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ANNETTE LAÏS
III.
DERNIERE MATINEE
ОглавлениеJe m'endormis, ce soir-là, sans avoir pris la peine de m'interroger moi-même. Mon sommeil fut agité, quoique je ne me fusse point départi de ma sobriété ordinaire. Je m'éveillai rompu avec un mal de tête qui m'aveuglait. Je voulus descendre au jardin; la vue des vieux grands arbres de notre petit bosquet me mit des larmes dans les yeux. Je remontai; on faisait ma chambre et je fus obligé de me réfugier au salon. Il est certain qu'il ne m'était jamais arrivé de regarder attentivement les portraits de famille dont le cordon régnait au-dessus des lambris. Notre salon était vaste; il y avait une douzaine de grands portraits, pour le moins, sans compter les miniatures pendues des deux côtés de la cheminée. Ce n'étaient point des toiles magistrales, mais la plupart d'entre elles étaient peintes dans ce sentiment naïf qui fait préjuger la ressemblance et dire: Ce devait être cela. Il y avait trois officiers généraux, dont l'un était bardé de fer, deux paisibles visages encadrés dans de vastes perruques et une tête mélancolique coiffée à la Mirabeau. Cette tête était tombée sous la Terreur. Les dames, malgré la différence des costumes et des coiffures, avaient toutes un air de famille, ce qui tenait à l'uniformité de la pose souriante qu'elles avaient choisie. Elles se présentaient de trois quarts, une main à l'éventail, l'autre attachant une rose au corsage; une seule, sans doute la compagne du chevalier bardé de fer, tenait un faucon sur le poing.
Je restai longtemps à regarder cela. Très longtemps. J'éprouvais deux sentiments inconciliables et dont la réunion est une des bizarreries de l'esprit humain: ce cordon d'aïeux qu'il me semblait n'avoir jamais vu, tant chaque figure et chaque costume me découvrait aujourd'hui de détails inconnus, prenait une voix et me disait:
«Tu vas donc t'en aller, René, mon ami, tu vas donc t'en aller!»
La veille, j'aurais pu passer toute la journée en compagnie de ces dignes seigneurs et de ces vénérables dames sans avoir même la fantaisie de les regarder; mais il est certain qu'aujourd'hui tous leurs yeux étaient fixés sur moi. Quand je bougeais, toutes leurs prunelles me suivaient. Il y avait autour de ces lèvres dont le vermillon avait coulé, de vagues et mélancoliques sourires; la pensée me vint que les aïeules allaient me tendre leurs roses fanées comme on donne un souvenir à celui qui s'en va.
Je regardais ces tableaux pour la première fois, et pour la première fois ils me parlaient.
Le salon avait un ameublement d'acajou dont les formes roides et carrées rappelaient le style impérial. Je me souvenais quelle fête ç'avait été quand on avait recouvert les fauteuils et le canapé en velours d'Utrecht jaune, à l'occasion de la première communion de Julie. J'étais tout petit enfant alors, mais ces dates restent dans la mémoire. Depuis lors, bien qu'il y eût douze ans écoulés, on disait toujours «le meuble neuf,» et, sauf aux grandes occasions, on n'en voyait jamais que les housses. La veille, on avait enlevé les housses pour le jour de la naissance de Julie; le meuble neuf me sauta aux yeux, et ce fut comme si une voix m'eût raconté en un seul mot toute l'histoire de mon enfance. Je n'avais pas été gâté, en ce sens que les caresses allaient toutes à mon frère ou à ma sœur, mais j'en étais encore à savoir ce que c'était qu'un mauvais traitement. Mon père et ma mère étaient de bonnes gens. Vers ma onzième année, j'avais eu la maladie de langueur et je me souvenais bien qu'ils échangeaient des regards tristes en me suivant à la dérobée. Ils m'aimaient. Le fauteuil où mon père s'asseyait d'habitude me l'affirma ce matin avec tant de soudaine énergie, que j'en eus le cœur serré.
Le salon n'avait pas encore été balayé, parce qu'on s'était couché tard la veille. Il y avait autour de la chaise basse de ma mère, à droite de la cheminée, des débris de rubans. Charlot et Mimi, les deux chers anges, s'étaient amusés à ravager son bonnet fleuri, pendant qu'elle se payait en baisers la dévastation de sa coiffure. Je ramassai les rubans, je les baisai et je pleurai. Ce n'était guère ma nature. En tête des choses qui amollissent le cœur, il faut placer l'idée d'une séparation prochaine. Je n'aurais pas su dire pourquoi je pleurais.
Joson Michais, notre rustique valet de chambre, ôta ses sabots à la porte et entra pieds nus, son plumeau sous le bras.
«Quoique ça, me dit-il en français de Vannes, avec sa voix qui cassait les vitres, vous allez donc dans c'te grand bourg là-bâs, où n'y a point de bon Dieu, monsieur el chevâlier?»
Joson Michais parlait breton quand il était de belle humeur. Je fis de vains efforts pour lui répondre.
«Ma mère est-elle levée? demandai-je.
– Quoique câ, non, répliqua-t-il. Vous avez l'air fâilli, à ce mâtin, monsieur el chevâlier… Mais il faut qu'il soit grand tout de même eç'Paris pour y bouter tous les Bretons ed' pâr chez nous qui s'y départent ed'puis el' jour de l'an jusqu'à la Saint-Sylvestre! Bonjour à vous, mais quoique çâ, j'irais d'avec vous vâlet, s'il vous en faut, je ne mens point.
– A Paris, Joson, repartis-je, je n'aurai pas besoin de valet.
– Quoique çâ!.. C'était l'idée ed' voir du pays, pas vrai, monsieur el chevâlier? Mâdame m'a dit comme çâ que je vous dise qu'â m'a dit de vous dire d'y monter chez elle tout à persent, je ne mens point.»
J'eus un tremblement comme si le froid m'eût saisi tout à coup. Joson se mit à épousseter, parce que le pas lent et lourd de mon père se faisait entendre sous le vestibule. Je ne me rappelais point l'avoir vu levé de si bonne heure.
«As-tu bien dormi, chevalier? me demanda-t-il de sa belle voix de basse-taille. J'ai pensé à toi cette nuit, poursuivit-il en éloignant du geste notre brave valet. Embrasse-moi. Te voilà beau garçon, ma parole, et la Renotte a raison. Elle pourrait bien t'avantager, sais-tu, bonhomme? Nous n'y verrions point de mal. Les deux autres ont tiré sur nous un petit peu: ça ne peut pas être autrement; les premiers venus ont les bons morceaux. Saperbleure! la loi a beau chanter; j'ai oublié tout mon latin de collége, excepté tarde venientibus ossa. Bon appétit, bonne conscience! Arrive à l'heure si tu veux ta part du potage. Ceci est un conseil, mais tu auras de nous autre chose que des conseils; nous t'aimons autant que les autres. Je regrette maintenant de ne pas t'avoir mis l'habit d'aspirant sur le dos. Tu aurais été capitaine de vaisseau quand Gérard sera général. Le diable, c'est l'argent. Mon gendre le marquis a de belles espérances qui ne sont pas de la monnaie. Quand le choléra-morbus aura passé deux ou trois fois sur le Morbihan, mon gendre le marquis aura peut-être des rentes. Viens çà, chevalier.»
Il me prit la tête à deux mains brusquement et m'embrassa comme il ne l'avait fait de sa vie.
«Si je savais vous causer du chagrin en partant, mon père, dis-je avec une entière bonne foi, je resterais.
– Du chagrin, répéta-t-il, oui et non. Te voilà qui prends des airs de notre Gérard. C'est sûr que tu étais plus à nous que les autres et que nous allons rester seuls. Mais les innocents voient souvent plus juste que ces grands esprits comme l'oncle Bélébon. Renotte a dit vrai; à dix-neuf ans, il faut faire quelque chose… Mangerais-tu bien un morceau, toi, bonhomme?
– Je n'ai pas faim, mon père, répondis-je.
– Souviens-toi d'une chose. J'ai pris des renseignements. A Paris, ils ne font que deux repas: c'est malsain tout plein. Quand l'estomac travaille à vide, ça le délabre en rien de temps… Joson! Joson Michais, méchant matelot! Une beurrée et un verre de madère! Comment va ta vieille mère Scholastique? Du bois mort, hein? Prends une bouteille de bordeaux à la cave, une poule où tu voudras, et qu'elle fasse un bouillon rouge… – Oui, oui, mârci, mârci. – On te dit: Une beurrée, limace! Tu devrais être revenu! Et ne lèche pas mon madère.»
J'écoutais les larmes aux yeux. Aujourd'hui ma paupière semblait avoir besoin de larmes. C'était pour mon père comme pour les portraits des ancêtres: il me semblait que mon regard pénétrait pour la première fois dans ce naïf et bon cœur.
Il dévora sa beurrée de pain de seigle. Son appétit même m'attendrissait. En admettant pour vraie cette fameuse maxime: Bon appétit, bonne conscience, quelle conscience il avait, mon père!
«Tu conçois bien, reprit-il la bouche pleine, les gens qui ne marchent pas assez deviennent podagres. Il ne faut pas endormir l'estomac. Dis donc, mon gaillard! tu as entendu chanter par-ci par-là que ton frère Gérard faisait des siennes. C'est bon dans le militaire. Une graine de magistrat doit vivre en Caton… et, d'ailleurs, ton frère Gérard savait de bonne heure ce que parler veut dire. Toi, tu es un peu simplet pour ton âge. Tu serais capable de t'attacher et ça ne vaut pas le diable. Fais attention à ceci: depuis Guy de Kervigné, chevalier, seigneur de Quesnoy, qui était avec Alain Fergent à la croisade, il n'y a pas eu un seul exemple de mésalliance dans notre maison!»
Ceci fut dit d'un ton grave que mon père ne prenait point d'habitude. Je m'inclinai en souriant.
«Ma parole! ma parole! murmura-t-il. Notre Gérard était ainsi voilà cinq ans. Mais j'y pense, ta mère veut te voir, et je te préviens qu'elle n'est pas de bonne humeur, à cause des cinquante louis. Ces diables d'officiers! Enfin, les petits de son marquis n'ont pas encore manqué, je suppose… Monte, mon bonhomme, et dis à ta maman de ne pas se faire attendre pour le déjeuner.»
Il m'embrassa sur les deux joues, me promettant de me donner plus tard une grande quantité d'autres bons conseils.
Ma mère était couchée encore quand j'entrai dans sa chambre. Elle s'était même rendormie d'un sommeil léger en m'attendant. Il y avait chez ma mère des jouets dans tous les coins, des bonbons sur tous les meubles. C'était le paradis des petits. Le bruit de mon pas l'éveilla. Elle me dit avec un bon sourire:
«Le pauvre Cha'ot a mal digéré son dîner d'hier, et la petite Mimi fait des dents. A-t-il bien les yeux de son père, ce Cha'ot! Et les drôles de petites idées! Avant le dîner, il disait: «Cha'ot manger carafe!» Je voulais te parler, René, pour ton grand voyage, puisque c'est bien décidé. On dit qu'il y a rue Saint-Roch un remède contre les vers. Achète-m'en six paquets avec l'instruction détaillée. Est-ce étonnant que tous les enfants aient des vers! Voyons! assieds-toi, et causons.»
Pour m'asseoir, je fus obligé de déplacer deux polichinelles et trois tambours.
«Cela te fait-il du chagrin de nous quitter, René?» me demanda ma mère dont la main caressante glissa dans mes cheveux.
Mes yeux mouillés lui répondirent.
«Tu es un bon et cher enfant, reprit-elle. Tu vas bien nous manquer! Je ne sais pas de qui tu tiens cette lenteur d'esprit, cette paresse… mais tu as un excellent cœur! On ne peut pas être un sot avec des yeux comme les tiens. Prends seulement de l'expérience et fais-toi au travail. La magistrature est une belle carrière. Pendant que j'y pense, achète-moi aussi une douzaine de hochets à la guimauve pour les dents de Mimi. Cela se vend passage Colbert. Il paraît qu'on fait des corsets mécaniques qui soutiennent la taille des petits garçons. Je ne demande pour Charlot que la taille de son père. Tu es gentil, quand tu veux, René, il faut te faire aimer de la présidente. Il y a des choses qui font bien venir. Dis-lui que nous parlons souvent d'elle. Je comptais lui écrire, mais je n'aurai pas le temps, parce que les petits passeront la journée ici. Ah çà! tu n'es pas une jeune fille, et je veux te parler la bouche ouverte. Paris est un lieu dangereux. Ton frère Gérard y a mené une fort mauvaise conduite. Ah! Il ne faut pas m'en vouloir si je me console avec les enfants de Julie! J'espère que tu suivras une tout autre route, toi. Si tu te comportais comme Gérard…
– Il me semble, l'interrompis-je, car j'avais pour mon frère l'officier une sincère affection, il me semble que Gérard a été beaucoup moins loin que M. le marquis de Tréfontaines.»
Elle sourit avec complaisance.
«Il en a eu, celui-là, une jeunesse!» murmura-t-elle.
Mais c'était purement de l'admiration, sans mélange aucun de censure ou de blâme.
«Ce n'est pas la même chose, reprit-elle. Le marquis a tant de distinction! Je ne peux t'expliquer cela, parce que tu n'es pas à la hauteur, mais c'est bien différent. Gérard m'a vieillie de dix ans, songe à cela, mon René; chaque fois que tu seras pour faire une faute, dis-toi dans ta conscience: «Cela retombera sur le cœur de ma mère.»
Je ne peux exprimer à quel point cette dernière parole me frappa. L'impression fut si forte qu'elle résista à ce qui suivit.
«Je ne te dis pas de vivre comme un moine, reprit en effet ma mère. Dans le monde, il arrive des cas… Enfin, tu verras bien: on dit qu'à Paris, chacun fait ce qu'il veut et que les dames entreprennent volontiers l'éducation des jeunes gens en tout bien tout honneur. Quand tu te dégourdirais un peu avec des personnes de ta sorte, je n'y verrais pas grand mal…
»Seigneur Jésus!» s'interrompit-elle, je bavarde, et j'allais oublier le principal! Deux chaînes magnéto-sympathiques contre les convulsions du premier âge. C'est annoncé dans notre journal, et notre journal n'est pas comme les autres qui annoncent au hasard. Il ne recommande que les bonnes choses. C'est un journal de confiance.
»Deux chaînes, reprit ma mère vivement, parce qu'un pas se faisait entendre dans l'escalier, deux bonnes, choisis-les, et l'instruction. Ecoute-moi bien: six pots de pommade pour la gourme, pharmacie Bayard; un bourrelet en caoutchouc chez le bandagiste de la cour. Attends: j'ai pourtant réfléchi à cela toute la nuit. Prends des notes. Une poupée qui dit papa et maman, si ce n'est pas trop cher. Deux flacons d'eau à teindre les moustaches: ce n'est pas pour mon gendre, au moins! Un petit costume de Turc, à la taille de Charlot: nous allons prendre la mesure. Nous parlerons aussi à Julie pour la dent qu'elle a de moins. En outre…
– Ah! Bébelle! l'interrompit ma tante Nougat, qui arrivait échevelée, quelle nuit! Je ne mangerai plus jamais de fricandeau! C'est le fricandeau qui m'a fait mal… René, mon neveu, que cet exemple vous profite, il ne suffit pas d'être sobre, il faut choisir ses mets… Bébelle, pour déjeuner, je voudrais quelque chose à la tartare, ça me remettrait le cœur.
– Nous recauserons plus tard,» me dit ma mère.
Ma tante Bel-Œil, qui venait d'entrer aussi, passait tout doucement son bras sous le mien et m'entraînait dans une embrasure.
Bel-Œil manquait de charme en négligé du matin. A l'endroit où le profil de la poitrine rebondit d'ordinaire sous le léger fichu, je voyais un objet carré dont les angles piquaient l'étoffe de sa robe de chambre. Pour employer l'expression de ma tante Nougat, ma tante Bel-Œil était plate comme une ardoise.
Cette saillie néanmoins ne m'étonna pas longtemps, car Bel-Œil me la mit discrètement dans la main, sous la forme d'un volume in-8o, orné de quatre lithographies.
«Chevalier, me dit-elle, tu as l'âme sensible. Je ne puis de vive voix t'énumérer les malheurs qui attendent les personnes à qui la divinité fit ce présent sublime, mais funeste. Lis cet ouvrage où sont retracées les infortunes d'un adolescent de Carlsruhe, dont le cœur s'était enflammé pour une princesse de Weimar. Ah! mon ami, puisse ce récit t'instruire en t'arrachant de douces larmes. L'amour, vois-tu, quand ses feux ne s'allument pas sous l'influence d'un astre favorable…»
Elle fut interrompue par le cri d'admiration de ma mère, acclamant mon petit neveu qui avait dit:
«Cha'ot mal au ventre!
– La Bretagne est décidément au-dessous de vous? me demanda ma sœur la marquise avec un peu d'ironie.
– A table!» cria d'en bas mon père, pendant que la cloche sonnait.
L'oncle Bélébon me prit par l'oreille, disant:
«Allons! l'innocent! je n'ai jamais vu la capitale, mais je ne veux pas te laisser partir sans te mettre en garde contre les divers dangers qui y attendent les provinciaux inexpérimentés. Assois-toi près de moi à table, et tu vas voir si les Parisiens pourraient me faire prendre, à moi, des vessies pour des lanternes!»