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Le Sénégal de Jean Copans

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Au moment où Jean Copans5 arrive au Sénégal, en 1967, pour mener ses enquêtes de terrain, le pays est soumis à d’importantes recompositions. En effet, le bouillonnement6 intellectuel et politique observé avant l’indépendance, notamment au travers des organisations politiques, syndicales, des associations d’étudiants, a favorisé l’émergence et la consolidation d’un anticolonialisme radical. Entre 1960 et 1962, le personnel politique regroupé autour de Léopold Sédar Senghor et de Mamadou Dia était divisé sur les orientations à donner à l’économie nationale. Aussi bien au sein du parti au pouvoir l’UPS (Union progressiste sénégalaise) que de l’exécutif existait une ligne de partage entre des radicaux et des modérés, entre une politique de nationalisation et de prise de contrôle des entreprises étrangères, et une « africanisation » progressive. Ces conflits ont abouti à la crise de 1962 largement décrite dans les travaux consacrés à cette époque (Lô, 1986 ; Colin, 2007 ; Vaillant, 2006). Dans la période suivante, après le raidissement meurtrier noté lors de la dure répression des manifestations qui ont eu lieu à l’occasion des élections de la même année7, le pouvoir central recentra ses ambitions économiques8 ou politiques et favorisa la mise sur pied d’une coalition de forces sociales pour gouverner le pays. Dans cette vaste coalition, en dehors de la France, des grandes entreprises et de l’armée nationale en formation, les confréries religieuses étaient la principale force politique. Le rapport entre l’État et ces confréries a ainsi fait l’objet d’un traitement particulier par les nouveaux dirigeants. Dans le monde rural, notamment dans le bassin arachidier, en dehors de l’encadrement maraboutique, les paysans n’avaient pas d’organisations de défense de leurs intérêts sur lesquelles l’État pouvait s’adosser pour les contrôler. Les marabouts disposaient d’un pouvoir important sur ces populations qu’il était impossible de réduire à court terme. L’État a donc engagé avec les dirigeants de la confrérie mouride un marchandage destiné à les maintenir dans le système politique par la prise en charge de leurs intérêts financiers, mais aussi de leurs besoins en équipements à l’occasion de l’allocation de fonds publics. Grâce à un tel « contrat social » (Cruise O’Brien, 1992 ; Cruise O’Brien, Diop & Diouf, 2002), le pouvoir central du Sénégal a pu recourir aux confréries religieuses en vue de répondre à son déficit de légitimité auprès des populations rurales. L’administration décida de les appuyer et de préserver leur unité faisant ainsi d’elles l’un des piliers centraux du régime.

Or, dans le Sénégal du début des années 1960, ce pilier du mode étatique de gouvernance des paysanneries, notamment arachidières, n’était pas bien connu, dans ses fonctionnements villageois. La « bibliothèque » les concernant avait une origine essentiellement coloniale concentrée avant tout sur ses dirigeants9. Jean Copans en a largement montré les limites. Les recherches menées au sein de l’université en formation ne s’intéressaient pas encore aux confréries religieuses. Les publications majeures signalées dans Le Livret de l’étudiant et L’Annuaire de l’université de Dakar n’en faisaient pas mention. Les thèses, mémoires de DES ou de maîtrise répertoriés dans l’Annuaire de l’université de Dakar jusqu’en 1972 ne prenaient pas en charge de telles questions10. En dehors des outils de publication de la Faculté de médecine, de la Faculté de sciences, de l’Ifan, la principale revue de l’université, Les Annales africaines, était dominée par les travaux des juristes. La revue de la faculté des lettres et sciences humaines a vu le jour en 1971. Les recherches menées dans cette faculté entre 1960 et 1970 dans le cadre des diplômes d’études supérieures, des thèses, des mémoires ne mentionnent que le travail de Dumont11 (1967) (dirigé par Vincent Monteil au département d’arabe en 1968, 1975). Les trois tables12 du Bulletin de l’Ifan qui couvrent les périodes 1939-1949, 1950-1959 et 1960-1978 mentionnent de rares sources relatives aux confréries avant mon papier publié dans cette revue (Diop, 1979).

Ce résumé succinct confirme la thèse de Jean Copans selon laquelle la bibliographie consacrée à la confrérie mouride était datée politiquement et idéologiquement. L’essentiel du corpus de connaissances (Charles Becker, Mamadou Diouf, 1988) relatif à cette organisation venait des agents chargés du suivi des affaires musulmanes de l’administration coloniale, même si de rares études se détachaient de ce lot, comme celles de Vincent Monteil et de Cheikh Tidiane Sy13. Mais Jean Copans en a aussi montré les limites (Copans, 1988).

C’est dans un tel environnement intellectuel que s’inscrit le premier travail de recherche d’ampleur de Jean Copans, arrivé au Sénégal en 1967 avec sa femme Michelle et leur bébé âgé de quelques semaines seulement, soutenu par les ressources modestes offertes par l’Orstom à ses boursiers. Âgé alors de 24 ans, son ambition était de préparer sa thèse sur les paysanneries mourides. Il s’installe à Missirah. Dans les notes manuscrites qu’il m’a données, il explique ainsi le début de ses recherches :

Ma première expérience initiatique (octobre-décembre 1965) se fait sous l’égide d’une société d’études dans la zone péri urbaine d’Abidjan. Il s’agit de faire de la recherche appliquée, mais de fait je mène mon terrain comme je l’entends et je rédige mon rapport sans contrôle et sans censure. Il s’agit de tracer le tableau d’une structure en mutation rapide (bien qu’ancienne d’une certaine façon). Comment cohabitent paysans autochtones et migrants d’origine nationale ou voltaïque dans une double ou triple conjoncture : attirance urbaine considérable, demande urbaine pour une agriculture vivrière et mise en place d’une économie agricole fondée sur des plantations « industrielles » : quels sont les conflits larvés entre tous ces acteurs dont le moindre n’est pas l’État ivoirien nouveau (à l’époque il a à peine 5 ans d’existence) truffé d’expatriés français ? Ce terrain va devenir pour les vingt ans à venir une des périodes de fixation de la recherche française en sciences sociales, mais je ne vais pas y contribuer puisque je vais aller au Sénégal examiner ce qui apparaît au prime abord des lectures comme une institution essentiellement religieuse et politique apparemment pas très ancienne, car datant de l’époque coloniale et de nature bien plus anthropologique que mon premier terrain péri-urbain abidjanais. La confrérie mouride va donc être mon premier terrain : celui d’un doctorat de troisième cycle (1969-1973).

La confrérie mouride était alors dirigée par Serigne Falilou Mbacké, une figure charismatique exceptionnelle qui a joué un rôle important dans la consolidation du régime de Senghor. Jean le remercie d’ailleurs dans les premières pages des Marabouts de l’arachide pour avoir permis à son équipe de tenter de tout savoir sur la confrérie. Le sens légendaire de l’humour de Serigne Falilou ne lui avait pas échappé. Au moment où Jean commençait ses travaux en zone mouride, Donal Cruise O’Brien venait de terminer ses recherches qui allaient déboucher sur des œuvres magistrales ayant marqué les sciences sociales ou politiques au Sénégal (Cruise O’Brien, 1971, 1975 ; Cruise O’Brien & Coulon, 1988).

Le travail de Jean Copans fut mené de façon interdisciplinaire, comme le mentionne l’introduction de Maintenance sociale (Copans, Couty, Roch & Rocheteau, 197214). Jean préparait alors sa thèse en sociologie. Jean Roch15 était chargé de recherche stagiaire. Guy Rocheteau et Philippe Couty avaient achevé leurs thèses de doctorat ès sciences économiques. Jean et ses collègues ont accentué la rupture d’avec les travaux des administrateurs coloniaux. Par la précision de ses observations empiriques, cette équipe a produit l’une des plus importantes références sur les mourides. Elle a documenté les changements au sein des paysanneries, notamment dans le bassin arachidier, à la suite du travail fondateur de Paul Pélissier (1966).

Dans le contexte politique et intellectuel de l’époque, ce travail s’est révélé hétérodoxe16 comme l’ont si bien montré Christian Coulon, Abdoulaye Bara Diop et Donal Cruise O’Brien dans le numéro 4 de Politique africaine. Donal Cruise O’Brien l’avait dit : « Voici une contribution utile à la compréhension sérieuse de la très incomprise confrérie mouride17. »

La recherche dans laquelle Jean était impliqué a marqué la mémoire de l’ORSTOM/IRD dans le domaine des sciences sociales et a eu une influence décisive sur mes propres travaux. Lors de la préparation de ma propre thèse de doctorat, ses principaux résultats m’ont amené à me concentrer sur l’organisation urbaine de la confrérie mouride, un thème faiblement exploité à l’époque. Et c’est un peu avant la fin de ces travaux, que j’ai rencontré Jean Copans pour la première fois, à son domicile parisien en compagnie d’un étudiant noir américain, un militant politique radical dont je ne me souviens plus du nom. Depuis cette rencontre, nos relations d’amitié et d’échanges ont été constantes. Nous nous sommes retrouvés, par la suite, à Dakar, au domicile de Charles Becker, une grande figure de la recherche au Sénégal. Et c’est ainsi que j’ai fait la connaissance de plusieurs chercheurs de l’ORSTOM à partir du début des années 198018. C’est à la même époque que René Collignon, que Jean connaît bien, m’a introduit au sein de l’équipe de la clinique psychiatrique de Fann dans la revue de Psychopathologie africaine. J’ai ainsi été nommé trésorier de la Société et rédacteur de la revue. J’ai ensuite fait la connaissance de Jean Roch au Conseil économique et social du Sénégal, à l’époque dirigée par Magatte Lo. Par les premiers contacts facilités par Jean, certains chercheurs de l’Orstom sont devenus progressivement des membres de ma « famille très élargie ».

C’est dans un tel contexte que j’ai été recruté à l’université de Dakar en novembre 1981, alors que le pays commençait à être soumis aux rigueurs des premiers programmes d’ajustement structurel. Avec leur mise en œuvre, l’outil de légitimation de la classe dirigeante, le Plan de développement économique et social va perdre une grande partie de son poids politique et symbolique. L’accentuation des contraintes de court terme et l’augmentation des besoins de financement vont reléguer la planification au second rang.

Après notre recrutement à l’université de Dakar, la question qui nous préoccupait était de savoir, malgré nos spécialités différentes, comment construire et défendre notre autonomie intellectuelle. Nous étions obsédés par cette question et animés par une certaine forme de nationalisme tout en nous éloignant des certitudes et illusions des groupes adossés au marxisme. La faculté des lettres et sciences humaines disposait d’une revue prestigieuse publiant des documents bien contrôlés sur le plan éditorial et imprimés avec soin en France. Une véritable vie intellectuelle animait l’espace universitaire. À l’époque, il était possible de mobiliser des collègues autour d’objectifs ambitieux, sans moyens financiers importants. Les capacités de recherche et d’innovation de notre pays n’étaient pas encore impactées négativement par la « consultance ». Nous avions une université digne de ce nom. Les collègues passaient beaucoup de temps à discuter dans les bureaux. Dans leurs travaux, ils ne se contentaient pas de cette tendance que déplore Jean aujourd’hui : publier des textes qui ne vont pas au-delà de l’accumulation de données empiriques. Ils tentaient d’innover conceptuellement et certains avaient l’ambition, peut-être démesurée, de mettre sur pied des « écoles » de pensée.

C’est dans ce contexte que Mamadou Diouf et moi-même avons lancé un programme de recherches dont l’objectif était de proposer une économie politique du Sénégal, à partir de nos propres perspectives analytiques. Lors du lancement de ces recherches, nous avions comme souci majeur d’influencer les orientations et l’écriture des études menées jusqu’alors sur notre pays et de produire des savoirs à visée universelle. C’est cette forme d’engagement politique qui a structuré et inspiré les travaux menés sous ma direction depuis la fin des années 1980. Dès cette époque particulièrement importante, Jean Copans était présent dans ma trajectoire intellectuelle. C’est grâce à sa collaboration que j’ai pu publier des contributions dans les Cahiers d’études africaines, Politique africaine et dans Travail, Capital et sociétés.

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