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Axiome n°2 : L’origine des langues romanes n’est pas monogénétique, c’est-à-dire qu’il n’existe pas une langue d’origine. (principe d’hétérogénéité)
ОглавлениеÀ première vue, cet axiome semble contradictoire au modèle du latin vulgaire. En réalité, on ne pouvait défendre le latin vulgaire comme définition imparfaite d’une langue, donc comme modèle d’une langue de culture dont la forme écrite est totalement différente, que si on acceptait que l’interprétation monogénétique de l’origine des langues romanes se référait de manière unilatérale à un modèle de langue écrite de cette langue d’origine, dans lequel on ne pouvait trouver de potentiel pour le développement de différentes langues romanes.
Essayons à présent de cerner la problématique à l’aide d’une comparaison. La langue écrite allemande s’est développée comme un concept relativement uniforme pour les variations très hétérogènes de l’allemand. Les Allemands du Nord utilisaient déjà ce modèle de langue écrite à une époque où le bas allemand étaient prédominant dans le domaine parlé. Les Bavarois, eux, conservent leur dialecte jusqu’aujourd’hui mais se servent également de la langue écrite allemande uniforme. Les variétés autrichiennes, suisses et alsaciennes de l’allemand, qui ne se comprennent mutuellement qu’avec peine, utilisent dans le domaine écrit, par exemple dans la presse, la langue allemande uniforme.1
Ce principe d’une langue écrite commune, dans laquelle une variété-standard parlée neutre de l’allemand prend sa source, peut s’appliquer à la construction des langues romanes. Il nous faut alors imaginer que le latin normé de l’Empire romain exerçait cette fonction englobante mais admettait l’existence de variétés orales hétérogènes du latin. Nous ne connaissons pas ces variétés du latin parlé dans l’Empire romain car elles n’avaient pas d’équivalent écrit et n’ont pas été transmises. Nous savons néanmoins qu’elles existaient, même si romanistes et latinistes ont longtemps ignoré cette évidence. Plus récemment, un latiniste a apporté d’importants éclaircissements à ce sujet, qui permettent d’adopter un point de vue nouveau et adéquat du problème. Dans le cadre d’une étude de grande ampleur, J.N. Adams a souligné qu’une approche différenciée du latin de l’Empire romain est nécessaire, surtout en considération des sources littéraires, et qu’une structure de variétés diatopiques se dessine. L’ouvrage d’Adams paru en 2007, The Regional Diversification of Latin. 200 BC – AD 600,2 ne reçoit toujours pas l’attention des romanistes qu’il mérite.3 On y trouve l’explication détaillée du développement de différences régionales dans le latin écrit transmis jusqu’aux débuts des langues romanes. Ce faisant, l’auteur livre des preuves de l’hétérogénéité supposée des formes parlées du latin de cette époque.
Les romanistes de leur côté ont d’abord appliqué l’axiome de l’hétérogénéité linguistique concernant l’origine des langues romanes à un concept théorique des mélanges et du contact linguistiques. À l’origine, c’est l’idée de mélanges linguistiques incontrôlables qui était prédominante. Elle amena par exemple August Wilhelm Schlegel, un « romaniste » avant la lettre, à considérer les langues romanes comme langues mixtes dès le début du XIXe siècle.4 Se mélanger ou se fondre : cela n’était possible que pour des dialectes italiques ou gaulois et certaines formes régionales du latin, par exemple, dans des situations de contact purement orales et sans considération des traditions de langue écrite.
Ainsi, la recherche sur les strats, donc la définition de substrats et de superstrats comme explication du développement des langues romanes, qui a sa place dans la philologie romane, s’est construite sur l’idée d’un contact des langues orales et a contribué à l’image d’origines hétérogènes avant même l’émergence des dialectes romans. L’interprétation historique du territoire linguistique italien en est l’illustration parfaite : ce que nous considérons aujourd’hui comme la « langue italienne » n’est, en regardant de plus près, qu’un territoire linguistique complètement hétérogène qui se caractérise par l’existence de dialectes très variés et en partie très différents sur le plan de la forme. L’idée que toutes ces variétés constituent ensemble « l’italien » s’explique uniquement par la fonction englobante du dialecte florentin, qui s’est développée depuis la Renaissance. L’émergence et la diffusion d’une langue écrite normée toscane a eu sa part dans cette évolution.5
Ces efforts ont vu la naissance du modèle de l’architecture de la langue. Il constitue le cœur d’une linguistique des variétés considérée comme profondément romaniste – du moins par les romanistes – et qui considère que chaque langue historique varie à trois niveaux (au moins) : d’après les dimensions de l’espace géographique, du groupe social des locuteurs et de la situation de la communication dans un contexte spécifique.6 Ce modèle s’est également fait connaître sous le nom de « dia-modèle » car il classifie les variétés selon les dimensions nommées en diatopique, diastratique et diaphasique. L’idée que toutes les langues (ledit latin vulgaire inclus) que nous pouvons considérer comme préromanes ou romanes dans le processus historico-linguistique constituent un espace de variétés se structurant en dia-modèle, est devenue une des convictions principales de la plupart des linguistes qui se déclareraient eux-mêmes romanistes. Le consensus méthodique des représentants de la discipline est étonnant et s’explique à mes yeux par le caractère axiomatique d’une conviction de principe que l’origine des langues romanes se situe dans l’oralité et la communication, et n’est pas monogénétique.
Cependant, ce consensus méthodique comporte aussi des dangers. Je souhaite en mentionner deux qui me paraissent cruciaux. Le modèle de la langue de proximité et de distance de Koch et Oesterreicher, certes innovant et stimulant, pouvait s’appuyer avec une telle certitude sur le dia-modèle de la variation linguistique que les deux linguistes n’eurent même pas peur de légitimer leur propre modèle de proximité/distance au moyen du modèle structurel de variétés « diatopique – diastratique – diaphasique », déjà reconnu à cette époque, et de faire fusionner les deux modèles en un seul. Ce faisant, ils firent fusionner l’axiome d’oralité et d’hétérogénéité en un seul concept de base, ce qui est convaincant d’un point de vue de romaniste dans un premier temps, mais rend l’application des deux modèles sensiblement plus difficile dans l’analyse linguistique concrète. Johannes Kabatek fait partie des quelques romanistes qui ont reconnu ce problème et travaillé à corriger ce point de vue très répandu. Kabatek écrit avoir montré
qu’il ne me semble pas nécessaire de créer de nouvelles terminologies en plus des traditionnelles pour décrire les variétés linguistiques et que cela serait même contraire au principe scientifique de base qui nous conseille que le plan de la description ne soit jamais plus complexe que celui de l’objet. Toutes les données linguistiques, qui sont considérées soit comme les faits d’une variété « diamesique » ou d’une variété de proximité et de distance, sont soit universelles et n’appartiennent ainsi à aucune « grammaire » d’une variété spécifique (par exemples les anacoluthes, corrections, hesitation phenomena, etc.), soit des éléments diaphasiques, c’est-à-dire des éléments de style. […]
Dans l’histoire concrète d’une langue, certaines variétés ont une forme écrite, certaines non (ou certaines plus souvent que d’autres). Ce sont les textes du domaine de la distance qui sont, en général, écrits, et non du domaine de la proximité. Cela nous amène à une identification de certaines variétés par la langue écrite, et d’autres par la langue orale. Il peut même y avoir des techniques linguistiques qui émergent au sein de la langue écrite […]. Or toutes ces techniques ont immédiatement une valeur stylistique et entrent ainsi dans la variation diaphasique. Dans les langues de culture marquées par la présence prédominante de la langue écrite (comme par exemple le français, l’espagnol ou l’allemand), le degré d’identification de certaines variétés diaphasiques avec la langue écrite ou d’autres avec la langue parlée peut être très élevé. En conséquence, la variation diaphasique dans son intégralité est marquée par la différence entre le niveau oral et écrit. (Kabatek 2003)7
Il résulte de l’argumentation de Kabatek qu’en fin de compte, tous les domaines de la dia-variation d’une langue peuvent avoir une empreinte conceptionnelle orale ou écrite, ce qui l’amène à la conclusion que les deux modèles sont précieux pour l’analyse, mais non ensemble puisqu’ils tentent d’élucider deux aspects fondamentalement différents de l’usage de la langue. La philologie romane doit donc se méfier de ne pas mener ses propres modèles ad absurdum et de restreindre ainsi leur pouvoir analytique et l’extensibilité de leur application méthodique.
Un autre danger issu du consensus théorique et méthodique des romanistes et qui trouve sa justification dans l’axiome de l’hétérogénéité, est l’aveuglement par rapport à des méthodes alternatives et l’évolution de modèles. Ce danger concerne surtout la sociolinguistique romane, qui s’est concentrée au niveau méthodique à maintes reprises sur le modèle architectural structuraliste de la langue, à partir duquel elle souhaite aller au-delà d’une description de la variation linguistique au fil du temps. On constate en effet que la linguistique des variétés a essayé à plusieurs reprises d’éclairer les dimensions de l’interaction sociale à travers l’utilisation du langage dans ses formes de variation diatopique, diastratique ou diaphasique. Ainsi, certaines formes régionales n’ont pas été examinées comme phénomènes de contact mais plutôt comme langues de groupes bien distinctes sous forme de « dialectes tertiaires »8 divergeant sur le plan structurel, ou encore d’émanations d’un plurilinguisme urbain dû à la migration.9 Cependant, la légitimation d’une base de la linguistique des variétés mène à la non-considération de théories sociolinguistiques innovantes comme elles existent par exemple au sein de l’ethnolinguistique et de la linguistique interactionnelle aux États-Unis. D’un point de vue moderne, la complexité des conséquences de l’hétérogénéité linguistique semble telle que les romanistes ont continué à œuvrer au développement d’une analyse linguistique des variétés sur la base d’un dia-modèle structuraliste.
Devrions-nous romanistes prendre nos distances avec l’axiome d’hétérogénéité ? Non, car il implique toujours une explication valable de l’émergence et du développement des différentes langues romanes. À mes yeux, nous devrions cependant nous intéresser davantage à une optique non seulement politico-historico-linguistique, mais en même temps socio-linguistique et socio-culturelle afin de trouver une approche méthodique adaptée à l’évolution des langues romanes depuis leurs débuts jusqu’aujourd’hui. Les efforts sont visibles et un intérêt grandissant pour l’histoire sociale et culturelle des langues romanes ainsi que pour une histoire de la conscience de la langue se dessine.10 La cohérence de la discipline serait cependant en danger si certains courants de recherche en venaient à se détacher de la tradition romaniste. Dans tous les cas, il serait souhaitable que la recherche s’investisse davantage dans l’histoire culturelle et sociale des périodes précoces de l’histoire de la langue romane et préromane.11