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VII

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LES ROLLERS

Le 6 décembre, à l’aube, il faisait très froid, bien qu’on fût au commencement de l’été austral.

Une brume livide enveloppait le Corbeau.

L’Océan, terne, opaque, ondulait lourdement. Il n’y avait pas de brise.

— Voilà un joli calme, mes enfants, répétait Talmouse à tout venant. Hier, c’était une vraie partie de casse-cou sur les Montagnes-Russes! Mais aujourd’hui, jour de la fête de tous les garçons et la mienne en particulier, c’est du pur velours; c’est parfait. Bravo, saint Nicolas!

— A tes souhaits, Talmouse!

— Merci! — Le grand baquet est un peu tranquille, enfin. C’est dommage qu’au milieu de ce brouillard-là on ait l’air de naviguer dans un aquarium, et pas chaud, encore. Mais ne nous plaignons pas. Voilà des jours et des jours que notre bateau ressemblait trop à un petit bouchon au milieu du grand bassin des Tuileries. Ne nous plaignons pas!

La matinée s’écoula sans incident.

Après le dîner, la mer se mit à mousser, à crépiter, sans cesser d’allonger à l’infini, dans les brouillards, des lames pesantes comme du mercure, que le Corbeau escaladait et descendait assez facilement, en douceur.

Cependant, à chaque coup de tangage, Talmouse avait l’impression, dans les reins, d’un choc sourd produit comme par un tampon.

— Ollala! ça va me rendre poitrinaire!

Le vent était nul.

A l’excessive fraîcheur du matin avait succédé tout à coup une chaleur étrange, suffocante par instants, qui semblait couvée par le brouillard.

— On va éclore, tout à l’heure, disait Talmouse.

L’équipage et les passagers, quittant les vêtements de laine endossés depuis plusieurs jours, se mettaient à leur aise, du mieux qu’ils pouvaient. Mais une sueur poisseuse et lassante ne cessait de sourdre sur leur visage et sur tout leur corps. On soupa sans appétit.

Bien avant l’heure où l’on aurait vu se coucher le soleil, si le soleil s’était levé ce jour-là, ce qu’il ne fit pas, Talmouse appela l’attention de Vincent sur ce fait que les chats du bord, Miston et Pétrel, sortaient tout effarés des cales, ce qu’ils ne faisaient ordinairement, et avec le plus grand calme, que lorsque le crépuscule avait été avalé, comme d’une bouchée, et ce n’était pas long, par la nuit.

— Est-ce qu’on leur aurait marché sur la queue, en bas?

— C’est possible, répondait Vincent. — Mais comme ils sont caressants, aujourd’hui? Ils veulent grimper dans les bras de tout le monde! De quoi ont-ils peur?

— Mais, oui... C’est curieux. Ils ont bien dîné, pourtant. — Faut croire que les rats ont prémédité, là-dessous, quelque mauvais tour...

— Les rats! mister Talm-haouse!... Ah! que j’ai chaud!... Mais, goddam, il vient de m’en passer un dans les jambes, un rat!

En disant ces mots, Col-Raide, qui arrivait tout essoufflé et son crâne nu ruisselant comme une fontaine, montrait contre le plat-bord, dans un coin noir, un rat, effectivement, qui avait l’air fou, et essayait de grimper dans les literies encore exposées à l’air.

— Un rat! et Pétrel ne le sent pas, et Miston le laisse passer. Il y a une révolution dans la cale, alors! Le gouvernement de la vermine y est proclamé. Miston et Pétrel sont vendus au nouveau pouvoir! Ils ont mis la crosse en l’air!

— Je ne sais pas, dit gravement le grand Picolo, mais je n’aime pas ça, moi, les rats qui se révoltent et les chats qui embrassent les personnes tant que ça. On dit que c’est mauvais signe...

— Chut, fit Talmouse. Vous avez raison... Mais il ne faut pas le crier trop haut. J’ai lu, dans les illustrés, sous les becs de gaz, quand je portais mes tourtes, que c’est mauvais signe, en effet, de voir les rats d’un vaisseau changer leurs petites habitudes.

Vincent secouait la tête affirmativement.

Col-Raide, baissant la voix, dit à son tour:

— Le gabier m’a dit tout à l’heure, au tuyau de l’oreille, que dans les parages où nous sommes, et par des temps qui ont l’air tout bonasse comme celui-ci, il arrive souvent de l’Amérique du Sud des vagues aussi longues que le carême, hautes comme des falaises, qui vous prennent un navire comme une paille et le roulent pied par-dessus tête, étambot sur pomme de cacatois, vlan! ou bien le soulèvent si haut, tout à coup, pour le laisser retomber à plat brusquement, qu’il s’ouvre en deux, et coule à pic.

— Ollala! N-i-ni, c’est fini, alors!

— On appelle ces flots-là des rollers, des rouleurs.

Malgré ces détails peu rassurants et en dépit des manœuvres soudainement commandées qui leur firent connaître qu’on s’attendait à quelque «poussée» formidable venant, cette fois, du suroît (sud-ouest), lequel commençait à glapir dans les agrès, Picolo, Col-Raide, Talmouse et Vincent prirent le parti d’aller se coucher.

De lamentables cris d’oiseaux éperdus éclataient dans l’espace noir.

A l’intérieur des cabines hermétiquement closes, par ordre supérieur, la chaleur, supportable encore sur le pont éventé, était parfaitement intolérable.

Les cancrelats et les moustiques, dont le nombre semblait avoir crû d’une façon extraordinaire, sortaient tous de leurs cachettes, volaient, grimpaient, couraient bruyamment, tombant sur le visage et sur les mains des émigrants.

Seulement, chose singulière, ils oubliaient de les cribler de leurs exécrables piqûres et morsures ordinaires.

Ils ne les martyrisaient plus avec férocité, ils leur inspiraient à présent un affreux dégoût par leur contact permanent.

Le Corbeau s’était mis à rouler par saccades, et les poulies du gréement râlaient comme des agonisants.

Après deux heures passées, sans dormir, au tumulte du vent, au fracas des objets inconnus qui, partout, dans les ténèbres, se déplaçaient, tombaient, se brisaient, Talmouse et ses amis, n’y tenant plus, étouffant, se décidèrent à quitter leur infernale couchette, avec la rage de damnés qui se retournent sur leur gril.

Mais, comme ils se mettaient la tête dehors, un vent furieux, subitement, les prit par les cheveux comme s’il voulait les leur arracher, et Col-Raide, qui était chauve, crut son crâne empoigné par une main de fer.

Mais ils n’eurent pas le temps, du reste, de se communiquer leurs impressions, car le trois-mâts éprouva au même instant un choc épouvantable, comme si sa quille avait touché contre un rocher, puis il sembla se cabrer, et il s’enfonça ensuite, sans retour, dans une sorte de gouffre aux parois tournoyantes et qui mugissaient...

La catastrophe se produisit et s’acheva avec une rapidité foudroyante...

Telle fut la fin du voyage du pauvre vieux Corbeau.

A quel phénomène a-t-il dû son effroyable perdition totale?

Est-ce à un tremblement de mer, à une convulsion soudaine des abîmes devant l’éruption d’un volcan sous-océanien? A-t-il été enlevé dans la spirale d’une trombe prodigieuse, ou étreint par l’un des implacables tourbillons d’un cyclone? Est-ce enfin la volute désordonnée d’un roller qui l’anéantit! On l’ignorera toujours, car elle est close à présent et pour jamais, la bouche de ceux qui pourraient parler, et qui virent, de leurs yeux dilatés par l’angoisse suprême, la forme de la Mort, alors qu’elle fondait sur eux, hurlante et sans merci!

Et l’Océan passe et repasse sur leur tombe ignorée, qui garde son secret.

Hélas, les pauvres gens! qu’ils reposent en paix!

L'Ile des parapluies, aventures du gâte-sauce Talmouse

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