Читать книгу Annette Laïs - Féval Paul - Страница 6
ANNETTE LAÏS
VI.
LA PRESIDENTE
ОглавлениеHélas! non, je n'étais pas un mauvais sujet. Je n'avais même pas en moi ce qu'il faut pour le devenir par l'éducation.
«Ma cousine, répondis-je en rougissant jusqu'aux oreilles, on aura calomnié mon frère Gérard auprès de vous.»
Elle eut un petit rire sec. J'ajoutai sur un mode plaintif:
«Qui donc a pu vous donner si mauvaise opinion de moi?»
Je sentis qu'elle me regardait avec attention, et je me préparai sérieusement à subir un examen de morale.
«Etes-vous dévot, René? me demanda-t-elle.
– Pas autant que je le voudrais, répondis-je avec modestie.
– Moi, me dit-elle, c'est par places. Il y a des moments où je suis comme une tigresse, en fait de religion. D'abord, je mets de la passion dans tout. J'ai passé vingt-huit ans, vous concevez, et l'on ne se refait pas à cet âge-là. Tout le monde remplit ses devoirs à la maison; j'exige cela: Laroche est exemplaire. Mais il me vient des doutes, mon esprit travaille. Ah! l'Evangile a bien raison de le dire: «Bienheureux les pauvres d'esprit!» C'est mon esprit qui fait des siennes. Du reste, je suis en veine de ferveur, ces temps-ci, en grand veine: j'ai trois sermons demain, très commodément échelonnés: deux l'après-midi, un le soir; je vous y mènerai. Savez-vous que je ne resterais pas seule avec votre frère Gérard comme me voici avec vous, chevalier?
– Ma cousine…» balbutiai-je.
Je balbutiais parce que sa main, naturellement très blanche, et que la poudre de riz faisait plus douce qu'un satin, lissait mes cheveux sur mon front.
«On dirait que vous avez peur de moi, interrompit-elle, vous n'osez pas me regarder.»
Je levai les yeux. Son sourire excellent me fit en vérité battre le cœur.
«Je ne sais comment vous exprimer, m'écriai-je, la joie que j'éprouve à retrouver en vous une seconde mère!»
Ses sourcils se rapprochèrent tandis que sa bouche souriait avec pitié.
«Vous devez avoir faim, mon petit homme, dit-elle brusquement. Sonnez, on va vous servir à souper.»
J'eus le bonheur de répondre:
«Je n'ai pas faim, et se peut-il que vous soyez déjà ennuyée de moi?
– Paris offre tant de divertissements aux enfants comme vous! dit-elle avec un reste de rancune déjà radoucie.
– Je parlais de ma mère, ajoutai-je, car peut-être comprenais-je vaguement le motif de ma disgrâce, pour trouver un terme de comparaison au bonheur que j'ai de m'entretenir avec vous.»
En même temps, j'appuyai mes lèvres sur sa main, comme pour demander mon pardon. Elle affecta de retirer sa main précipitamment.
Ce n'était pas une grande coquette, selon la classification théâtrale. Ce n'était pas non plus tout à fait une comique. Il y avait une forte dose de naïveté dans son savoir-faire.
Du reste, je dois dire tout de suite que la maison entière participait à ces demi-teintes. Il n'y avait là qu'une moitié de luxe, parce qu'on possédait à peine une moitié de fortune. Je ne peux plus appeler demi-monde le monde qu'on voyait chez le président, puisque la signification de ce mot est fixée à faux par une des plus charmantes et des plus illustres comédies de ce temps-ci. Le demi-monde de la comédie n'est pas plus le vrai demi-monde qu'un morceau de strass n'est un demi-diamant. L'abondance des colléges, au contraire, est bien véritablement du demi-vin ou du quart de vin, puisqu'il y a un peu de vin dans beaucoup d'eau. C'était ainsi chez ma cousine. A supposer que le grand monde soit la crème, il y avait là un peu de crème sincère dans quelque chose qui n'était même plus du lait.
La matière première restait, mais le titre allait s'abaissant. Il n'était pas jusqu'au président, dont je n'ai pas eu occasion de parler encore, qui ne fût entre la chèvre et le chou: presque grand seigneur, mais un peu dans le tas, homme politique entre le zist et le zest sommité du douzième ordre, alliant l'austérité apparente à des faiblesses très peu mystérieuses. L'époque prêtait à cela: c'était le règne des coalitions malsaines et des paradoxales compensations. On appelait cette cuisine sophistique le juste milieu. Les choses allaient et venaient sans avoir le courage de l'effronterie, sans prendre le souci d'être hypocrites. On eût dit que la société parisienne s'arrêtait entre deux portes pour attendre mieux ou pis. Ce qu'elle attendait est venu.
Mme de Kervigné disposa de nouveau les plis de sa robe et adoucit encore les suavités un peu prétentieuses de son sourire.
«Vous vous exprimez avec facilité, René, me dit-elle. Si mon mari était un autre homme, je vous garantirais le succès à Paris, car vous avez tout pour vous. Quand on a passé vingt-huit ans, on peut bien faire le sacrifice de la coquetterie. Je comptais être votre sœur aînée, mais, ce n'est pas assez solennel: je serai votre petite mère.
– Ah! madame! m'écriai-je.
– Vous m'appellerez petite maman? Ce sera tout gracieux et cela imposera silence à la calomnie… car on calomnie à Paris comme en province, chevalier, s'interrompit-elle en un soupir de colombe blessée; et quand une femme de haut rang a le malheur d'être délaissée par son mari… quoique certes votre cousin soit un galant homme et qu'il n'ait jamais manqué aux égards qu'il me doit. Mais vous savez, le faubourg Saint-Germain est plus près de Versailles que de Paris, c'est un vieillard boudeur qui n'a gardé que ses yeux d'Argus et sa langue de commère. Le tiers et le quart savent que le président, malgré son âge – il pourrait presque être mon père – malgré sa position… Vous m'entendez bien, René, je ne peux pas, non plus, mettre de trop gros points sur les i. Et il me sera bien doux d'avoir en vous un confident de mes peines.»
Je ne donne pas ce discours pour un modèle de précision oratoire; cependant il disait tout ce qu'il voulait dire, surtout à cause de l'accent qu'on y mettait. Je me sentis le cœur attendri.
«Se peut-il, murmurai-je, employant à mon insu une phrase du roman traduit de l'allemand que ma tante Bel-Œil m'avait donné; se peut-il que mon cousin paye votre tendresse par l'ingratitude!
– Ma tendresse!» répéta-t-elle.
Un moins novice que moi eût découvert son envie de rire. Mais elle me demanda tout à coup:
«Avez-vous lu beaucoup de romans, chevalier!»
Puis, sans attendre ma réponse:
«Certes, certes, reprit-elle. Le mot m'a semblé singulier à cause de l'âge du président; mais, en somme, n'est-on pas une vieille femme à vingt-huit ans passés! Et d'ailleurs. Il est fort bien conservé. Les hommes sont pour nous des vampires: ils rajeunissent par les chagrins qu'ils nous donnent et qui nous font vieillir. Ah? cher enfant! la vie est pour vous couleur de rose, et vous ne vous doutez pas de ce qu'un cœur peut souffrir.»
Les vingt-huit ans passés de ma cousine étaient pour moi désormais un article de foi. Les parents de Bretagne se trompaient sur son âge. Plus je restais près d'elle, plus je la trouvais bonne, douce, aimable. Je respirais les parfums trop accusés de sa toilette comme on s'enivre avec des fleurs. L'idée se fortifiait en moi que cette maison allait être mon paradis.
Les heures s'écoulèrent. J'entendis plus d'une fois le pas discret de Laroche qui rôdait dans le corridor, mais il n'osa pas entrer. Ma cousine souriait quand il s'approchait de la porte. Je n'aurais point su définir l'expression de ce sourire, où il y avait du contentement et une douce pitié. Quand la pendule sonna onze heures, elle appela sans élever la voix, et Laroche parut aussitôt sur le seuil.
«Monsieur est-il rentré?» demanda-t-elle.
Le baryton, qui était de mauvaise humeur, répondit
«Il est rentré quelque part, mais pas ici.»
Ma cousine leva les yeux au ciel, puis elle me regarda.
Comme elle vit mes sourcils se froncer, elle me dit entre haut et bas:
«Vous apprécierez Laroche. Il est au-dessus de son état.»
Et à Laroche:
«Mon bon, il faut que tu sois le guide et l'ami de cet enfant-là. Il est de mon parti. C'est mon page et je suis sa petite maman.
– Ça va bien,» dit Laroche, qui dérangea un fauteuil comme pour s'asseoir.
Mme de Kervigné rougit et le prévint en ajoutant:
«Je me sens besoin, et l'enfant doit mourir de faim. Fais-nous servir quelque chose ici. Où as-tu mis le Breton?
– A l'écurie.»
Il sortit sur ce mot et claqua brutalement la porte. Dès qu'il fut parti, ma cousine me pinça légèrement l'oreille.
«Je compte te tutoyer, René, me dit-elle puisque je suis ta petite maman. J'aime mieux briser la glace tout de suite. Je ne savais pas que tu prendrais du premier coup une si grande place dans mon affection, mais je devinais bien que Laroche et toi vous ne pourriez pas vous souffrir. Sois généreux, tu as tout l'avantage sur lui, qui n'est qu'un valet en définitive; mais quel valet! Je sens que je pourrais te le sacrifier, petit démon; car tu es ici déjà l'enfant gâté, mais je ne te le pardonnerais jamais.»
Cela me fit plaisir de m'entendre appeler petit démon. Il y a un siècle qu'on ne vit candeur pareille à la mienne. Je voudrais savoir pourquoi les adolescents honnêtes, les gros bourgeois un peu idiots et les décrépits de la rouerie aiment ces caressantes injures: démon, méchant et même scélérat.
Ma cousine passa son pied sous mon tabouret et le rapprocha sans effort. Derrière sa rondeur d'odalisque il y avait une mâle vigueur.
«Tu sauras tout! reprit-elle en mettant sa bouche contre mon oreille. Il y a bien des femmes qui voudraient tes cheveux. Et comme c'est étonnant, chevalier! Je ne vous connais que depuis trois heures et j'en suis à vous confier des choses… oh! certes, bien délicates, mon ami! si délicates que je cherche mes mots. Portez-vous des gants la nuit?
– La nuit! répétai-je étonné.
– Je veux que toutes ces dames soient folles de vous, de toi, mon petit chevalier. C'est très rare, ce titre-là, maintenant, et il te sied à ravir. Le dernier chevalier c'était Faublas. Tu as lu Faublas?
– Vous voulez dire Gil Bas, rectifiai-je. L'abbé Raffroy n'a pas voulu me permettre cette lecture.
– Je crois bien! fit-elle en baissant les yeux pour cacher un sourire. J'écrirai demain à toute ta famille et à l'abbé Raffroy. Mais ne leur dites rien de nos petits secrets. Bon Dieu! s'ils savaient que je suis obligée d'avoir près de moi un Laroche, parce que M. de Kervigné se compromet auprès de toutes mes femmes de chambre?
– Quoi! m'écriai-je avec plus de gaieté encore que d'étonnement, M. de Kervigné?..
– Ris souvent, m'interrompit-elle. Tu ris bien.»
Ma foi, j'étais parti. L'idée d'un grave président mis ainsi en pénitence excita en moi une hilarité bruyante et prolongée.
«Ah! petite maman, balbutiai-je les larmes aux yeux à ce point de vue. Laroche est magnifique!
– Et toi, tu es charmant, René! murmura-t-elle. Tu comprends tout. Dans un mois, tu seras la coqueluche de mon salon!»
Je riais encore, quand on mit la table; Laroche grave, roide, maussade, présida aux préparatifs et se retira. Pour un peu, ce soir-là, il se serait fait carmélite, comme la Vallière.
Ma cousine me servit une tranche de foie gras et fit mousser le champagne dans mon verre. Je n'en étais plus à m'étonner.
«Nous sommes en partie fine, me dit-elle.
– Si mon cousin revenait, repartis-je d'un ton où mon innocence avait déjà quelque alliage de scélératesse.»
Elle me donna de son pain sur les doigts et murmura:
«Ce n'est pas lui qui m'occupe.»
Hélas! c'était Laroche. Laroche venait de temps en temps, sous prétexte de servir. Pour donner une idée des progrès qu'on peut faire à Paris en une soirée, l'idée me passa que ce coquin de Laroche avait bien pu s'asseoir une fois ou l'autre à ma place, châtiant ainsi de plus d'une manière les inconvenances de M. le président.
Laroche, du reste, me gênait peu. J'avais un appétit d'enfer, et je trouvais le souper exquis. Mme de Kervigné ne mangeait pas comme ma tante Nougat, mais c'était néanmoins une forte convive. Elle avait des façons ravissantes de tenir son verre à champagne. Je trouvais à Laroche des airs d'Othello qui me divertissaient sincèrement.
Au dessert, je savais par cœur la maison de ma cousine. Elle avait eu soin de m'apprendre que la partie du métier de camériste, à laquelle Laroche était décidément impropre, était confiée à la lingère, vieille fille bossue que le président respectait. Le décorum une fois bien établi, Aurélie, car elle m'avait permis de l'appeler ainsi pour alterner avec petite maman, Aurélie dis-je, passa aux confidences, ou plutôt à la confession générale de son mari. Son mari n'en faisait pas beaucoup plus que les autres, me dit-elle; car la mode parmi les hommes graves était aux fredaines. Cela ne ressemblait pas tout à fait aux orgies publiques de la régence: c'étaient des débauches de juste milieu, timides, parcimonieuses, vilaines. Ces palais mignons de la volupté qu'on appelait jadis des folies ou de petites maisons, étaient remplacés tout uniment par des chambres garnies. Le Parc-aux-Cerfs du président était à Bagnolet, près d'une fabrique de plâtre, et lui coûtait six cents francs par an. Quand sa fantaisie allait jusqu'à mettre Paméla dans ses meubles, il avait un abonnement au faubourg Saint-Antoine et un billet de mille francs lui faisait voir le bout de l'aventure.
Ma cousine connaissait par le menu la carte de cette rouerie au rabais. Il y avait des tenants et des aboutissants qui ne laissaient pas d'être curieux. Ainsi, le président, pourvu d'un pseudonyme, comme les vaudevillistes qui ont un bureau, était actionnaire de plusieurs petits théâtres. Son argent lui rapportait ainsi d'assez bons intérêts et une influence. Il était roi dans ces coulisses de bas ordre et n'enviait point les fous qui payent si cher le droit de s'égarer dans les couloirs de l'Opéra. On passe précisément par les petits théâtres avant de grimper dans les grands. Le président buvait le Nil à sa source.
Il faisait débuter comme un commissaire du gouvernement. Ce qui coûte les yeux de la tête à un Anglais lui rapportait sept pour cent l'an, outre la paix profonde de l'incognito, car le théâtre Beaumarchais et les Délassements-Comiques sont à cent lieues du Palais de justice.
Pour le moment, la divinité régnante était une demoiselle Annette Laïs, qui sortait Dieu sait d'où. Le président l'avait fait débuter depuis peu au théâtre Beaumarchais. Il était fou d'elle, à ce qu'on disait. Il allait la voir avec une perruque blonde et des lunettes bleues. Ma cousine ne me cacha pas qu'elle était tout particulièrement curieuse de contempler cette merveille.
Car Annette Laïs avait un succès étourdissant au théâtre Beaumarchais, et on la disait belle comme un astre.
Je pense que je bâillai. Du moins, ma cousine se leva précipitamment et ordonna à Laroche de me conduire à mon appartement. Ce serait de l'effronterie, si je disais que je songeai longtemps à la bizarrerie de mon entrée dans la maison du président de Kervigné. J'avais trois jours et trois nuits de diligence dans la cervelle, et je m'endormis en tombant dans mon lit, absolument comme si j'avais soupé à la table d'une famille toute unie et pareille à la mienne. L'image d'Aurélie, ma nouvelle maman, ne vint pas du tout me visiter, quoique mes doigts gardassent son parfum comme si j'eusse manipulé du savon aux mille fleurs. Je m'endormis, Breton que j'étais, et, chose étrange, si un nom vibra à mon oreille au moment où je perdais connaissance, ce fut celui de cette fillette que mon cousin avait fait débuter au théâtre Beaumarchais, et qui sans doute allait lui coûter mille francs chez son marchand de meubles du faubourg Saint-Antoine: le nom d'Annette Laïs.