour lui, et, en conséquence, quand on appela les bâbordais au quart, il se cacha le mieux qu’il put dans un coin de son cabanon, en laissant sur son matelas une sorte de fantôme de lui-même composé d’une vareuse et d’un bonnet de laine.

Bien lui en prit, car cinq minutes après cette opération, une voix terrible fit entendre ces mots:

— La Baleine va souffler!

En même temps le jet retentissant d’une lance à eau entra par la porte du cabanon, et tomba sur le prétendu dormeur, inondant la couchette d’une trombe salée.

Mais Talmouse en fut quitte pour un simple bain de pieds dans son coi n.

Quelques instants après, il révélait sa ruse au bon Vincent, en se tordant de rire. Mais le bon Vincent était très vexé, et son aimable sourire avait «viré de bord.»

Col-Raide et Picolo, à qui Talmouse raconta son entrevue sans danger avec la fameuse Baleine de l’Atlantique, répandirent l’histoire à bord, et elle valut au gâte-sauce cet éloge d’un vieux de la cale:

— Quel matelot ça ferait, ce mousse-la!

Tout en essuyant averses diluviennes, tornades, grains et coups de vent, dont il tressaillait et gémissait de tous ses vieux membres, le Corbeau poursuivait rondement sa route, poussé par les vents alizés sur les eaux, — les plus profondes et aussi les plus salées de l’Atlantique, — qui ondulent en lames immenses entre Sainte-Hélène et la côte d’Afrique.

On avait dépassé l’île célèbre, et l’on faisait même du Sud, plus bas que le tropique du Capricorne.

Le navire s’avançait, solitaire, souvent sous d’interminables brumes, parfois dans les beaux temps; et, sur la grande route liquide, si fréquentée autrefois, mais que le percement de l’isthme de Suez a faite si déserte à présent, c’est à peine s’il échangea les saluts et les questions d’usage à de longs intervalles, à coups de pavillons, avec deux ou trois navires qu’on croisa.

Talmouse trouvait le temps long.

Les trente-neuf autres passagers du Corbeau étaient de son avis.

— Et pas moyen de jouer au bouchon sur cette balançoire! s’écriait Talmouse, fatigué du loto du dimanche.

En revanche, il dansait le soir à corps perdu, malgré la chaleur, aux sons du fifre de Picolo, qu’accompagnaient divers instruments familiers à d’autres émigrants.

Enfin, quand le monde l’en priait, à l’Avant, —et même aussi parfois à l’Arrière, — car il avait une voix agréable bien qu’un peu trop langoureuse, comme beaucoup de Parisiens de son âge et de sa condition, Talmouse chantait les refrains les plus en vogue chez Maman-la-France au moment de son départ. Des Blés d’or à En r’venant d’la Revue, il déroulait tout son répertoire, à l’applaudissement général.

En r’venant d’la R’vue obtint même un succès double et singulier. Le premier couplet fit brusquement changer de route à un albatros infatigable qui volait parallèlement au navire depuis huit heures; l’oiseau géant sembla se décrocher soudain du ciel et tomber dans l’eau pour n’y plus rien entendre. Mais le dernier couplet provoqua une culbute extraordinaire, hors de l’eau, chez un vieux et fidèle marsouin qui accompagnait le Corbeau, et passait ordinairement son temps à plonger d’un côté pour reparaître de l’autre, et vice versa, instantanément. Le marsouin avait également l’air d’essayer de fuir la chanson jusque dans les hauteurs du ciel.

Assurément, l’habitant de l’eau comme l’habitant de l’air n’aimaient pas cette musique-là.

Pendant que Talmouse chantait, pendant que Picolo jouait du fifre, mister Col-Raide réparait et parait un lot de parapluies d’occasion, et il en vendait aux amateurs.

Malgré le culte fervent qu’ils rendaient à Apollon et à Mercure, les Dieux des Beaux-Arts et du Commerce, réunis à bord du Corbeau, sous des latitudes dont le chiffre était augmenté chaque jour, de la façon la plus satisfaisante, au dire du capitaine, un vrai découragement, un énervement profond avaient fait invasion dans l’esprit des émigrants et des trois amis.

— Nous n’arriverons jamais, soupirait Talmouse. Nous sommes sur le Vaisseau-Fantôme! En voilà pour l’Éternité à errer sur les mers. Je connais ça, moi, j’ai lu son histoire, sous les becs de gaz, quand je portais mes tourtes!

— Patience, mon cher monsieur Talmousse. Nous approchons! J’ai entendu dire à l’amiral, ce matin, que nous étions déjà à plus de deux mille quatre cents lieues...

— De la rue Beaubourg? De ma pauvre vieille rue Beaubourg! Ollala, Picolo! Je vois encore d’ici le marchand de frites du coin... Oh! qu’il est petit, petit, petit, à présent!

— Mais tu le reverras, voyons!... et de grandeur naturelle...

— J’y compte bien, mon cher Vincent! —C’est égal, il y a une petite trotte d’ici là. Et moi, dans les temps, qui croyais qu’il n’y avait rien de plus loin de Paris que Versailles!...

— A propos, mister Talm-haouse, nous allons avoir aussi des Grandes Eaux, et qui enfonceront celles de Versailles...

— Comment savez-vous ça, Col-Raide?

— Mais c’est un gabier qui me l’a confié. «Le bateau a été changé de linge, qu’il m’a dit, quand nous étions dans les beaux climats; il a mis sa plus grosse toile et doublé son cordon de montre, rapport aux zéphyrs du Sud.» Les jolis temps sont finis. On va être secoué.

— Oui, ajoutait Vincent, tous les hublots de la dunette ont été condamnés ce matin, il faut s’attendre à des poussées solides. Mais, tant mieux, si rien ne craque dans la baraque, nous pouvons être par le travers du Cap avant huit jours..., et vive la Baie-de-la-Table!

— Huit jours! et ce vieux Corbeau qui ne file jamais qu’entre neuf et dix nœuds!

— Dame, il n’est pas engagé pour les Régates...

— Il geint déjà assez comme ça, au moindre coup de mer!

— Bah! laisse-le crier!

L'Ile des parapluies, aventures du gâte-sauce Talmouse

Подняться наверх