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ŒUVRES
DE
M. DE MEILHAN.

Table des matières

PORTRAITS.

M. DE MEILHAN,


PEINT PAR LUI-MEME.

Table des matières

MON esprit est un terrain très-inégal. Il est, de plusieurs côtés, borné à un point qu’on n’imagineroit pas. Il est dans d’autres parties très-étendu. Je supplée, pour les objets qui m’intéressent, certaines incapacités par un discernement rare des diverses qualités des hommes, joint à la conscience bien exacte de ce qui me manque. Ce qui distingue mon esprit, c’est son premier élan, c’est la facilité d’atteindre sans effort. Je devine ou n’entends jamais; je compose et ne peux corriger. Je fais un mémoire, un calcul, une combinaison, comme un poète fait des vers, et, comme lui, je parois inepte, si je ne suis pas en verve. La connoissance de l’homme et de sa moralité me donne sur les gens d’affaires une grande supériorité, parce qu’elle me fait joindre l’esprit philosophique au matériel des affaires. C’est un vernis qui colore et donne de l’intérêt.

Ma conversation est très-variée, parce que rien ne remplit en général mon esprit, et ne me porte à m’appesantir sur les objets. Ils me sont indifférens, et j’ai supérieurement le don de l’intérêt du moment, sans fausseté et sans efforts. Ce que j’écris, ce que je dis n’est jamais pour moi ni une vérité intime, ni un motif d’amour-propre. Je me crois toujours supérieur à ce que l’on connaît de moi, et prêt à l’abandonner, je ne tiens au fond, à aucune opinion, à aucun système, et lorsque je prends la plume, il m’est égal de suivre une direction ou une autre. Ce n’est point amour-propre ou ostentation de mes forces: c’est indifférence; c’est que rien n’a jamais fait effet sur moi comme vrai, mais comme bien trouvé.

Je suis vivement paresseux, ce qui me donne deux inconvénients, celui de la paresse et celui de l’ardeur. Je laisse perdre le temps, et ensuite je veux tout forcer: voilà la clef de ma conduite. Je ne puis rien faire sans un motif pressant, sans être commandé par une grande nécessité, par un grand intérêt; mais alors ma vivacité, ma facilité me servent et redoublent ma paresse par la confiance en moi. Je suis hardi jusqu’à la témérité, soutenu par l’opinion, l’éclat, la grandeur d’un objet; pusillanime pour les malheurs obscurs, ou ridicules. Je méprise les hommes en théorie par de là ce qu’on peut imaginer; et je cède à chaque instant à un sentiment de bienveillance et d’indulgence qui embrasse les plus petits intérêts. Rien à mes yeux, de ce qui occupe, n’est petit, n’est vil, n’est grand.

Mon amour-propre est extrême; mais dans les petits objets, dans la société, il n’est que sur la défensive, il ne demande qu’à n’être pas blessé, sans désir d’être flatté; dans les grands, il ne me porteroit qu’à la gloire la plus éclatante; mais le dégoût suivroit de près, et le m épris de mon siècle ne me permettroit pas de mettre long-temps du prix à son approbation. Je serois flatté de m’élever; mais descendre avec éclat, volontairement; mais afficher le mépris, le répandre sur un siècle corrompu, me seroit encore plus sensible.

Mon amour–propre s’irrite quelquefois dans le tourbillon du monde: il se tait dans la solitude. Ce que je ne vois pas est nul pour moi; je désire, ou, pour mieux dire, je songe à cent mille écus de rente, et je puis vivre heureux avec dix mille francs de revenu, sans regrets, sans désirs; être ministre, ou vivre avec une femme-de-chambre, avoir tout le luxe possible, ou me contenter de la chère du cabaret.

Je ne sais si j’ai éprouvé de l’amour. J’ai été rempli, j’ai été prêt à tout sacrifier; mais je ne crois pas avoir éprouvé réellement l’amour passionné. La faculté d’être vivement intéressé un moment, et l’ardeur des sens, ont pu m’induire en erreur. En amitié, je suis vivement, profondément affecté; mais je n’arrive à l’amitié que par les agrémens de la personne. Je préfère les femmes: elles réveillent l’idée de l’amour. Les défauts des personnes que j’aime me touchent peu dès qu’ils ne sont pas contre moi. Je partage leurs goûts quelque étrangers qu’ils me soient. Je me confonds, je me transforme; mais aussi je souffre impatiemment qu’on ne me rende pas quelquefois la pareille. Ma fidélité est superstitieuse en amitié, et l’abandon de mes intérêts n’a point de bornes. J’ai peu d’illusion sur mes amis, et la connoissance des imperfections ne fait rien à mon sentiment. Celle de leur peu d’agrémens pourroit être plus fâcheuse. Je m’attache par l’esprit ou par la bonté. A force d’être difficile en esprit, je suis très-indulgent, parce que je trouve que les petits degrés qu’on accorde, ne valent pas la peine d’être comptés. Je pourrais donc être l’ami de telle personne qui passe pour être médiocre, parce que telle autre qu’on exalte ne m’en paroît pas fort distante.

Comme mes sens jouent un grand rôle dans tout, je suis très-sensible aux manières, et je ne pourrois être l’ami d’une personne gauche et grossière, quelque estimable qu’elle soit. Par la même raison, je ne puis me défendre d’un intérêt vif pour tout ce qui est jeune, joli, aimable. Je n’aime point à me montrer à mes amis sous un côté défavorable; je souffre de les voir malheureux de mon malheur, et je suis convaincu que les sentimens diminuent par la perte des avantages. Les femmes les plus sages ont de l’aversion pour les impuissants; on méprise les vieillards: il faut donc cacher ses plaies, dissimuler les grandes impuissances de la vie: la pauvreté, les infirmités, les malheurs, les mauvais succès. On commence par être sensible, par être ému, attendri du malheur de son ami; bientôt on passe à la compassion, qui a quelque chose d’humiliant; ensuite à des conseils de domination, ensuite au dédain. Il ne faut confier que les malheurs éclatants qui flattent l’amour-propre de ceux qui les partagent et s’y associent.

Stultè nudavit animi conscientiam.

Portraits et caractères de personnages distingués de la fin du XVIIIe siècle

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