Читать книгу L'Ile des parapluies, aventures du gâte-sauce Talmouse - Ernest d' Hervilly - Страница 13
ОглавлениеL’ÉPAVE
A travers les vastes et sombres lambeaux errants des brumes qu’a enfin écartelées le vent furieux de la nuit, l’Aurore, par fusées immenses, éphémères, frappe et illumine les houles de l’Océan calmé.
Des lueurs aux teintes de safran glissent et se balancent, un moment, sans cesse allumées, sans cesse éteintes, sur les crêtes mousseuses des vagues. Subitement éclatées ici, elles disparaissent soudain, pour se ranimer là-bas, splendides.
On dirait que des troupeaux prodigieux de gigantesques poissons aux écailles de cuivre nagent à fleur d’eau avec vélocité, puis plongent. pour reparaître plus étincelants encore au loin.
L’un des grands rayons jaunes qui filtrent par les déchirures des nuées opaques, enflamme tout à coup, à peu de distance du lieu même où le désastre du Corbeau a été consommé, les hauts sommets d’un noir massif de rochers, solitaire en ce point de l’Océan.
Un instant, sous cette clarté brusque, deux cônes à base trapue qui dominent le vaste monceau de ces noirs rochers, brillent violemment, mais un nuage passe, le rayon fulgurant est comme soufflé ; tout redevient ténèbres grises.
Cependant peu après le soleil s’élève. Il escalade le rempart illimité et continu que font encore à l’horizon d’épais brouillards immobiles au ras des flots; il en dépasse les créneaux, et, par les embrasures, il darde enfin librement ses flèches incommensurables sur l’énorme étendue des eaux frémissantes qui s’irisent.
Alors, en même temps que se découpent avec netteté et que flamboient les deux larges cornes aux lignes dentelées que le massif rocheux dresse à son faîte vers le ciel, voici que sa base, muraille de basalte, presque partout perpendiculaire, se dessine à son tour et s’éclaire, rayée de traits d’ombre verticaux, tandis que le long de ce socle d’aspect désolé, au niveau de la mer, étincellent les têtes des îlots et des récifs égrenés çà et là, par centaines.
Mais que révèle encore la noble et superbe lumière de l’aurore, au moment où elle dompte et disperse victorieusement les brumes nocturnes?
Elle révèle, — sur une petite plage étroite, seuil sableux d’une espèce de porte naturelle qu’ouvre, dans la falaise, une fissure de son flanc, — le corps d’un noyé qui gît là, immobile.
Le sable qui sert de couche à cette épave humaine est noir comme le drap d’un catafalque.
Couche froide, affreuse et pourtant sûre. Elle est mouillée encore, mais elle sera bientôt sèche. Car le vent, muselé enfin, n’y apporte plus les embruns qui l’inondaient. Le flot est descendu d’ailleurs. Et puis le soleil, paternellement, l’éponge et la réchauffe.
Le corps qui a été jeté là par la terrible mer, sur cette couche de couleur sinistre, a pour ciel de lit et pour courtines l’emmêlement inextricable des tiges, des feuilles et des sommités d’une herbe de taille étonnante, d’une espèce de roseaux des sables d’une hauteur extraordinaire.
A leur pied, l’être humain qu’ils entourent et qu’ils abritent ressemble à Gulliver endormi dans les blés du pays des Géants.
A l’instant où l’astre magnifique ne dédaigne pas de faire pénétrer ses rayons joyeux et bienfaisants dans l’anse obscure en question, et lorsqu’il auréole de ses feux les récifs épars devant la côte austère, des millions d’oiseaux de mer, de toute espèce, saluent son arrivée avec une telle explosion de cris de joie rauques ou aigus, proférés ensemble et subitement, que les échos de la morne solitude lui répondent par des rugissements infernaux.
Toutes les meutes réunies de France produiraient à peine de semblables abois.
Et, au-dessus des écueils, au-dessus de la jungle touffue des graminées puissante, planent tout à coup d’innombrables vols, des spirales sans fin, des tourbillons palpitants d’ailes grises ou blanches.
La clameur des oiseaux réveillés est d’une si formidable acuité et si prolongée, qu’elle tire enfin du profond sommeil d’épuisement où il allait peut-être s’évanouir pour jamais, l’homme que les lames ont amené mourant sur le sable noir.
Il ouvre les yeux, les promène d’un air hagard sur le ciel, sur les rocs, sur les roseaux, puis il les referme. Mais il les ouvre de nouveau bientôt, et se met sur son séant.
Il regarde. Il écoute. Il se tâte. Il essaie de se lever. Le contact de ses vêtements mouillés, dont ses mouvements dérangent les plis rigides, le font frissonner des pieds à la tête.
Il porte la main à son épaule. Avec la vie lui est revenue la douleur. Il n’est pas un point de son corps qui ne soit plus ou moins contusionné, mais il sent à son épaule les profondes déchirures de la griffe d’un animal. De quel animal? — D’un animal qui est là, à côté de lui, inerte, hérissé, semblable à un vieux manchon mouillé.
Le ressuscité l’examine et dit avec abattement:
— Un chat?
Puis il le contemple de nouveau, le touche, le retourne. Le chat gémit lamentablement. Alors, l’homme murmure:
— Miston?
Oui, c’est Miston, l’un des chat du Corbeau, qui s’est accroché au premier venu instinctivement, quand s’est produite la catastrophe, et qui n’a pas lâché prise, au moment où ce premier venu a coulé avec les autres.
Et Miston a échappé à la mort avec ce premier venu, lequel maintenant reprend entièrement connaissance.
Ce premier venu, ce naufragé, c’est Talmouse.
Talmoùse, plus pâle que jamais, et vêtu uniquement d’une chemise déchirée en flanelle et d’un pantalon de toile.
— Ollala! gémit le gâte-sauce, est-ce que je rêve? est-ce que je suis vivant et éveillé ? Où me voilà-t-il donc? au Cap?
Talmouse se dresse péniblement sur ses pieds. Il fait quelques pas, les larmes aux yeux. Il se tord les mains. En face de lui, c’est l’immensité de la mer. Autour de lui, derrière lui, au-dessus des touffes sans fin des hautes graminées, s’élèvent des falaises, surmontées de collines qui se profilent au loin, sombres, ravinées, nues.
Talmouse se laisse tomber sur le sol. Il sanglote.
Le souvenir de ce qui s’est passé lui revient confusément à l’esprit: la nuit, le vent, sa sortie de la cabine, le choc épouvantable, puis la fuite du pont sous ses pieds, puis l’étreinte de l’eau glacée, puis l’étouffement, puis enfin... ce réveil, là, près de Miston, sur cette terre inconnue!
Et il soupire:
— Je ne suis pas mort. — Non! je ne dors pas. Non! Alors, c’est que j’ai fait naufrage! Moi, moi! comme dans les illustrés que je lisais, le soir, en portant mes tourtes, sous les becs de gaz... Ollala, lala lala!
Des pleurs brûlants coulent de ses paupières avec violence, quand sa mémoire lui rappelle le joyeux passé parisien.
Mais il vainc pour un moment son immense chagrin, se remet debout, et inspecte de nouveau ce qui l’environne.
— C’est haut comme Montmartre, au moins, tout ça, songe-t-il. Mais c’est le Montmartre des nègres, sans doute, car tout est noir ici, même le sable, où l’on dirait qu’on a répandu la suie de cent mille cheminées. — Ollala! et me voilà tout seul, tout seul, quand tout le monde est mort, tout seul comme le marquis de Carabas, avec un chat! Tout seul! Rien dans les mains, rien dans les poches!
Talmouse se tait et pleure encore, car il vient de se rappeler ses amis, ses compagnons de route. Tous perdus, tous noyés, évidemment; sans cela, ils seraient là, comme lui, sur le sable...
Mais s’ils étaient aux environs? Si les vagues les avaient jetés, comme lui, sur quelque plage voisine, appelant au secours?...
Soulevé par cette pensée, oubliant ses souffrances, il s’élance vers la falaise prochaine, il l’escalade en s’aidant des éboulis, des saillies des blocs, et parvenu à une centaine de pieds de hauteur, il jette partout des regards éperdus.
Il n’aperçoit que l’eau semée d’écueils: les uns près du rivage presque à sec, entourés d’algues énormes, car la mer est basse encore; les autres plus loin, déjà fouettés de jets d’écume. Au-dessus de sa tête, c’est toujours la masse des collines noires et désolées.
Alors il crie, à pleins poumons, sans relâche.
Il appelle Col-Raide! Picolo! Vincent!
Aucune voix ne répond à ses hurlements incessants.
Sur la plate-forme où il s’est arrêté, il s’accroupit alors, pris de vertige; il ferme les yeux. Le puissant murmure du flot qui revient emplit ses oreilles. Il en est comme bercé. Il s’endort, anéanti, sur ce lit périlleux, et des larmes ruissellent silencieusement et sans arrêt sur ses joues.