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LA DUCHESSE DE CHAULNES,
depuis M AD. DE GIAC.

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JE veux essayer de peindre une personne rare par son esprit; que la fortune avoit placée dans un rang éminent, qu’une foiblesse en a fait descendre, qui a fini dans l’obscurité, abandonnée du monde, et malheureuse par le sentiment qui lui avoit fait sacrifier son état. Madame de Giac n’a jamais été belle; mais elle avoit de la physionomie. Ses yeux étoient brillants, expressifs, et donnoient l’idée d’un aigle qui s’élève et plane dans les airs. Son teint avoit de la blancheur, mais rien d’animé; il offroit un blanc de lait ou de cire. Son maintien avoit de la gêne et de l’embarras jusqu’à ce qu’elle eût donné l’essor à son esprit. Elle n’avoit jamais de grâces, elles sont le résultat d’un certain accord; et tous ses gestes et ses mouvements participoient à l’effervescence de sa tête.

Elle avoit, à un degré supérieur, le don de la pensée. La plus vive conception, la sagacité la plus pénétrante, et la plus brillante imagination étoient les qualités qui dominoient dans son esprit. La pensée semblait être son essence; on auroit dit qu’elle étoit uniquement destinée à l’exercice des facultés intellectuelles. Je n’entreprendrai pas d’assigner ce qui appartient à son caractère, de peindre son âme et son cœur. Ces divisions d’un être pensant et sensible nexistoient pas dans elle: un seul principe déterminoit tout; son esprit seul constituoit son âme, son cœur, son caractère et ses sens. Tout étoit soumis chez. elle à l’influence de la pensée. Si son imagination lui peignoit les charmes de l’amour, elle s’en pénétroit: son esprit lui créoit un cœur et des sens, et savoit à l’instant orner un objet des plus brillantes qualités. Le même esprit actif, inquiet, curieux de connoître, d’approfondir, détruisoit son propre ouvrage; l’enchantement disparoissoit, et elle devenait inconstante. Comme son esprit n’avoit point vieilli, elle étoit à soixante ans susceptible de toutes les erreurs de la jeunesse. Son imagination lui auroit donné des sens et un cœur factices, comme à vingt ans. Son esprit, car il composoit tout son être, et c’est à lui qu’il faut toujours en revenir, avoit le plus rapide élan. Le premier jet de sa pensée étoit semblable à une flèche vivement décochée qui atteint promptement le but le plus éloigné. Madame de Giac ne suivoit rien, étoit incapable de réflexion. Il n’y avoit jamais pour ses pensées, ni veille, ni lendemain: elle voyoit les objets tantôt sous une face et tantôt sous une autre. Sa vie a été une longue jeunesse que n’a jamais éclairée l’expérience. Son esprit sembloit le char du soleil abandonné à Phaëton. Une imagination brillante lui faisoit peindre tous les objets, trouver des rapports entre les plus distants, et lui composoit un dictionnaire particulier. Elle faisoit de la langue un usage qui donnoit à tout ce qu’elle disoit un caractère expressif et pittoresque. Elle écrivoit mal, et c’étoit un effet du caractère de son esprit, dont la vivacité se refroidissoit par la plus légère attention. Sa pénétration vive lui tenoit lieu de savoir, parce qu’elle lui faisoit promptement atteindre à ce qui exerce toute l’attention des autres. Elle parcouroit un livre plutôt qu’elle ne le lisoit, devinoit plutôt qu’elle n’apprenoit. Rien n’étoit étranger pour elle, tant sa conception pour tous les objets étoit vive. Les idées les plus abstraites entroient aussi facilement dans son esprit que les plus simples notions. Sa conversation étoit animée, semée de traits brillants, de définitions justes, de comparaisons ingénieuses. Il falloit plutôt l’entendre que s’entretenir avec elle. Elle n’avoit jamais le désir de briller. La prétention est au-dessous de celui qui possède pleinement et sans effort. Elle dépensoit son esprit, comme les prodigues leur argent, pour le plaisir de dépenser, et jamais pour paroître. Elle devoit passer pour méchante, parce qu’elle blessoit souvent l’amour-propre des autres; mais ce n’étoit que relativement à l’esprit; c’étoit par le besoin et l’habitude de comparer et de juger, plus que par un sentiment de malveillance. Elle ne se répétoit jamais, ne citoit jamais ce qu’elle avoit dit. Sa conversation avoit le défaut de revenir trop souvent sur les mêmes objets; elle dissertoit sans cesse sur l’esprit: c’étoit son domaine. L’esprit étoit tout pour elle, et elle n’auroit pu s’empêcher de dire le défaut de l’esprit de l’homme qui lui auroit sauvé la vie.

Portraits et caractères de personnages distingués de la fin du XVIIIe siècle

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