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ANNETTE LAÏS
X.
LE FEU PREND A JOSAPHAT

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Cette seconde syncope dura quelques minutes à peine. Le docteur Josaphat était en train de me poser sa chaîne électrique à la nuque, quand je repris mes sens.

«Voilà! dit-il avec l'entière bonne foi qui le caractérisait. Nous ne savons pas le premier mot de cette science nouvelle, et déjà nous opérons des miracles. Quand nous saurons, nous ne ferons plus que des sottises.»

Aurélie était penchée sur moi. Je la reconnus et je lui souris. Elle appuya ma main contre son cœur, à la grande édification de Josaphat.

«Pour vous finir, reprit le docteur, M. de Kervigné était là-bas auprès d'Annette comme vous êtes ici, en tout bien tout honneur. Ces petites ont la vie dure comme des chats. Elle en sera quitte pour une semaine ou deux de repos, ensuite de quoi elle recommencera.»

Je poussai un long soupir, dont Aurélie s'attribua le bénéfice, et je refermai les yeux. J'avais un moment de repos, presque de bien être. J'écoutai sans fatigue aucune le récit d'un petit scandale de la rue Saint Dominique, que le docteur débita avec beaucoup d'esprit. Il termina sa visite par la description d'un instrument à cordes qu'il avait inventé à ses heures de loisir et partit comme un trait pour voir le dernier acte de Guido, joué par tous les élèves de Ballanciel, à l'Ecole panharmonique. Le hautbois, nous dit-il, avait introduit dans l'accompagnement du finale un dessin fugué d'après ses propres idées sur la juxtassonnance. Il promit de revenir le lendemain matin, à la première heure, pour voir s'il se serait produit dans mon état quelque changement curieux.

«Quel garçon! me dit cette bonne présidente, après l'avoir reconduit. Quel système! Tu dois te sentir un peu mieux. Il n'a pas d'inquiétudes du tout: il en a vu bien d'autres! Partout ailleurs que chez nous, tu ne l'aurais pas ainsi; car il refuse de vingt ou trente clients tous les jours. Mais il a de la sympathie pour moi: il m'a connue toute jeune femme et je le regarde presque comme un frère aîné.»

Le docteur Josaphat pouvait avoir trente ans. Ma cousine était évidemment sur cette pente heureuse où chaque jour vous rajeunit de vingt-quatre heures. La fantaisie, à cet égard, n'a pas de bornes. Ma cousine remontait en triomphe vers son adolescence. Elle attendait la cinquantaine pour s'avouer mineure. C'est là une façon de tomber en enfance que tout le monde connaît, mais qui étonne toujours.

Il ne faut pas croire que le docteur Josaphat fût un ignorant ou même un charlatan, condition qui n'est pas exclusive de la science. Il savait beaucoup, il était fort intelligent et assez honnête homme. Seulement, il ne croyait pas à la médecine, partageant à cet égard l'opinion de l'immense majorité des médecins. Le scepticisme se traduit de différentes manières. Le docteur Josaphat avait conservé un petit bout de foi à l'influence personnelle de l'homme sain sur le malade et il usait de cette influence comme il pouvait, loyalement, parfois en vain, parfois avec bonheur.

Comme il avait mis de côté toute pharmacie, il épargnait à ses pratiques les maladies médicamenteuses, ce qui est énorme et produisait souvent, en laissant agir la force vitale, des cures qui tenaient du miracle. On est tellement habitué, en effet, à voir certaines affections traitées avec talent selon la rigueur des enseignements de l'école, se terminer par la mort, qu'il y a miracle, véritable miracle de clémence à permettre la guérison.

Le docteur Josaphat prétendait que le miracle consistait uniquement à ne pas poignarder en ce cas le patient avec une lancette ou à ne point placer près de son lit une garde armée de fioles, pour y jouer en toute charité le rôle important que la Voisin remplissait, sous Louis XIV, avec tant de succès. Il disait que la Brinvilliers et Lucrèce Borgia d'un côté, Cartouche et Lacenaire de l'autre, avaient volé les rayons de leurs auréoles.

Pourquoi tant de bruit autour de ces noms illustres pour quelques saignées et quelques vomitifs? Sangrado, à lui tout seul et tel académicien pasteur d'un immense troupeau de sangsues, ont vidé plus de veines que la postérité entière de Cacus. Il ajoutait mille autres choses qui me semblaient plausibles, mais que je ne voudrais point répéter, profane que je suis, dans la crainte de nuire à l'industrie respectée de MM. les apothicaires. En somme, la médecine est une grande chose: le bronze d'Esculape fait l'ornement d'une foule de cheminées, et j'ai vu, sur nombre de pendules, Hippocrate refusant les présents d'Artaxercès.

Le docteur Josaphat était un original. Il inventait des épinettes et rêvait tout éveillé de la juxtasonnance qui est pure chinoiserie. Il fabriquait des chaînes galvaniques et d'autres curiosités. C'était peut-être un fou. On m'a dit qu'il avait escaladé l'académie. Je crois plutôt que les sangsues l'auront vidé.

Moi, j'avais une belle et bonne fièvre cérébrale. Je ne sais pas si la chaîne électrique me fit du bien; je reste persuadé qu'elle ne me fit aucun mal. Pendant neuf jours que durèrent les accès, le docteur me visita le matin et le soir. Tout en changeant la chaîne de place, selon les progrès de mon mal ou selon le vent de sa fantaisie, il racontait. Les premiers jours, ses récits n'étaient pour moi qu'un bourdonnement confus; je sentis que j'étais sauvé quand je compris ses commérages.

Au moment où mon intelligence s'éveilla je me souviens qu'il disait en me tâtant le pouls:

«Il n'y a point de toile si serrée où l'on ne puisse introduire quelques fils. C'est la juxtasonnance. Et néanmoins la juxtasonnance est encore autre chose: elle donne trois séries d'accords dans toute gamme: introduisez les tiers de ton qui sont en usage dans quelques musiques des pays d'Asie, et la juxtasonnance arrive à des résultats prodigieux. J'ai passé des fils dans le quatuor en ré de Haydn, et mon instrument est particulièrement propre à rendre ces nuances. Je ne trouve pas d'exécutants. Mes meilleurs amis me rient au nez. C'est toujours l'histoire de la médecine, où tout système est un assassinat avant de devenir le salut de l'humanité. Prenez l'accord que vous appelez parfait, je ne sais pourquoi; décomposez les cinq demi-tons de chaque tierce en sept tiers de tons, plus un demi-tiers ou sixième de ton…

– Le pouls? l'interrompit ma cousine.

– Eh! madame, le pouls lui-même vous démontre la divisibilité infinie des nuances, c'est votre oreille qui manque de finesse. Vous arriveriez par l'éducation à percevoir des vingtièmes de ton. Nous avons cent dix, et le docteur Josaphat n'a pas besoin de montre à secondes pour vous affirmer cela. Je prétends qu'un sens vierge, convenablement entraîné, comme disent les Anglais, diviserait, au tact, les secondes en soixante tierces. Il y a peut-être dans la nature des infusoires pour qui les tierces sont des années et les secondes des siècles. Nous ne jouissons de rien: notre domaine nous échappe; la juxtasonnance n'est qu'un pas très timide vers la conquête légitime de l'inconnu. Le jeune homme va bien; il sera sur ses pieds dans trois jours, et comme il n'a absorbé aucune substance hostile, il échappera à cette épouvantable maladie qu'on appelle convalescence.»

Ma cousine m'embrassa. Il y avait des larmes dans ses yeux.

– A-t-il sa connaissance? demanda-t-elle.

– Qu'entendez-vous par là? La jouissance du monde extérieur? S'il ne l'a pas il va l'avoir. Mais il n'a jamais manqué de connaissance. La fièvre, considérée au point de vue métaphysique, présente des particularités très curieuses. On pourrait dire que c'est un travail désespéré qui poursuit le jour dans la nuit ou un objet quelconque dans le vide; pour préciser: une chasse pleine de lassitude où l'on court après le mot d'une insoluble charade. Loin d'être absentes, les facultés intellectuelles sont prodigieusement surexcitées. J'ai trouvé la juxtasonnance pendant ma fièvre catharale. D'autres, au lieu de chercher, reviennent vers une idée ou vers un fait accompli qui les a frappés vivement. Ils n'essayent pas de percer l'avenir, ils tâchent de voir le passé autrement mieux qu'ils ne l'ont pu distinguer jusqu'alors. De telle sorte que la physionomie métaphysique de la fièvre est un point fixé et douloureux, contre lequel l'intelligence s'acharne, un point noir, si vous voulez, qu'on veut éclairer de la lumière qu'on n'a pas. Demandez au petit Breton si, pendant ces six jours, il n'a pas constamment soulevé un lourd marteau qui, constamment aussi, lui retombait tout juste au même endroit du crâne.»

J'éprouvai comme une réminiscence aiguë de ma douleur, tant cette définition était juste.

«Et comme la fièvre cérébrale, continua Josaphat, est compliquée ici d'une affection nerveuse très accentuée, la manie, car c'est probablement une manie temporaire, a dû être terrible.

– Ah! je me doute bien de ce qu'était son idée fixe! soupira ma cousine.

– Question extra-médicale, belle dame. Mais je suis bien sûr que l'idée fixe de la petite sauterelle du théâtre Beaumarchais n'était pas M. le président de Kervigné.

– A propos, demanda ma cousine, qu'a-t-elle eu cette Annette Laïs?

– Une fièvre cérébrale, tout comme notre jeune ami.

– Et sa situation?..

– La même que celle du chevalier. Ou eût dit le même pouls.

– Où donc allez-vous la voir?

– Mais, chez son père. Son père est un tigre pour l'honneur!»

Ma cousine éclata de rire. Son rire ne me blessa pas du tout. Je faisais grande attention, cependant, à ce que disait le docteur.

«Parbleu! s'écria-t-il en tirant sa montre, je vais manquer l'audition de la Squarciafico, chez Tamburini. Elle demande cent mille francs, les feux et le congé pour son contre-ut et ses roulades dans le grave. Faites taire le petit, s'il veut parler. A ce soir.»

Ma cousine s'établit près de moi avec un livre. Elle m'avait veillé comme une sœur de charité. Je n'avais aucune envie de lui parler. Ma pensée n'était pas confuse, je sentais plutôt ma cervelle vide comme une coquille d'œuf. Ma préoccupation était de savoir exactement et clairement quelle avait été mon idée fixe. C'était me pencher au-dessus du vertige d'où je sortais à peine.

Aussitôt que mes regards plongèrent là-dedans je fus entraîné et précipité. La réponse à ma question imprudente fut l'idée fixe elle-même qui revint torturer mon cerveau.

Je sus du moins ce qu'elle était, car je gardais la possibilité de raisonner. Mon idée fixe avait été merveilleusement définie par ce fou de docteur Josaphat. Cet homme là devait vivre avec des idées fixes. La mienne consistait en un effort extravagant et patient dirigé vers ce but impossible: revoir ce que je n'avais pas vu.

Je cherchais tout uniment le visage d'Annette Laïs, ses traits, son sourire, au milieu de cette giboulée de fleurs qui tourbillonnait dans ma mémoire. Je n'avais vu qu'une ombre; qui était un papillon, perdu dans un brouillard de gaze; je voulais la femme, je la voulais belle comme les invraisemblances de mon rêve; je la voulais éblouissante comme les rayons de ma féerie.

Peut-on dire que je l'aimais alors? J'avais entendu sans colère ni dépit, la dernière comme la première fois, les paroles méprisantes du docteur Josaphat. Rien en moi ne se révoltait pour défendre Annette Laïs insultée. Il est évident que je ne l'aimais pas.

Mais alors à quel ordre de sentiments rattacher l'obstination de ma pensée qui allait vers le même objet toujours, entêtée et patiente comme le son de cloche qui, dans ma tête, répétait le nom d'Annette Laïs?

Je suppose que c'était ma fièvre, rien que ma fièvre, et que ma fièvre, pour employer la langue du savant Josaphat, était un des prodromes de cet amour foudroyant qui allait être toute ma vie; car je n'ai fait que cela en ma vie: aimer Annette Laïs!

J'eus deux visites: Laroche et M. de Kervigné.

Dès que Laroche entra, ma cousine mit un doigt sur sa bouche et lui dit:

«Attention à toi, Roro! le chevalier a sa connaissance.»

Laroche vint jusqu'à mon lit et m'examina. Je tenais les yeux fermés.

«Madame la vicomtesse se fatigue beaucoup,» prononça-t-il d'un ton respectueux.

C'était en Bretagne seulement que nous l'appelions la présidente.

«Il est sauvé, répondit ma cousine, ne suis-je pas assez payée?

– C'est selon comment madame la vicomtesse l'entend, repartit Laroche, dont la voix de baryton, prétentieuse et offensante, n'excitait plus en moi aucune espèce de colère.»

Ma cousine reprit tout bas:

«Il a prononcé mon nom plusieurs fois dans sa fièvre.»

Je devinai un sourire sur les lèvres du maraud, qui ajouta militairement:

«Je venais de la part de monsieur prendre des nouvelles de madame.

– Tu diras à monsieur qu'il peut venir, répondit ma cousine. C'est son parent, après tout. Cela lui fera plaisir de le voir en bonne voie de guérison.»

Laroche sortit et M. de Kervigné entra presque aussitôt après. Ma cousine tendit la main à son mari, qui la porta fort galamment à ses lèvres. On parla de moi un instant; ce fut, de part et d'autre, en des termes bienveillants, puis le président, changeant de matière tout-à-coup, dit:

«Que pensez-vous que l'on doive faire de ce Laroche?

– De Laroche? répéta ma cousine étonnée.

– Il m'obsède, et je ne puis le faire taire qu'en le congédiant. Il interprète votre conduite avec notre jeune cousin d'une façon tout à fait blessante. Ce sont toujours de nouveaux rapports…

– Laroche! fit encore une fois Aurélie.

– Je crois savoir que vous tenez encore à lui, prononça le président sans aucune intention de raillerie.

– Uniquement parce qu'il vous est fort attaché,» répondit très sérieusement ma cousine.

Elle sonna. Laroche parut.

«Mon ami, lui dit-elle avec douceur, monsieur vous paye pour surveiller le dehors et non point le dedans. Nous sommes un bon ménage. Monsieur m'a chargé de vous parler comme je le fais. Je suis au-dessus de vos bavardages, qui fatiguent monsieur et qui vous feront mettre à la porte. Allez et mêlez-vous de ce qui vous regarde.»

Laroche, tout blême, sortit obéissant à son geste impérieux. Le président baisa une seconde fois la main de sa femme et ce fut en souriant.

«Vous avez raison, dit-il, c'est un beau coquin. Le voilà mieux planté que jamais.»

Quatre jours après cette entrevue, j'eus permission de me lever une heure. Ma cousine agissait avec moi comme la plus tendre des mères, et le docteur Josaphat lui-même me témoignait quelque estime. Il nous annonça que ce jour-là même Annette Laïs s'était levée aussi.

«Il ne faut pas s'y tromper, dit-il à ma cousine, les autres sont la douzaine, mais elle est le treizain. On tient la dragée haute au président, et toute la famille vous a une tenue héroïque, un père à cheveux blancs, un frère qui ressemble à Mélingue dans ses grands rôles. M. de Kervigné ira loin s'il court toujours.»

J'ai peine à exprimer ces nuances, et cela est nécessaire, pourtant; j'écoutais avec curiosité, voilà tout. Annette Laïs m'occupait tout entier, mais c'était malgré moi, et le mot intérêt, tout froid qu'il est, serait trop chaud encore pour rendre la nature de mes sentiments à son égard. Annette Laïs était pour moi le reste de ma fièvre. Si je n'essayais pas de fuir, c'est que je sentais à priori que c'était là l'impossible.

Rien n'avait changé, son nom était le refrain, le son de cloche, la tyrannie d'une migraine.

On me donna deux lettres de Vannes, dont l'une avait déjà six jours de date. Ma cousine avait eu la bonté d'y répondre. La lecture de ces lettres me fit du bien: celle de ma mère laissait voir une tendresse et une sollicitude qu'on ne m'avait pas toujours montrées.

La séparation semblait lui avoir appris à me mieux aimer. Elle me rappelait néanmoins ses diverses commissions, et, sur quatre pages, les petits en avaient bien trois pour leur part. «Cha'ot veut aller avec tonton René,» avait dit mon neveu. Quel enfant! Les dents de Mimi poussaient. La lettre de mon père était plus courte, mais elle contenait deux apostilles, une de ma tante Bel-Œil, une de ma tante Nougat. Mon père me disait de faire bonne figure à Paris et de ne pas ménager sa bourse. Il terminait en s'écriant: Je ne t'en dis pas plus long! A la soupe! Bon appétit, bonne conscience!

Nougat voulait ses digestifs et aussi je ne sais quoi d'apéritif qu'elle avait vu aux annonces des journaux. Elle me priait de pousser, dans mes courses, jusqu'à un certain dépôt de pâtés de foie gras pour faire une surprise à mon père. Bel-Œil me donnait l'adresse d'une librairie où je devais trouver; Wilhem ou les égarements d'un cœur sensible, qu'il fallait lui envoyer avec le Cimetière de Ramberg et le Calice des larmes. Tout le monde se portait bien, même Joson Michais, qui était revenu l'oreille un peu basse. L'oncle Bélébon était toujours l'homme aimable de la famille et Vincent se rangeait.

Je ne prétends pas persuader au lecteur que, par elles-mêmes, ces choses fussent très émouvantes. Je constate seulement qu'elles remuèrent en moi toutes les fibres du souvenir. Pour un instant, je repassai le seuil de la maison paternelle: je fus chez nous, et qui ne sait tout ce que contient ce mot?

«J'ai eu, moi aussi, ma correspondance, me dit Aurélie: trois lettres! je te gagne d'un point. La première est de l'abbé Raffroy, un digne homme, qui m'écrit des remercîments officiels au nom de ton père et de ta mère; la seconde est de la tante Renotte, cette excellente vieille. Là-bas, ne voulait-elle pas me faire croire qu'elle n'avait que dix ans de plus que moi, sais-tu? C'est elle qui t'aime le mieux. Je n'oserais écrire ainsi à ton sujet. La médisance est comme la mauvaise herbe qui croit Je te dirai comme il faut te conduire avec moi devant le monde. La troisième est de ce charmant marquis, ton beau-frère. Ah! ah! nous le connaissons, celui-là! et rien ne m'a plus étonnée que de le voir s'enterrer tout vif. Il se vante de son bonheur dans la lettre, mais son style fait la grimace. Pauvre garçon! je crois bien qu'il avait tout mangé. C'est drôle que tu sois si en retard. Il ne s'est donc pas occupé de toi? Mais, je suis folle! j'oublie que tu viens de Vannes et que ce pauvre marquis est à cent pieds sous terre.

–Ma sœur est une personne accomplie, madame, répliquai-je un peu blessé.

– On le dit et je le crois de tout mon cœur. Te ressemble-t-elle? avec un tour de cheveux, tu serais la plus jolie marquise à dix rues à la ronde. Ne te fâche pas, chéri, et ne m'appelle plus madame. C'est me mettre en pénitence. Je suis ta petite maman, et tu es le dernier que j'aimerai.»

Je baisai la main qu'elle me tendit. La paix fut faite. Le docteur entra comme un insensé.

«Je ne connaissais pas cette sonate de Steibelt! s'écria-t-il. L'andante est un dialogue comme jamais, vous comprenez: jamais, jamais je n'en ai entendu! et sur un misérable piano qui ne vaut pas trois louis! Et avec des doigts de convalescente!.. Madame, il y a quelque chose de plus beau que l'andante, c'est celle qui le jouait! Je n'avais pas vu ses sourcils. Les ailes de son nez m'ont sauté aux yeux. Pendant qu'elle jouait, j'ai suivi la courbe de ses épaules. C'est une Grecque, savez-vous?»

Ma cousine riait et son attitude exprimait l'admiration.

«Vous gagnerez cent mille francs par an quand voudrez, dit-elle. Ce rôle de docteur fou ne manque jamais son effet.»

Josaphat se laissa tomber dans un fauteuil et s'essuya le front. Il avait les yeux rougis et la joue pâle.

«Vous auriez raison, madame, répliqua-t-il très sérieusement, si je n'étais que fou. Mais on ne rit pas de ceux qui se noient, morbleu! Je suis amoureux!»

La gaieté d'Aurélie redoubla, je me sentais comme un malaise. Le docteur Josaphat me fit un signe de tête et reprit avec un geste tragi-comique:

«Nous allons bien, nous? C'est moi qui suis malade à présent. L'andante n'a pas quarante-huit mesures. C'est le bijou le plus exquis! et croyez-vous que je plaisante quand je dis qu'elle est Grecque, madame? elle est Grecque, pardieu, des pieds à la tête, et cela se voit, Grecque de Lesbos, comme Vénus, sa sœur! Me voilà, Dieu merci, tombé jusqu'à la mythologie: plongeons! Son père est Grec, son frère est Grec. Et beaux? et fiers comme celui qui meurt en déchargeant son pistolet, vous savez, à Missolonghi. Non, c'est la jeune fille qui a le pistolet. Enfin, n'importe, je suis submergé? Ou diable voulez-vous qu'une Française soit belle comme cela?

– Docteur! docteur! s'écria ma cousine, à ma prochaine soirée, vous nous ferez cette scène!

– Vous êtes charmantes, vous autres, poursuivit Josaphat, vous êtes adorables, mais non pas comme l'entendait Phidias. C'est la Vénus de Milo, vous dis-je, à dix-huit ans, avec ses anciens bras! Connaissez-vous ce Steibelt? Quel gaillard! D'ailleurs, le nom le dit: Laïs! On ne s'appelle Laïs que dans la mer Egée. Ils sont Grecs, Grecs, Grecs… et je vais faire une culbute au fin fond du sentiment, aussi vrai que la juxtasonnance est l'électricité musicale.»

Annette Laïs

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