Читать книгу Portraits et caractères de personnages distingués de la fin du XVIIIe siècle - Gabriel Sénac de Meilhan - Страница 5

EXAMEN
DES PRINCIPAUX OUVRAGES
DE M. DE MEILHAN.

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Table des matières

M . DE MEILHAN avoit composé plusieurs ouvrages et différoit de les publier, de peur qu’un mauvais succès ne lui fit tort dans la poursuite des grandes places que, dans son ambition, il convoitoit depuis long-temps. Pour parer à cet inconvénient, et pour met tre son amour-propre à couvert, il imagina un singulier expédient: il étudia avec beaucoup de soins le style et la manière des meilleurs auteurs du temps de la Fronde, puis il écrivit des Mémoires qu’il attribua à l’une des personnes les plus distinguées, à cette époque, par son rang et son esprit. Le calcul étoit juste. Si le livre étoit trouvé insipide ou médiocre, l’incognito sauvoit l’auteur; s’il réussissoit au contraire, l’on ne pouvoit refuser une véritable estime à celui que l’on auroit pris pour une femme supérieure, Anne de Gonzague, princesse palatine, dont Bossuet et le cardinal de Retz avoient parlé dans les termes les plus avantageux. Ces Mémoires furent très-bien reçus du public, et l’on ne se douta point de la supercherie. Il faut convenir que le style porte assez bien l’empreinte du temps où l’on suppose qu’ils furent écrits; ce qu’on peut leur reprocher, c’est de manquer de cette grâce, de cet abandon qui distinguent particulièrement les ouvrages des femmes; mais comme celle-ci étoit moins célèbre par les agréments de l’esprit que par sa capacité et ses talents politiques, on devoit attendre plutôt d’elle des réflexions justes et piquantes que de la délicatesse et de la légèreté. Ces qualités sont, de toutes, les plus difficiles à saisir. Aussi, jamais imitateur ne s’avisera de contrefaire les lettres de madame de Sévigné, qui ne sont pas moins inimitables que les fables de La Fontaine; au lieu qu’avec du talent et de la patience, on peut copier assez juste un auteur concis et sentencieux.

La préface de M. de Meilhan annonçoit que la découverte de ce manuscrit précieux avoit été faite dans un monastère de religieuses, qu’il le tenoit de l’abbesse, mais qu’elle lui avoit fait promettre le secret, même après sa mort. Tout ce mystère, et quelques autres circonstances invraisemblables, commencèrent à inspirer des doutes sur l’authenticité des Mémoires, lorsque madame de *** jugea à propos de déclarer qu’elle avoit anciennement lu ce même manuscrit à l’abbaye du Val-de-Grâce. Une assertion aussi positive imposa silence aux critiques; mais M. de Meilhan, pressé de jouir de son succès, n’ayant pas tardé à divulguer l’affaire, l’on rit aux dépens de madame de ***, et de long-temps ses amis n’osèrent prononcer devant elle le nom du Val-de-Grâce.

Maintenant, si l’on considère les Mémoires de Gonzague en eux-mêmes, on trouvera qu’ils sont semés de réflexions judicieuses qui annoncent de la profondeur et réveillent l’attention. Le style en. est coulant et correct, quoique les métaphores ne soient pas toujours bien choisies ou exactement exprimées. Ainsi, lorsque dans le parallèle que l’auteur établit entre Richelieu et Mazarin, il dit que si ce dernier eût été abandonné par la reine, le ridicule eût inondé la plupart de ses actions, cette figure est d’autant plus mauvaise que l’on dit communément les traits du ridicule. Un tort bien plus grand, puisqu’il porte sur les jugements, c’est de prétendre que le cardinal de Mazarin avoit un esprit fin, mais sans étendue: il aura cru apparemment que l’adresse excluoit les grandes vues. Mais cet habile ministre n’a jamais montré de petitesse. Si son accent et ses manières prêtèrent souvent au ridicule, le cardinal de Richelieu, malgré tout son génie, n’y prêtoit pas moins lorsqu’il alloit voir les dames avec un chapeau à panaches et en habit de cavalier, et qu’il faisoit représenter ses détestables tragédies, dans l’espoir de l’emporter sur le grand Corneille, dont il étoit sérieusement jaloux.

Ce qu’il y a de plus saillant dans le petit livre de M. de Meilhan, ce sont les portraits; ils sont nécessairement formés de traits pris dans les Mémoires du temps: mais il y a beaucoup d’art dans l’assemblage de cette espèce de mosaïque, et le peintre a su leur donner un air de vérité et de naturel. Un des plus agréables est celui de madame de Chevreuse, dont je ne citerai que la fin: «Madame de Chevreuse voyoit à tel point l’amour et la galanterie, dans toutes les affaires, comme le premier ressort, qu’elle me disoit un jour, en regardant passer le général des capucins: Je parie que s’il nous racontoit sa vie, on trouveroit que l’amour et les femmes, de près ou de loin, ont contribué à son élévation». Les portraits du Grand Condé, du cardinal de Retz, de MONSIEUR, frère de Louis XIII, sont habilement tracés, et conformes aux idées que nous en donnent les meilleurs historiens. Celui de M. de Turenne est ainsi terminé: «C’est le seul homme qui, depuis dix siècles peutêtre, ait réuni, à un degré suprême, le respect que commande la vertu et l’admiration qu’excitent les talents. J’ai vu des gens d’esprit, des hommes puissants et capables, avoir des créatures et des partisans, mais il faut l’opinion de la vertu pour exciter l’enthousiasme public». Cet hommage rendu à un grand homme est aussi juste que noblement exprimé. Je citerai en core, avec éloge, une observation que fait M. de Meilhan en parlant de la reine, au moment où elle fut forcée par le parlement et le peuple de sortir de Paris: «M. le Prince, plein de mépris pour une armée de bourgeois et pour ses chefs, lui inspiroit, par ses railleries, une présomption à laquelle elle avoit naturellement beaucoup de pente comme tous les princes. L’intervalle qui les sépare des autres hommes, qu’ils sont habitués à ne voir que dans une attitude de soumission, ne leur permet guère de connoître avec précision l’époque où l’obéissance peut se changer en opposition, la soumission en audace». Enfin, les discours que l’on fait tenir au cardinal de Retz, et les conseils que M. de Senneterre donne à la régente, ont beaucoup de vraisemblance, et rappellent la manière des grands historiens de l’antiquité, qui avoient la coutume de mettre ainsi en scène leurs principaux personnages.

M. de Meilhan, pour donner un air d’authenticité à son ouvrage, a supposé, dans une vingtaine d’endroits, des lacunes, et des feuillets entiers déchirés et perdus. Cela avoit, en outre, l’avantage de se débarrasser sans frais des transitions et des morceaux les plus difficiles à traiter; mais des fragments décousus et mutilés perdent de leur intérêt.

A tout prendre, ce livre est une espèce de jeu d’esprit plus curieux qu’utile, et que l’on ne relit guère. Tel qu’il est cependant, il a parfaitement rempli le but de l’auteur, qui, avant de débuter tout de bon dans la carrière des lettres, vouloit donner une idée avantageuse de sa manière d’écrire. Dès l’année suivante, 1786, il publia deux ouvrages d’un genre absolument différent. Dans le premier, il cherchoit à montrer des grandes connoissances en administration et en finances, afin de paroître digne de la place de contrôleur général, objet de son ambition; par le second, il espéroit acquérir la réputation d’un esprit supérieur, l’égal de La. Bruyère et de Duclos; ce qui, outre les jouissances de l’amour-propre auxquelles il étoit très-sensible, eût été, à cette époque, un excellent moyen de parvenir aux premières dignités de l’État.

Le premier de ces livres: Considérations sur le luxe et les richesses, n’est point rempli, comme le sont les anciens traités sur ces matières abstraites, de calculs arides et de discussions méthodiques; en revanche, on y, trouve des apperçus brillants, d’ingénieux raisonnements, des faits. curieux. L’éclat extraordinaire que Montesquieu a voit su répandre sur des sujets qui en paroissoient si peu susceptibles, avoit séduit et égaré la foule des imitateurs. Ils prétendoient écrire d’une manière amusante sur l’économie politique, parce que l’immortel auteur de l’Esprit des Lois avoit su captiver l’attention en parlant de codes et de digestes, recueils poudreux dont le nom seul excitoit l’idée de J’ennui, et dont il avoit, par la force de son génie, fait jaillir des traits de lumière, comme le physicien rend lumineux le tube obscur qu’il électrise. Mais, si Montesquieu lui-même avoit été quelquefois superficiel, ceux qui le suivirent le furent encore davantage, outrant, comme il arrive presque toujours, ses défauts, sans s’élever aussi haut que lui. Ainsi, on lui avoit reproché l’excessive brièveté de quelques-uns de ses chapitres; celui de M. de Meilhan, sur le Commerce des anciens, sujet si fécond et encore si neuf, n’a pas deux pages, et ce n’est pas le plus court de l’ouvrage. Cependant, il est juste de dire, que ce n’est pas seulement par les défauts, que l’auteur des Considérations sur le luxé ressemble à son modèle, il a encore de commun avec lui une élégance soutenue, une extrême clarté, et des rapprochemens justes et inattendus.

M. de Meilhan, se conformant encore au goût de son siècle, avoit voulu prendre les choses trop haut. Il prétend expliquer l’origine des sociétés, question ardue que le Contrat social, malgré toute la magie du style de. Jean-Jacques Rousseau, n’a fait qu’embrouiller. Un nuage, quelque brillant qu’il soit, n’est en lui-même qu’un brouillard: il peut réfléchir la lumière, mais il ne la produit pas. Dans les sciences exactes, l’on ne sauroit trop bien fixer le point de départ, parce que les conséquences sont les échelons de la vérité; mais lorsqu’il s’agit de l’homme, de cet étonnant assemblage de parties hétérogènes, les méthodes mathématiques n’ont plus de prise. Les conjectures égarent, et la connoissance des faits avérés doit précéder tous les raisonnements. Sans cette sage retetenue, on tombe dans le vague, et l’on ne présente qu’un système incomplet au lieu de ces principes fondamentaux que l’on comptoit établir. L’introduction du livre de M. de Meilhan offre un exemple d’une semblable méprise. Il y soutient, que toute société est fondée sur deux bases, le besoin de subsistances et l’amour-propre. Voilà certainement de grands mobiles, mais ils ne comprennent pas toutes les causes qui excitent les hommes à se réunir ou plutôt à demeurer en société. Il eût été plus raisonnable, ce me semble, d’attribuer à l’espérance et à la crainte l’origine et le lien de toutes les réunions; car l’espérance renferme les désirs des plaisirs physiques et des jouissances morales, comme la crainte des maux comprend à la fois la faim, les douleurs et les privations de tout genre. Si l’on objectoit que les animaux sont sensibles, comme nous, à la crainte et a l’espérance, et que cependant ils ne forment point de société, je suis prêt à ajouter la prévoyance aux autres causes de réunion, et je ferois remarquer, à l’appui de mon opinion, que tous les animaux qui vivent en société sont éminemment prévoyants. Voyez la fourmi, le castor et l’abeille. Au reste, je suis loin d’attacher une grande importance à de pareilles questions; je ne vois même, en elles, qu’un simple jeu d’esprit, agréable quand il ne dégénère point en querelle, mais sans utilité et sans but. La société est formée, Dieu seul sait comment; c’est à nous à en tirer le meilleur parti possible, c’est-à-dire, à faire ce qui nous est individuellement le plus avantageux, sans nuire à l’intérêt général.

La solution de ce problème également important pour le bonheur et la vertu, est pour tout être raisonnable, la grande affaire de la vie. Jamais il ne doit la perdre de vue dans l’examen des questions qui intéressent l’ordre social; une des plus difficiles est celle du luxe et de ses effets. Comme elle est compliquée et que le mot lui-même présente une idée un peu vague, M. de Meilhan a très-bien fait de chercher à le définir, car, avant tout, il faut s’entendre. C’est, suivant lui, l’emploi stérile des hommes et des matières. Cette définition est ingénieuse quoiqu’elle soit incomplette. Il la fait suivre d’une distinction très-juste entre le luxe et le faste, que les auteurs confondent souvent. Il observe d’abord avec raison, que le faste n’est point, ainsi que Voltaire le prétend, létalage des dépenses que le luxe coûte. Puis il ajoute: «C’est dans les maisons des grands, dans leur extérieur, qu’on voyoit autrefois régner le faste, qu’on en trouve encore des vestiges. Le luxe est plus particulièrement l’attribut des riches, de quelque ordre qu’ils soient; l’un indique l’amour des grandeurs, l’élévation de l’âme; l’autre, le goût de la mollesse et l’empire de la volupté. On dit le faste de Richelieu, et le luxe de Fouquet». L’on ne sauroit contester la justesse de ces remarques; et les conséquences que l’auteur en tire leur donnent un caractère d’utilité. «Le faste, continue-t-il, convient aux monarchies, parce qu’il faut sans cesse avertir de la supériorité de certains États: par la même raison, il ne faut pas que le faste de certaines classes soit usurpé par d’autres». Voilà. une de ces vérités salutaires qui présentent à l’esprit un enchaînement de conséquences immédiatement applicables à la prospérité des nations: elle explique la nécessité de la splendeur du trône, de la richesse des nobles, tandis qu’elle montre l’utilité des lois somptuaires dans les républiques, moins pour ménager la fortune des citoyens, que pour entretenir l’égalité des rangs. De ce seul principe dérivent les lois sur les substitutions, l’inégalité des partages, et tant d’autres institutions qu’il n’est pas besoin d’énoncer, non plus que la direction particulière qu’il faut que le monarque, ou les chefs de l’État, impriment aux mœurs et à l’opinion. Tous ces développements s’aperçoivent dans l’éloignement, d’autant plus distinctement que la vue est plus étendue. Ainsi, les objets se répètent un plus grand nombre de fois dans des glaces opposées, en raison de la force de vue qu’a chaque spectateur. Dans cette occasion, l’expérience vient à l’appui du raisonnement. La monarchie françoise étoit forte sous Louis xiv, qui la soutenoit par une grande représentation; elle fut avilie sous Louis XVI, qui haïssoit le faste, et qui n’a voit rien d’imposant.

Si l’on confond quelquefois le luxe avec le faste, les écrivains qui traitent ces questions difficiles confondent encore plus sou vent les richesses et le luxe: c’est ce qui est arrivé à M. Necker, dans son livre sur l’Administration des Finances, comme le prouve M. de Meilhan. Sans entrer avec lui dans des détails qui seroient déplacés ici, je me contenterai de faire remarquer la forme piquante qu’il emploie, et dont les membres du parlement d’Angleterre lui ont fourni le modèle: on sait qu’ils proposent parfois des amendements qui détruisent absolument la motion principale. M. Necker avoit dit, fort inconsidérément: «Deux grands obstacles à l’accroissement excessif du luxe, sont l’inconstance du goût et l’empire de la mode». Substituez, répond notre auteur, à ces mots deux grands obstacles, ceux-ci, causes fécondes du luxe, en laissant subsister le reste de la phrase, et la proposition sera parfaitement juste; «car, ajoute-t-il, l’inconstance du goût est un caractère essentiel du luxe, qui se plaît dans ce qui est nouveau, rare, singulier. Cette circonstance détermine l’emploi de l’argent vers des objets peu durables, multiplie les dépenses, occupe un grand nombre d’ouvriers à des ouvrages de superfluité; or, dès qu’il y a plus grande dépense en ouvrages frivoles, et plus d’ouvriers qui sont détournés des travaux utiles et productifs, je demande s’il n’y a point essentiellement du luxe: l’inconstance du goût et l’empire de la mode en sont donc les principes, loin d’en être les remèdes». Il est bon d’ajouter, en l’honneur de M. de Meilhan, qu’il termine cette discussion par une longue et belle citation du Télémaque; mais peut-être prouve-t-elle plus qu’il ne voudroit. car Fénélon se montre bien supérieur aux deux écrivains modernes, autant pour le style que pour la sagesse des pensées.

Le vingtième chapitre du Traité sur le Luxe, contient des recherches sur les richesses des particuliers en France, depuis environ quatre siècles: on y trouve des détails intéressants et peu connus sur les grandes fortunes du connétable Clisson, du négociant Jacques Cœur, du maréchal d’Ancre, du surintendant Fouquet, du cardinal Mazarin; il faut les lire dans l’ouvrage. Je m’attendois à y trouver une anecdote sur la maréchale d’Ancre, Eléonore Galigaï, qui prouve bien l’ignorance de ces temps de confusion. On sait tout l’ascendant que cette femme avoit pris sur la reine Marie de Médicis, et le parti qu’elle en tira, puisqu’il fut prouvé au parlement qu’elle avoit reçu plus de quinze millions. Un jour, ayant entendu dire que les quatre grosses fermes rapportoient beaucoup, elle imagina de les demander à sa maîtresse, croyant que c’étoient des terres affermées; et la reine qui n’en savoit pas davantage, les lui accorda. Au reste, les prodigalités des princes, à cette époque, passent toute croyance, ainsi que l’avidité des courtisans. On trouve dans les Mémoires du temps, que la duchesse de Valentinois, le maréchal de Saint-And ré et plusieurs autres, payoient à Paris et dans les provinces des médecins pour être instruits, à l’avance, de la mort prochaine de ceux qui possédoient des emplois et des charges lucratives, et même ils étoient soupçonnés d’acheter d’eux des services plus essentiels. Quand on pense à ces manœuvres si basses et si criminelles, à ces horribles déprédations, on trouve que les maîtresses et les favoris des temps modernes, qui ont excité tant de clameurs, étoient honnêtes et désintéressés, en comparaison de ceux qui, autrefois, remplirent les mêmes postes.

M. de Meilhan, dans la vue de jeter une plus grande variété dans son livre, a suivi l’exemple que Fontenelle avoit donné dans ses dialogues, qu’il avoit lui-même imités de Lucien. Il introduit dans un long chapitre, Semblançay, surintendant des finances de François Ier., discourant avec l’abbé Terray, contrôleur sous Louis XV. Ce dialogue est spirituel et instructif; il tend à prouver que François, avec seize millions de revenu qui en feroient aujourd’hui soixante-quatre, étoit réellement plus riche que Louis xv, qui en avoit trois cent soixante-six, c’est-à-dire, qu’il disposoit d’un plus grand nombre d’hommes avec le numéraire qu’il possédoit; et cette manière d’évaluer la véritable richesse est en effet la seule raisonnable.

Je ne pousserai pas plus loin l’analyse du livre de M. de Meilhan, sur le Luxe; tant d’objets importants y sont successivement passés en revue, que leur simple énumération entraîneroit trop de longueurs. Voici les principaux: La vénalité des charges, l’intérêt de l’argent considéré dans ses rapports avec la liberté, les colonies, la rivalité de la France et de l’Angleterre, les emprunts, le crédit, le commerce des bleds, sont les titres d’autant de chapitres qui contiennent tous quelques observations intéressantes, mais où l’auteur ne fait qu’effleurer ces grandes questions. Cherchant toujours à éblouir par des choses piquantes et inattendues, il oublie trop aisément que le but de son ouvrage, ce que le lecteur attend de lui, est la connoissance des effets de la richesse et du luxe sur la prospérité des nations. Il y trouve, à la vérité, des vues saines, des notions justes, des faits curieux: mais il est plutôt amusé qu’instruit, parce que le livre manque de méthode, les idées d’enchaînement, et que l’on ne sauroit tirer un corps de doctrine de matériaux ainsi épars et incomplets. Cependant, si M. de Meilhan a sacrifié des avantages solides au goût d’un siècle superficiel et frivole, il a su éviter des fautes bien communes à cette époque: je parle de ces déclamations, en style boursouflé, qu’une fausse sensibilité débitoit alors avec emphase sur le malheur et l’oppression des peuples. Pour lui, il va droit au fait, et montre, dans les profits énormes des financiers, la cause de l’inégalité excessive des fortunes, de leur concentration dans la capitale, et de la misère des classes inférieures. Ses calculs et ses raisonnements, appuyés sur des faits, valent mieux que toutes ces diatribes inspirées à d’orgueilleux écrivains plutôt par l’envie et l’amour-propre mortifié, que par le sentiment de la justice et de l’humanité. Il brave encore plus directement l’opinion du jour, dans son chapitre sur les biens des religieux. Il ne craint point de défendre, par des raisons tirées de l’intérêt public, ces grands établissements que les philosophes attaquoient avec tant de succès par les armes du ridicule, et dont les capitalistes et les agioteurs convoitoient les richesses qu’ils finirent par dévorer. Il démontre que leurs baux longs et modérés encourageoient l’agriculture, que le pauvre trou voit en tout temps, dans les grands monastères, des travaux et de l’occupation, et, dans les moments de disette, des ressources bien autrement assurées que chez les propriétaires séculiers.

Le principal mérite de M. de Meilhan, c’est qu’il fonde tous ses raisonnements sur des faits avérés et des connoissances positives, et qu’en administrateur éclairé et instruit, il laisse aux hommes de cabinet les suppositions vagues et les conjectures hasardées. Aussi, quoique son livre laisse beaucoup à désirer, on le lit cependant avec plaisir et avec fruit. S’il m’est permis d’ajouter à ses réflexions, les miennes, sur un sujet d’un intérêt si général, je dirai que, dans un moment où l’industrie fait de si grands et de si rapides progrès, les gouvernements doivent soigneusement s’appliquer à distinguer les effets du luxe de ceux que produit la marche accélérée de la civilisation. Ils ne sauroient trop encourager ces ingénieuses. inventions qui, économisant le temps et le travail dans les procédés des arts, mettent à la portée des moindres citoyens des jouissances jadis réservées à l’opulence, et tendent ainsi à établir, entre tous les hommes, une égalité désirable et juste pour la plupart des commodités de la vie; tandis que l’autorité doit, au contraire, réprimer de tout son pouvoir, et encore mieux, de tout son exemple, ce luxe stérile qui consomme sans, reproduire, et qui emploie le travail d’une infinité de bras pour satisfaire le caprice et la vanité de quelques individus. J’ajouterai, pour dernière considération, et comme intéressant particulièrement la morale, que si le luxe amollit les riches et les prive de leur énergie, ce n’est pas encore là le plus grand tort qu’on puisse lui reprocher; le plus funeste de ses résultats, c’est qu’il met en jeu l’amour-propre de toutes les classes; qu’en leur présentant des objets continuels de tentations, il les entraîne à des dépenses excessives pour leurs revenus, qui amènent nécessairement des dettes et des mauvaises affaires. Or, la vertu s’accommode très-bien de la pauvreté, lorsque les mœurs sont simples; mais la mal-aisance est un écueil sur lequel la délicatesse finit presque toujours par échouer.

M. de Meilhan ambitionnant, comme nous l’avons dit, des succès dans tous les genres, publia des Considérations sur l’Esprit et les Mœurs, bientôt après son livre sur le Luxe. Dans ce nouvel ouvrage, on trouva plus d’esprit que de goût, plus de talent que do profondeur. Cependant ses observations sont en général justes et bien exprimées, et il montre une grande connoissance du cœur humain, de ses faiblesses et de ses passions; mais on reconnaît bien vite qu’il est dépourvu de ce sentiment qui seul constitue le moraliste, de ce penchant décidé pour la vertu, qui joint à des principes inflexibles les formes les plus souples pour tâcher de l’inspirer, et qui ne cherche à rendre le vice ridicule que pour en corriger. C’est peine perdue, dira-t-on, tous ces avis ne corrigent personne. Le monde en est-il meilleur depuis qu’il y a tant de maximes, tant d’éloquents traités sur les devoirs? Je pourrois répondre, avec La Bruyère, que: «Sans les censeurs et les critiques, le monde seroit bien plus vicieux». Mais, à ne considérer même ces écrits que sous le rapport du mérite littéraire, il est certain qu’ils paroissent incomplets, lorsque les observations, quelques ingénieuses qu’elles soient, demeurent stériles, et qu’elles n’amènent aucunes conséquences. M. de Meilhan donne volontiers des conseils quand il traite de la politique; mais en morale, il ne donne jamais de préceptes; c’est que chez lui tout part de la tête, rien du cœur.

Sa description de l’esprit est remarquable: «L’esprit est la connaissance des causes, des rapports et des effets. L’esprit de profondeur remonte aux causes, celui d’étendue embrasse les rapports, celui de finesse consiste à juger promptement des effets». Il ajoute, avec raison, que ce dernier genre paroît appartenir spécialement aux femmes. Cette définition, ou plutôt cette description, dénote une grande sagacité. Il n’en est pas de même du jugement qu’il porte sur J.J. Rousseau: «Cet écrivain, dit-il, qui parle si, rarement à l’âme et à l’esprit». Pour moi, je n’en connois point qui émeuve davantage et qui donne plus à penser; et pourtant je ne crois pas que ses sentiments et ses opinions soient toujours justes, Dieu m’en garde! M. de Meilhan me paroît beaucoup plus judicieux, lorsqu’il met Duclos fort au-dessous de Montagne et de La Bruyère, auxquels on l’égaloit de son temps, «Il connoît l’homme, dit-il, mais c’est celui de Paris, d’un certain monde, du moment où il écrit». Passant à des considérations générales, il se plaint de l’extrême facilité que l’on a aujourd’hui de faire des livres médiocres, grâces aux progrès des lumières, ou plutôt à la manière dont elles sont généralement répandues. «Il semble, dit-il, que tout le monde, en fait d’esprit, ait le nécessaire, mais il y a peu de grandes fortunes». Ce progrès rapide et indéfini des lumières, des arts et des sciences, avoit enflammé l’imagination active de notre auteur, et lui avoit fait rêver un système de perfectibilité et de perfection, renouvelé depuis par un philosophe dont la fin a été déplorable, et adopté par une dame célèbre. Je veux entrer dans quelques détails sur les conséquences qu’il en tire, tant elles sont singulières et inattendues. En effet, au lieu de nous offrir le tableau brillant de ces êtres perfectionnés, se rapprochant par leurs connoissances et leur sagesse de ces substances intermédiaires que toutes les religions placent entre l’homme et la Divinité, et jouissant avec délices de la plénitude de leurs facultés, voici l’insipide Élysée qu’il nous décrit: «Lorsque tout sera connu, lorsque les symptômes, la pantomime des passions seront parfaitement indiqués, leur accent noté, leur geste dessiné, l’homme ainsi exposé aux yeux de tous sera comme une pendule à jour dont on voit tous les ressorts, dont l’œil suit tous les mouvements.... Dans ce temps de lumières et de dégoût, les conversations seront fort languissantes, toutes les pensées étant réduites en proverbes et en sentences. Les vers nouveaux ne seront plus que des centons ou des hémistiches pris dans des ouvrages connus.... Enfin, dans cet état de langueur où l’homme doit être entraîné par le cours des choses, il n’aura peut-être d’autres ressources, dans dix ou douze générations, que celle d’un déluge universel qui replonge tout dans l’ignorance»! La belle fin! Pour moi, je ne vois rien, dans cette hypothèse, de moins nécessaire qu’un déluge; il n’y auroit qu’à laisser faire ces honnêtes gens si parfaits, ils seroient bientôt tous morts d’ennui. Mais quittons le pays des chimères. M. de Meilhan a bien observé le manège des cours; voici ce qu’il dit de leurs habitants: «Les gens de la cour n’ont pas plus d’esprit que les autres, mais ce sont ceux qui savent le mieux s’en passer. Ils sont habitués dès leur enfance, à voir les objets d’une certaine hauteur, à mesurer les différents degrés de la société, à classer les hommes. Les égards, les ménagements pour les personnes, forment une partie de leur éducation, et les entretiennent dans cet usage. Ils ont une certaine facilité d’expressions, de tournures multipliées pour rendre les mêmes choses, qui en impose. De là vient que leur société est plus agréable que celle d’un homme de la ville qui auroit un peu plus d’esprit, mais qui voit à travers les préjugés de son état, et qui s’exprime avec moins de délicatesse».

Veut-on un exemple de justesse, d’élégance et de précision? «L’amour-propre est flatté des hommages, l’orgueil s’en passe, la vanité les publie». S’il y avoit, dans le livre de M. de Meilhan, beaucoup de choses de cette force, je n’hésiterois pas à placer l’auteur au rang de nos premiers écrivains; mais elles y sont assez rares, et déparées par des traits de mauvais goût. S’il faut en donner la preuve, je citerai cette pensée sur la politesse: «Plusieurs personnes sentent mauvais: obligées de vivre ensemble, elles conviennent de porter des odeurs fortes; voilà en partie la politesse». Quelle image! le livre est prêt à tomber des mains.

Les idées de M. de Meilhan sur le bonheur sont singulières, et me semblent peu justes. Croiroit-on qu’il va choisir, pour modèles d’hommes heureux, des personnages dont la longue vie fut toujours troublée par les orages de la vanité et de l’ambition, Voltaire et le duc d’Épernon? De tels jugements décèlent le caractère d’un auteur; en lui voyant priser autant des jouissances si chèrement achetées, on reconnoît combien il étoit lui-même vain et ambitieux. Il ravale aussi bien inconsidérément le bonheur des classes inférieures de la société: leurs plaisirs, pour être simples et grossiers, n’en sont pas moins vifs; ils entraînent moins de regrets et de remords; et parce que leurs peines ont presque toutes pour origine des besoins non satisfaits, il ne s’ensuit pas qu’elles soient plus cuisantes que les nôtres. J’oserai même dire que, lorsqu’il s’agit de l’évaluation si difficile du bonheur de chacun, il faudroit toujours faire comme les banquiers (qui n’ont pas d’autre moyen de simplifier les opérations compliquées), établir un compte balancé de plaisirs et de peines: les résultats pourroient être comparés, et l’on seroit peut-être étonné du peu de différence qu’ils offrir oient.

M. de Meilhan, cherchant à varier les formes de son style, joint à ses réflexions des caractères dont il ne seroit pas impossible de retrouver les clefs. D’autres fois il choisit la forme du dialogue. Celui où il introduit un ministre disgracié et un médecin est peut-être un peu long, mais il est spirituel, et finit par un trait imprévu. Après avoir questionné le malade, avoir reconnu les symptômes physiques et moraux de la maladie, le docteur conseille sérieusement à l’ancien ministre de chercher à se faire exiler. Les raisons qu’il donne sont spécieuses, plaisantes, et font mieux connoître, que de longs raisonnements, le véritable caractère de l’ambitieux. Je suis loin d’approuver également le dialogue entre une femme de quarante ans et un médecin; il est insipide et d’assez mauvais goût, ainsi que la plupart des articles sur l’amour et la galanterie. Ils pèchent même plutôt par ce défaut que par une excessive licence; mais l’indulgence que l’on a pour ce qui est revêtu de formes élégantes et gracieuses est telle, qu’il n’est presque rien qu’elles ne fassent excuser. Voltaire n’a que trop prouvé cette vérité. D’ailleurs, ce talentde faire supporter des choses que la décence réprouve est donné à bien peu de personnes, et il est totalement refusé aux gens de robe. Leur gaîté, dans de telles occasions, devient lourde, leur plaisanterie gauche et empesée; enfin, leurs peintures lascives n’inspirent que le dégoût. Il faut bien que cette règle soit générale, puisque Montesquieu lui-même n’a pu se garantir du défaut commun aux hommes de sa profession. Dans les Lettres persannes, ingénieux badinage où il met tant d’art à cacher sa profondeur, et où la frivolité s’étonne de lire avec intérêt les réflexions les plus sérieuses, la partie la plus foible, ou, pour mieux dire, la seule foible, est celle où il entre dans des détails fort indécents sur les sérails. Ses plaisanteries manquent alors de goût: rien de gracieux ne rachète la licence de ses tableaux; bien plus, cet écrivain si fécond se répète jusqu’à la satiété. Ce qui choque dans M. de Meilhan, lorsqu’il parle des femmes, ce n’est pas tant le cynisme qu’une certaine fatuité de mauvais ton, que tout l’esprit du monde ne sauroit racheter. C’est véritablement dommage, car il a des observations d’une grande finesse, et heureusement exprimées. J’en citerai quelques-unes:

«La femme est bien moins personnelle que l’homme: elle parle moins d’elle que de son amant: l’homme parle plus de lui que de son amour, et plus de son amour que de sa maîtresse».

«Les femmes ne remontent que rarement aux causes, mais elles devinent les effets d’une manière prophétique. Leur conception fine et délicate leur fait apercevoir une foule de circonstances qui déterminent ou empêchent le succès».

«La femme, chez les sauvages, est une bête de somme; dans l’Orient, un meuble; et chez les Européens, un enfant gâté».

Les réflexions morales sont très-rares dans ce livre: on aimeroit à en trouver beaucoup comme celle que l’on va lire: «La justice épargne bien de la peine à l’esprit». En voici une autre, que l’on croiroit tirée de La Rochefoucault: «On veut rendre les gens heureux; mais on ne veut pas qu’ils le deviennent».

Je terminerai ici l’analyse des principaux ouvrages de M. de Meilhan, imprimés en France. J’ajouterai que parmi ceux publiés en pays étranger, dont j’ai donné la liste, il en est plusieurs qui ont du mérite et de l’intérêt. C’est ce qui m’a été assuré par M. P**, littérateur très-distingué, et dont le suffrage doit être du plus grand poids.

Portraits et caractères de personnages distingués de la fin du XVIIIe siècle

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