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ANNETTE LAÏS
VIII
ENCORE ANNETTE LAÏS
ОглавлениеMa petite maman était rêveuse. Je restais devant elle, tout interdit de ma violence; elle me dit:
«Quelles têtes nous avons là-bas! Si je n'étais pas une Bretonne, je te gronderais, sais-tu. Mais comme tu es fort, René!
– Il faut que ce soit un accès de folie, répondis-je. Battre un valet!
– Oh! fit-elle, Laroche est quelquefois un monsieur. Si tu le rencontrais en habit noir, tu verrais!»
Elle me quitta sur ce mot pour faire sa toilette. Je cherchai Laroche et je lui mis deux louis dans la main. Il ouvrit son porte-monnaie, qui était fort beau, avec méthode et y coula les deux pièces d'or, après quoi il me dit:
«Le Breton de M. le chevalier était un garçon d'esprit.»
Comme mon regard l'interrogeait, il ajouta gravement:
«Il s'en est retourné en Bretagne.»
Il sourit d'un air calme et fier, et remit son porte-monnaie dans sa poche.
A Paris, les prédicateurs sont de deux sortes: il y a les prédicateurs pour hommes et les prédicateurs pour dames. Les prédicateurs pour hommes sont généralement à Notre-Dame, dont les voûtes grandioses semblent faites pour répercuter la mâle parole des Félix ou des Ravignan. A Saint-Thomas d'Aquin, à Saint-Roch, à la Madeleine, les prédicateurs pour dames fleurissent. Leur tâche est assurément la plus facile: les dames ne demandent jamais mieux que de se convertir; j'en sais de bien jolies qui passent leur vie à cela.
La petite nef de Saint-Thomas d'Aquin était pleine comme l'œuf quand nous arrivâmes. La présidente avait des places gardées que nous eûmes beaucoup de peine à gagner. Le missionnaire avait la vogue, et il s'agissait d'une œuvre à la mode; dans toute l'église, on ne voyait que fraîches toilettes: c'était comme un immense bouquet de fleurs.
Quelques-unes de ces fleurs avaient bien un peu trop d'éclat, mais la physionomie générale indiquait un parfait recueillement et mon cœur battit, car il y avait là plus d'une tête à qui la prière faisait une auréole.
La province peut être plus dévote que Paris; mais, contrairement à l'opinion commune, les églises de Paris sont plus pieuses que celles de la province. Je fus frappé du parfum de componction qui s'exhalait de cette foule brillante, et je me recueillis en moi-même pour prier. Une seul chose me gênait: toutes ces fleurs avaient des parfums; les sermons pour dames donnent mal à la tête comme un bouquet oublié dans une chambre fermée. A Vannes, les bons paysans déposent leurs sabots à la porte de la cathédrale; je voudrais, sous le porche de nos églises, une petite pharmacie où l'on déposât les odeurs de ces dames.
En fait de parfumerie, la présidente, on le sait, valait beaucoup. Je l'avais à ma gauche; à ma droite était une vieille dame, qui était un flacon débouché d'eau de Cologne. Devant moi s'agenouillait une famille adonnée au patchouli; par derrière, le vent de la porte m'envoyait des bouffées de mousseline. Toutes ces bonnes choses mélangées produisaient un si redoutable ragoût, que mon cœur était sur mes lèvres. N'est-ce pas dans l'église surtout qu'on devrait laisser un peu de place pour le pauvre bon air du ciel? J'admets l'austère encens; mais il y a ce me semble, une sorte d'impiété à vicier l'atmosphère où le saint sacrement rayonne, et à infecter le tabernacle de ces douceâtres étouffements qui font redouter aux passants le seuil de la Société hygiénique. Il est une différence entre la fleur animée qui, Dieu merci, ne porte aucune odeur, et le vivant sachet qui empoisonne. Je livre l'humilité de ces considérations à qui de droit.
Le prédicateur monta les degrés de la chaire. Il y eut une discrète rumeur, suivie d'un profond silence. C'était un homme jeune encore, aux cheveux légers et rares; sa voix était sonore, admirablement équilibrée; elle servait comme il faut l'intelligente pâleur de son visage. Son discours fut éloquent, sans doute; car il y eut beaucoup de larmes; cependant il ne me toucha point comme les sermons de mon vieux curé de Vannes. C'est qu'il était pour dames.
A la fin du premier point, ma cousine se pencha vers moi, les yeux humides.
«Comment le trouves-tu? me demanda-t-elle.
– Fort bien, répondis-je, pendant que les toux comprimées se dédommageaient autour de moi.
– Comment, fort bien! il est admirable, tout uniment.»
Elle ajouta avec transition:
«Sais-tu où nous allons, ce soir?
– A l'Opéra? dis-je tout joyeux.
– Non pas! j'ai une envie folle de voir cette créature, Annette Laïs. J'ai fait prendre une loge dans ce trou de théâtre Beaumarchais. Ne me donne pas de distractions.»
J'étais guéri d'Annette Laïs depuis la scène du jardin. J'éprouvai un sentiment de véritable impatience, d'autant plus que je regrettais l'Opéra. Le bourdonnement d'Annette Laïs recommença aussitôt, rendu plus importun par mon dépit même. Pendant toute la seconde partie du sermon, je m'occupai de chasser ce fastidieux refrain, ce qui était la meilleure manière de le rendre intolérable. Je parvins aisément à ce dernier résultat et je donnai de bon cœur au diable, malgré la sainteté du lieu, la protégée de mon cousin le président. Petite maman dormit un peu; mais, en s'éveillant, elle soupira.
«Quel talent! Quand je pense qu'il y a des gens pour aller entendre celui de Saint-Sulpice!»
Je ne raille ici que petite maman, car il y avait autour de moi un recueillement sincère, malgré l'odeur. Le sermon fut un succès et je vis des bracelets dans la bourse du quêteur. Petite maman avait des bracelets à effet, mais pas chers, tout exprès pour les quêtes.
«Il me semble que vous vous êtes assoupi, chevalier, me dit-elle comme nous remontions en voiture. Il faut vous tenir. A l'hôtel, Roblot, et grand train! j'ai à m'habiller. Quel talent! et quel organe! Comme son accent lui va bien! Aimes-tu cela, toi? Moi, j'adore le parler de Bordeaux, quand il n'est pas trop ridicule. Eh bien, je vais te dire: la comtesse va à Saint-Sulpice écouter un dominicain. Pourquoi? Le costume pousse, car je ne voudrais pas soupçonner un autre motif. Mais, va, il y a des personnes qui entendent drôlement la religion.»
Je partageais en ce moment l'opinion de ma cousine.
«Toi, reprit-elle, tu te tiens assez convenablement. Les hommes prétendent que l'abbé manque de profondeur, je sais cela, mais je suis fixée sur la profondeur des hommes. Le président est un puits de Grenelle. As-tu remarqué la demoiselle, à gauche, en noir? Pas la première, celle qui a ce nez? Quarante mille livres de rentes, en bien venu, et des tas d'espérances. Personne ne meurt dans la rue Saint-Dominique sans qu'elle hérite un peu. Bien élevée, des talents, et ces nez se placent, le soir, aux lumières. Mais tu es encore trop jeune pour tenter cette affaire-là. Tout auprès d'elle, la dame au chapeau de paille avec des fleurs dessus et dessous, comme pour faire les tartes dans les fours de campagne, l'as-tu vue? Non! Tu ne sais donc pas regarder? Il faut apprendre. Je t'aurais dit son histoire, c'est à donner la chair de poule; mais, moi, je suis comme l'Evangile: à tout péché miséricorde… excepté pour les hypocrites! Tiens, j'ai toujours envie d'écrire quelque chose sur le dos de cette longue Mme de Mareuil, qui est faite comme une cigogne et qui regarde le ciel en coulisse. Ce que c'est que l'habitude! Ces messieurs ne sont pourtant pas là-haut! Voyons, chevalier, ne médisons pas! Parle-moi de ta famille. Je parie que ta sœur t'aura donné commission de lui décrire un peu mes toilettes?
Je ne pus m'empêcher de sourire et je répondis:
«Vous êtes une fée, ma cousine.
– Pas mal, René? vous avez bien dit cela. Prenez note de ma toilette, si vous voulez, car je vais en changer. Il faut être simple, quand on fait une escapade, et je vais tout uniment me déguiser en petite bourgeoise du Marais. Est-ce vrai que le Breton bretonnant est parti? J'aurais aimé le montrer: il avait une tête superbe, pour sûr et pour vrai. Allez m'attendre au fumoir. Fumez-vous? Il faut apprendre à fumer. Le monde marche. Tout ce qui fait crier les dames est bon. Souvenez-vous que vous marquez un point chaque fois qu'on dit: «Fi donc!»
Nous étions sous le vestibule. Elle s'éloigna, moins légère qu'une sylphide. Le spécimen d'entretien qui précède est, je puis l'affirmer, d'une exactitude rigoureuse. J'admire souvent combien sont sensibles et claires les premières pages de nos souvenirs. Dès que je le veux, je revois ma cousine la présidente dans ses moindres détails, et, certes, ce n'était pas une physionomie à la douzaine. Il y avait en elle un mélange curieux de l'élément breton et du condiment parisien. Ce qui pourra étonner, c'est que son élégance était bretonne et ses vulgarités parisiennes. Elle était de race, on le voyait pleinement; mais le niveau de l'inondation bourgeoise monte sans cesse; elle n'avait pas la taille qu'il faut pour tenir la tête beaucoup au-dessus du courant. Elle fréquentait un monde mixte auquel des peccadilles anciennes et modernes la tenaient attachée. Son mari était de la cour; sous Louis-Philippe, cela prouvait peu. Quelles que fussent ses raisons, elle n'allait ni aux Tuileries ni au pur faubourg Saint-Germain, ce qui lui donnait facilité pour médire de ceci et de cela. Elle médisait à miracle.
Elle avait de l'esprit beaucoup, quoiqu'elle fût sujette à effeuiller des naïvetés et même des sottises; elle avait de la distinction, plutôt, il est vrai, dans ses manières que dans son style. Je l'ai parfois admirée digne et noble entre deux plongeons. Ce n'était pas une grande dame; il lui manquait l'ampleur et aussi la tenue; mais telle qu'elle était, avec quinze ans de moins, la mode aurait pu la mettre sur son char. Il y a une chose qui vieillit encore plus que l'âge, c'est le péché. Je n'ai pas à faire, Dieu merci, la confession générale de ma cousine.
Elle avait passé vingt-huit ans, un certain jour déjà lointain, après avoir franchi quantité d'autres fossés. C'est la culbute. Depuis lors, elle ne comptait plus. Ayez miséricorde, elles font ce qu'elles peuvent: se cramponnant à un morceau de bois mort, et tâchant de croire que cette branche cassée tient encore à l'arbre verdoyant de la jeunesse.
Elles n'ont rien acquis, elles ont tout perdu, ayez miséricorde.
Ma cousine fut une grande heure et demie à s'habiller en petite bourgeoise du Marais. Sa toilette, je dois le dire, était un chef-d'œuvre d'opulente simplicité. Qu'elle fût l'ouvrage de la vieille lingère ou de Laroche elle méritait d'être mentionnée dans les bulletins exigés par ma sœur la marquise. Une gloire qui appartenait à Laroche sans partage, c'était la peinture; ma cousine était revernie à neuf depuis la racine de ses cheveux, noirs comme le pinceau qui les avait teints, jusqu'à son corsage, tout plein de lis et de roses en poudre. Son costume de bourgeoise du Marais était un peu catalan, à cause des dentelles qui drapaient sa robe de taffetas noir, et qui s'enroulaient dans sa chevelure; mais c'était sobre et simple, en comparaison de la toilette de Saint-Thomas d'Aquin. Bienheureuse jeunesse! Je la trouvai charmante et je le lui dis. Elle sauta sur le marchepied d'un bond imprudent: rien ne se cassa. Je montai derrière elle, et nous partîmes.
«Qu'écriras-tu à ta sœur, René? me fut-il demandé au premier tour de roue.
– J'écrirai à ma mère que je suis entré dans le paradis, répondis-je.
– A ta sœur, à ta sœur! c'est plus de son âge.
– Que j'ai trouvé une autre sœur aussi belle et plus brillante, qui est bonne pour moi, que j'admire…
– C'est cela, interrompit-elle en baissant la voix; le mot est bien choisi: ne lui dis pas que tu m'aimes.»
Elle garda le silence, et je mis la tête à la portière pour voir les quais. Nous arrivâmes au théâtre après le rideau levé! Ma cousine savait les mœurs du lieu; elle entra fort modestement dans sa loge, mais malgré toutes nos précautions, un tabouret tomba, et la salle entière cria aussitôt: «A la porte!»
A Paris, les choses vont ainsi: dans les théâtres où les places coûtent cher, on n'écoute guère la pièce; dans les théâtres du dernier ordre, où viennent s'épanouir loin du soleil les pauvres fleurs partout repoussées, l'attention du public est farouche et jalouse comme une passion. Ici, l'auditoire est comme l'œuvre elle-même, un exilé. Il a le goût féroce du théâtre; il est là, ne pouvant être ailleurs; il prend le mélodrame au rabais comme on boit le vin bleu de la barrière; et comme le rude convive de la Courtille finit, dit-on, par préférer d'affreux mélanges à la noble saveur du vrai vin, l'habitué des bas théâtres arrive à chérir l'étrange littérature qu'on met à la portée de sa bourse. Il en veut pour son argent, si dur à gagner; il regrette toute parole perdue et crierait bis volontiers à chaque coup de poignard.
Il n'est aucun grand artiste qui puisse se vanter d'être admiré, choyé, suivi, adoré comme telle étoile inconnue de ces obscurs firmaments. A l'œil du moraliste, ces pauvres scènes sont les plus importantes de toutes. Elles parlent à des gens de bonne foi, tout prêts à se battre pour entendre.
Il y a là néanmoins comme partout deux classes: les patriciens et le peuple. Nous n'avons voulu parler que du peuple. Les patriciens de l'endroit sont de lamentables caricatures de la jeunesse dorée des boulevards. A ces profondeurs, don Juan montre la corde, et Lovelace a les pieds plats. Je dois rappeler que nous sommes en 1842, Voilà bien longtemps que je ne suis revenu à Paris, dont les progrès éblouissent le monde, peut-être le théâtre Beaumarchais est-il maintenant une succursale du Grand-Opéra.
Nous nous tenions bien tranquilles au fond de notre loge pour ne pas éveiller les sauvages susceptibilités de ce parterre de rois. La jeunesse dorée du faubourg lorgnait ma cousine en se donnant des airs, et une demi-douzaine de lions râpés, qui représentaient évidemment ce qu'on appelait jadis la loge infernale à l'Opéra, posaient en séducteurs avec une naïve effronterie. Tous avaient le lorgnon dans l'œil et la moustache coquine. Combien de cœurs avaient-ils broyés le long du faubourg Saint Antoine! A l'orchestre, qui était peu garni, quelques négociants des bords du canal s'asseyaient auprès de leurs dames, et quelques auteurs du cru, jugeant avec sévérité l'œuvre de leur confrère, manifestaient timidement le mépris profond que leur inspirait la pièce. Aux premières galeries le beau sexe dominait, représenté par les élégantes de la rue de Charenton, auxquelles se mêlaient quelques cuisinières cossues. La soie change en vérité, de reflets selon les épaules. Presque toutes ces braves personnes étaient vêtues de soie; mais elles étanchaient leurs yeux sensibles avec des mouchoirs de couleur tenus par des mains prodigieusement gantées. Ne plaisantons pas: c'était l'aristocratie, et le peuple regardait franchement de travers.
Aux secondes, c'était le tiers-état. Il y avait déjà là moins de prétentions et moins de laideur. Tout un cordon de jeunes figures frangeaient la balustrade. On voyait bien encore quelques chapeaux parmi les chevelures brunes ou blondes, penchées avidement sur la scène; mais aux troisièmes, ce n'étaient plus que des bonnets, au-dessus desquels se dressait un mur de blouses bleues.
Dans les avant-scènes, une demi-douzaine d'Armides essayaient de poser en princesses qui s'encanaillent. Leurs cavaliers ne se montraient pas.
Au parterre, vous n'eussiez pas pu faire parvenir un grain de plomb jusqu'au sol. C'était une masse humaine compacte, silencieusement haletante. Cela ondulait parfois, produisant un bruyant applaudissement, puis l'immobilité reprenait. On eût dit deux cents crânes sculptés dans une planche.
Je regardais cela. Mon œil n'avait pas encore été jusqu'au théâtre. La vue de la salle m'étonnait et me divertissait. Ceux qui viennent de province ont une tendance à dénigrer; j'étais presque content de trouver Paris si pauvre et si laid. Vertubleu! au théâtre de Vannes, il y avait au moins la loge de la préfecture! Je n'allais pas souvent au spectacle: là-bas, c'est de très mauvais ton; mais, enfin, quand je me donnais la joie d'entendre mal chanter Robert le Diable ou voir mal jouer Lucrèce Borgia, j'étais sûr de trouver des croix d'honneur au balcon et des épaulettes à l'orchestre.
Ici, rien! La supériorité de la capitale du Morbihan me parut si évidente, que je me sentis un peu fier de lui appartenir. L'orgueil, chez les bonnes natures, est un sentiment bienveillant; ce fut avec des prédispositions clémentes que mon regard aborda enfin le décor, tout neuf et peint violemment, où chaque objet semblait trop grand pour l'exiguité du local. Pour moi, au premier instant, les acteurs eux-mêmes eurent mines de géants qui se mouvaient dans une boîte d'étrennes parmi les végétaux colosses. C'était une scène champêtre au bord du Rhin, qu'on devinait tranquille et fier du progrès de ses eaux derrière des glaïeuls hauts comme des chênes. De l'autre côté du fleuve, qui avait trois pieds de large, un vieux castel dressait ses créneaux sourcilleux, effroi de la contrée, disait justement le jeune premier, vêtu de velours et peint comme ma cousine. La voix de ce jeune premier secouait le tympan. Tandis qu'il parlait, ses yeux allumés comme des chandelles, allaient chercher les bravos tout au fond des loges, et dédaignaient le parterre, qui applaudissait furieusement, je ne savais pourquoi. Je regrettai ma tante Bel-Œil, qui, certes, eût accordé du premier coup à ce garçon un cœur sensible.
Pendant qu'il criait à tue tête aux gens qui l'entouraient de faire silence pour ne point éveiller l'attention des brigands de la montagne, un splendide bandit apparut, tout hérissé de poignards et de pistolets. L'orchestre grinça un accord à faire dresser les cheveux sur les têtes depuis longtemps chauves, et le jeune premier fut incontinent chargé de fers.
Je crus que le parterre allait se précipiter en avant pour empêcher cette injustice. Ma cousine me dit à l'oreille:
«Le voici aux stalles d'orchestre, à gauche. Vois s'il a l'air d'un domestique.»
Mes yeux suivirent son doigt et rencontrèrent la seule personne comme il faut qui fût dans la salle. C'était un gentleman vêtu de noir dont la tenue pouvait passer, en vérité, pour irréprochable. Il tourna la tête; je saisis son profil perdu: c'était Laroche.
Le brigand des montagnes haranguait sa troupe et l'on faisait des préparatifs pour pendre le jeune premier aux branches d'un arbre qui avait des feuilles de cucurbitacée. Le parterre m'inquiétait. Un des membres de la jeunesse dorée s'étant permis de rire reçut une pomme qui s'écrasa en cocarde sur son œil. On n'était pas là pour s'égayer.
«Je parie, dit ma cousine, que Mlle Annette Laïs va sortir de terre pour délivrer ce grand benêt… Tiens, dans la baignoire, à droite, reconnais-tu ce respectable crâne?»
Il appartenait en propre au président qui se montrait, en effet, mais si peu!
Il y eut dans la salle un long murmure. Le jeune premier pendu poussa un cri, et les brigands de la montagne s'écartèrent épouvantés.
Elle ne sortait pas de terre, mais c'était bien elle, car son nom éclata parmi l'enthousiasme des bravos: «Annette Laïs! Annette Laïs!»
Laroche lui-même applaudissait de ses mains fort bien gantées, et le président eut un sourire.
Elle ne sortait pas de terre. Je vois son entrée vaguement et comme on cherche la trace fugitive d'un rêve d'opium. Il me semble que la voix de l'orchestre devint plus douce qu'un soupir. Le décor se fondit, lumineux et confus dans des gammes d'arc-en-ciel; un nuage perlé passa; elle bondit, fleur ailée, au milieu d'un tourbillon de feuilles de roses…